A propos du De Anima d'Aristote
20 juillet 1992

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LACÔTE-DESTRIBATS Christiane
Textes
Philosophie-littérature-poésie

Qu’est-ce qui nous anime ? c’est bien là une question qui intéresse
philosophes et psychanalystes.

Pourtant, il ne s’agit pas de distinguer et de retrouver des thèmes
conceptuels qui seraient à rapprocher de certains concepts psychanalytiques,
même si le terme d’âme a donné sa racine grecque à
la psychanalyse.

Il s’agit sans doute d’un enjeu global, tel que l’énonce le titre même
de ce colloque  » Ibn Rochd, Maïmonide, Saint Thomas ou la filiation
entre foi et raison « . Quel est l’enjeu d’une telle rationalité,
héritée d’Aristote, pour une discipline aussi contemporaine que
la psychanalyse ? Qu’avons-nous à apprendre, en le relisant, de cet héritage
si intime que nous n’en discernons plus les traits singuliers et les conséquences
? Quelle rationalité convient à la psychanalyse ? Car si l’on
parle à son propos de salut, elle n’est pourtant pas une religion. Est-elle
alors une science ? Peut-être pas, mais plutôt un savoir-faire dont
les liens avec une conceptualisation rationnelle sont sans doute autre chose
qu’une application.

Lorsque nous étudions ces trois grands philosophes et théologiens
des trois monothéismes, nous nous apercevons à quel point ils
opposent tout en s’appuyant sur un même tissu d’enseignements antérieurs
dans leur commentaire d’Aristote. Le pluriel nous questionne déjà
dans nos habitudes unifiantes.

Ces commentaires – nous songeons aux commentaires du De Anima – ne sont
ni répétitions, ni explications, mais elles sont interprétations,
développements ou encore ce que nous appelons, de façon contemporaine,
des lectures.

Et ceci, déjà, nous intéresse : en aucun cas, du moins
chez ces trois auteurs, cette lecture ne se réfère à une
subjectivité qui prendrait point de vue et surplomb particulier sur un
texte ; ceci serait sans doute le fait d’une situation ultérieure de
la subjectivité, dans l’histoire des idées, certes. Mais c’est
en cela même qu’il est intéressant pour nous de relire ces textes
sur l’âme, et d’examiner ce décalage fécond par rapport
à notre abord moderne du sujet. Il est important pour des psychanalystes
de relire des textes anté-cartésiens, non pas par archéologie,
mais parce que on sent que dans ces pages, l’un des points essentiels est de
penser comment les enjeux débordent les places subjectives, les particularités
personnelles, car ce qui les anime, à la suite d’Aristote, c’est le rapport
de la raison à l’objet. Dire l’âme, ce n’est pas dire le sujet,
qu’il soit conscient ou inconscient ; et pourtant ce que nous disons-là
a un sens, même si pour nous cela n’a pas de référent.

Ce peut être un point de départ pour notre réflexion :
l’âme, discuter de l’âme, cela a un sens, même si nous ne
croyons pas à son existence. Et il ne s’agit pas pour nous d’en parler
parce que d’autres y ont cru et de consommer par un discours érudit –
dont nous ne serions pas capables d’ailleurs – ce que nous bornerions ainsi
comme héritage culturel. Il ne s’agit pas d’étudier la tradition
comme telle.

D’autre part, il n’y a pas l’idée grecque de l’âme, platonicienne
et aristotélicienne et des adaptations diverses qu’en auraient faites
des théologiens. Il y a, nous semble-t-il, une élaboration, diverse,
de l’idée de l’âme parce que le processus de la connaissance rationnelle
est aux prises avec la révélation faite à l’homme par un
Dieu unique par la bouche de ses prophètes ; et on peut se demander quel
est le hiatus en oeuvre entre cette unicité divine posée comme
réelle et l’exigence d’unité symbolique de la raison ; on sent
qu’il y a là pour la pensée un objet de débat et de passion.
Ce que nous pouvons lire de ce débat peut peut-être s’énoncer
ainsi : puisque la révélation s’est faite par le langage, il y
a dans le texte, dans les mots révélés un  »
effet de sens  » à prendre comme tel et sans que nous puissions en
savoir l’origine absolue inconnaissable ; ici nous retrouvons, me semble-t-il,
un trait profond de notre pratique de psychanalyste que relevait Lacan à
la suite de Freud dans son séminaire R. S. I. ( » hérésie
 » ou Réel, Symbolique, Imaginaire 1974-75) : le réel de l’effet
de sens. Certaines suites de syllabes sens, selon les formes de la métaphore
ou de la métonymie et l’important n’est pas de conclure sur un ou des
sens, mais de considérer le fait même qu’il y ait du
sens. Il ne s’agit pas de se transporter vers une cause du sens, une origine
du sens, un point de départ de cette poétique, mais de prendre
en compte ce que Lacan appelle le Réel du symbolique.

Ceci est au fondement de la découverte freudienne et règle notre
écoute : il y a le réel de l’effet de sens : il s’agit moins de
l’interpréter, d’y trouver matière à herméneutique
à l’aide de clés, que de considérer l’espacement entre
les mots, les syllabes, de saisir que ce réseau pourait être insensé
et ne l’est pas, et que, d’autre part l’ordre de la connaissance et de la raison
n’en est pas séparé car il y trouve justement sa butée.
N’est-ce pas là justement, cette butée du réel de l’effet
de sens que vient marquer, dans la cure, ces interventions de ponctuation silencieuse
qu’on reprochait tant à Lacan en les confondant avec la brièveté
possible des séances ?

Or c’est ce point de départ sur quelque chose qui fait butée
réelle qui m’a intéressée dans le De anima d’Aristote,
et dans les commentaires des trois théologiens. C’est cette possibilité
que le stagirite leur a donnée de faire de l’âme le lieu où
sens et vérité se distinguent tout en étant indispensables
l’un à l’autre parce que ce qui est pris en compte, le point de départ,
c’est ce que nous appellerions aujourd’hui le réel de singularité
concrètes.

Pourquoi Aristote ? Car enfin les platoniciens avaient de quoi argumenter
sur cette question de l’âme et on connaît l’accent platinien de
certains textes de Saint Augustin.

Peut-être est-ce dû à mon point de départ actuel
de psychanalyste, mais je trouve moins de justesse – après en avoir été
séduite pendant de nombreuses années – à considérer
ce que le chemin dialectique platonicien ménage pour ordonner les étapes
d’une ascèse mystique vers un Dieu qui  » illuminerait  » mon
âme, l’ouvrant de l’intime jusqu’à  » l’extime « , ouvrant
la subjectivité – déjà – à un au-delà d’elle-même,
ordonnerait, validerait, recréeraient les mots humains. En effet, la
psychanalyse, la psychanalyse freudienne et lacanienne en particulier distingue
sens et vérité et aucune plénitude – si elle était
possible – ne permettrait de les identifier.

D’autre part, l’enjeu de la rationalité dans la psychanalyse ne semble
pas se jouer selon l’opposition entre le même et l’autre ce qui est l’un
des ressorts de toute pensée marquée par le Platonisme. Ceci ne
veut pas dire que cette dichotomie ne nous intéresse pas ou plus. Bien
au contraire, car elle nous éclaire cliniquement sur la manière
dont la névrose écrase la différence en l’expliquant par
l’opposition entre le même et l’autre, clôturant cette différence
dans un face à face répété : Ainsi un Dieu immuable
en face d’un monde en devenir, une âme opposée à un corps,
l’un et le multiple. Ceci est lumineusement expliqué par E. Gilson dans
son livre Le thomisme (Vrin) p. 159, à propos de ce qui sépare
Saint Thomas disciple d’Aristote, de Saint Augustin :  » au lieu d’avoir
à expliquer le détail des existences [ens-étants] par un
suprême Existant [Esse], il devait expliquer ce qui est toujours autre
par ce qui reste immuablement le même « .

Comment ne pas voir alors que l’enjeu d’une théologie négative
n’est pas le même dans les deux cas, et ce, malgré l’identité
de l’énoncé de ces propositions négatives qui concernent,
dans les deux cas l’éternité ou l’immutabilité de Dieu,
par exemple. C’est la distinction de cette différence d’enjeu qui passionne
le psychanalyste, car lui-même a une façon originale de poser la
question de l’autre, et Lacan l’explicite précisément dans le
titre même de l’un de ses séminaires, d’un autre à l’Autre
montrant ainsi que ce n’est pas par rapport au même que cette notion prend
effet clinique et théorique par la psychanalyse mais dans une dialectique
d’un sujet divisé avec l’objet cause de son désir.

Considérons, de façon trop brève certes, certains aspects
d’une théologie négative marquée par le platonisme. Nous
pouvons y voir un processus  » litanique  » qui répète
de façon indéfinie la négation contenue dans chaque jugement
mais résout chaque jugement par une intellection qui le destitue : l’opposition,
alors, n’est pas seulement régie par la négation mais par une
annulation qui ne porte pas seulement sur l’attribution mais sur chaque membre
d’une dichotomie qui semble tout d’un coup moins énoncée qu’invoquée.

Comment ne pas lire ici l’un des procédés favoris de la névrose,
non seulement l’annulation obsessionnelle mais aussi bien le rejet hystérique
? L’autre n’est que la négation du même et les impasses qui s’ensuivent
d’une telle position, même si elles affinent de haine ou de discorde l’intelligence,
se résolvent par un alibi majeur : l’infirmité du langage, ce
qui a pour avantage de voiler avec virtuosité la haine qu’il y a de poser
l’autre comme un non-même.

De l’autre côté, considérons l’héritage aristotélicien
: il y a des étants, dirions-nous, à la suite de Saint Thomas
– leur différence est accessible par la sensation, puis par le sens commun,
puis par l’imagination, enfin par l’intellect. (seuls les principes exception).
Et l’âme de l’homme, même si sa partie intellective est immatérielle,
est profondément enracinée dans ce que lui apporte de distinct
l’expérience sensible.

Si nous suivons la définition de l’âme dans le ¼ :  » celle-ci
est l’entéléchie (achèvement) première d’un corps
naturel organisé. Aussi n’y a-t-il pas lieu de se demander si l’âme
et le corps ne qu’un, pas plus que pour la cire et la figure ni, en général,
pour telle matière singulière et ce dont elle est la matière.
Car si l’un et l’être comportent plusieurs sens, ce qui est l’un et l’autre
au sens porpre, c’est l’acte « .
II.1.

Reprenons, sur ces bases, notre étude sur la théologie négative
de Saint Thomas par exemple. La raison y est exactement discursivité
; le processus de connaissance consiste essentiellement en une suite de jugements.
Citons encore E.Gilson :  » Il convient d’observer que, dans le cas de
Dieu, tout jugement, même s’il présente la forme d’un jugement
d’attribution est en réalité un jugement d’existence « .

(ibid, p.125) . Car en ce qui concerne Dieu l’esse domine l’essentia
dont il est l’acte ; et E. Gilson va même jusqu’à dire que dans
Saint Thomas  » parce que l’acte est la racine même du réel,
l’acte de juger peut seul atteindre le réel dans sa racine « .

(ibid.p.185). Ce qui veut dire que le jugement permet de dire quelque chose
de Dieu pourtant inconnaissable, et que la prédication négative
n’abolit pas le jugement qui est ce par quoi notre raison peut connaître
; et c’est en cela que se manifeste le rationalisme de Saint Thomas. Ce qui
peut nous intéresser de façon contemporaine, et sans doute au-delà
de l’accent donné à l’esse thomiste par E. Gilson qund
il le traduit par exister – traduction qu’il critique d’ailleurs lui-même
dans la dernière édition de son ouvrage Le thomisme,
c’est l’accent mis sur la notion aristotélicienne de ce qui est en acte
et de son lien avec ce que le jugement met en acte de distinct. Certes cette
inflexion est thomiste, mais sur la base de la notion d’acte aristotélicien.
Il y a des singularités concrètes et leur distinction réelle
peut être dite ; et la diversité ne peut être connue de l’âme
que par le corps organisé dont elle est l’entéléchie. Nous
trouvons-là une inversion de la problèmatique psychologisante
qui pose un sujet comparable à un oeil en train de voir, et qui par
ce regard met en relation le même et l’autre, distingue et relie par des
processus d’exclusion réciproque avec les apories qui en suivent. Il
est vrai que la notion d’acte et d’entéléchie pour Aristote et
pour Saint Thomas emportent avec elles une idée de perfection dont l’ambition
de maîtrise ne peut convenir à la recherche d’une rationalité
pour une pratique de l’inconscient telle que la psychanalyse. Et pourtant, le
point de départ de cette méthode, la distinction des singularités
concrètes, aurait pu laisser penser à une rationalité dont
la visée aurait pu être autre que la maîtrise, et c’est ce
qui nous intéresse dans notre recherche.

Cependant malgré cette réserve importante, nous pouvons remarquer
que même si les jugements sur ces distinctions se formulent à l’aide
d’oppositions et de négations, cette problématique ne donne pas
à la négation cette puissance d’annulation essentielle, constitutive
de la problématique de rejet, celle du même et de l’autre. Pensons
à ce sujet à la difficulté platonicienne sur la notion
de relation dans le cratyle par exemple.

Ceci donne à la lecture d’Aristote et des trois théologiens des
trois monothéismes cette détente, et dans la polémique
même, cette positivité concrète, cette absence de méchanceté,
de haine, de perfidie qui est peut-être aussi l’un des enjeux de ce colloque
sur la raison. Pourtant, nous le savons, il y eut débats, polémiques,
condamnations d’énoncés, disputationes, mais nous voulons
garder à la pensée ce point de départ que nous y avons
lu et qui semble d’une grande fécondité pour nous même si
nous le formulons en d’autres termes : ce qui meut – ce n’est peut-être
plus pour nous l’âme – c’est ce que nous appellerions le réel et
ses singularités concrètes. Or le Réel n’est ni amour ni
haine ; ni un, ni deux, dirait Lacan, mais trois.

Essaierai-je de parler de ces vingt lignes du ¼ 430 a.b. ? Quelques lignes
d’une densité et d’une sobriété telles qu’elles ont induit
des siècles de commentaires. Ce texte traite de l’intellection par quoi
l’âme de l’homme se distingue de celle des plantes et des animaux, bien
que l’âme humaine, forme en acte du corps, soit une fondamentalement.

Ces lignes ont été commentées et interprétées
selon des distinctions fort importantes. Le principe actif du vous à
ou dans l’âme, que l’on dira ensuite intellect actif opposé à
l’intellect passif corruptible, donna lieu à des options dont il est
impossible de donner le détail ici. Nous pensons particulièrement
à l’interprétation à donner à la dernière
phrase : dont dépend une conception de l’intellect actif comme séparé
ou non. Citons ici les théories d’Alexandre d’Aphrodise qui conçoit
l’intellect actif comme le premier moteur, celle d’Averroès qui le conçoit
comme une substance séparée mais inférieure à Dieu
; selon d’autre commentateurs, un intellect transcendant penserait en nous ;
quant à Saint Thomas, il place cet intellect dans l’âme humaine.

Cependant si nous lisons le texte d’Aristote nous ne lisons à aucun
moment comme M. Tricot le fait remarquer. Aristote, de façon plus nuancée
commence par mettre au neutre l’opposition qu’il y a, dans toute la nature entre
d’une part ce qui fait la matière et d’autre part ce qui est agent et
producteur . D’autre part, si nous lisons l’article de D. Dubarle dans le recueil
Penser avec Aristote (UNESCO, textes réunis par M. A. Sinaceur,
ed. Erès), p. 783, nous nous demandons alors si ce qui est distingué
ainsi appartient à l’âme ou à lieu dans l’âme. Devons-nous
en somme, les interpréter comme facultés appartenant à
l’âme, comment traduire dans le texte aristotélicien : ; doit-on
traduire par  » appartenir  » ou, de façon peut-être un
peu heideggerienne par  » avoir lieu à « . C’est sur ce point
que D. Dubarle montre en particulier la torsion que Saint Thomas fit faire à
ce texte d’Aristote :  » en renonçant à comprendre la lumière
de l’intellect comme une sorte d’énergie impersonnelle, immanente au
psychisme humain et en mettant désormais l’accent sur l’individualisation
de la faculté agent responsable de l’intellection « . A la suite
d’Aristote, D. Dubarle compare l’action de ce qui est actif dans l’âme
à cette sorte d’état comparable à la lumière qui,
elle-aussi fait passer les couleurs de la puissance à l’acte. En accentuant
ce terme d’ , traduit par le latin habitus, D. Dubarle interprète
l’action de ce qui est actif dans l’âme selon  » un mode de présence
à l’âme autre que celui d’une faculté « , autre que
celui d’une faculté qui appartiendrait à l’âme. D’ailleurs
le , le dans est difficile à comprendre dans ce texte ; au début
de celui-ci en effet ne peut-on pas lire que dans la nature il y a la
puissance et l’acte ; mais ne peut-on pas dire aussi que la nature est en puissance
et en acte ? Si la lumière est bien cette sorte d’état qui fait
passer les couleurs de la puissance à l’acte, dois-je faire de cette
activité en mon âme une instance comme une lumière divine
? Que signifie ce ? C’est peut-être sur un terme comme celui-ci que nous
pourrions nous interroger, lorsque nous cherchons les enjeux d’une rationalité
pour la psychanalyse. Lorsqu’on ne l’interpréte pas comme lumière
divine qu’est-ce qui fait que se produit quelque connaisance ? Pouvons-nous
garder quelque moment la difficulté et la nouveauté de cette question
avant d’en lire la résolution, toute de maîtrise dans Aristote
et ses illustres disciples ? :  » C’est une même chose que la science
en acte et son objet « 
, puis, chez Maïmonide par exemple,  »
c’est un même acte qui fait un l’intellect, l’intelligent et l’intelligible
« .

Outre cette question sur le , qu’est-ce qui peut intéresser là
des psychanalystes ?

Certainement cette inséparabilité du corps et de l’âme,
avec cette nécessité de cet intellect passif sans lequel rien
ne se pense ou rien ne pense ; comment traduire ce ?

Nous pouvons aussi nous attarder sur ce fait que l’opposition aristotélicienne
entre puissance et acte indique autre chose que l’opposition matière
et forme qui pourrait renvoyer aussi au réalisme platonicien des Formes
intelligibles. Et là encore c’est ce qu’indiquent de tels hiatus qui
alerte le psychanalyste même s’il ne peut souscrire aux implications de
chacun des termes de cette différence. En tous cas, par l’opposition
entre puissance et acte qui remanie celle qui existait entre matière
et forme, Aristote nous indique une voie qui exclut toute réflexivité
comme toute évidence instantanée d’un sujet.

Reprenons encore l’une des phrases majeures de ces lignes d’Aristote :  »
C’est une même chose que la science en acte et son objet « .
Certes
ce peut être la formule d’un idéal de maîtrise où
la connaissance aurait une efficace réglée sur le modèle
caché de l’effectuation d’un ordre impérieux.

Mais, même si nous nous sommes souvent servis d’Aristote en ces termes,
pourrions-nous y chercher, à cause de l’accent qu’il met, dans cette
phrase même, sur l’objet, sur l’objet concret, matière à
questionnement sur ce point de départ qui pourrait se lire à l’aide
des concepts lacaniens comme la priorité mise sur le Réel du Symbolique
? C’est peut-être l’audace de toute lecture d’interroger certaines formules
pivots et de ne pas suivre toujours la pente qu’elles prennent après
que la trouvaille de leur énoncé ait été reprise
à des fins d’argumentation ? Notre méthode en tout cas suivrait
l’exemple d’une lecture que faisait Lacan dans son séminaire sur le transfert
où il fixait son commentaire sur le Banquet de Platon sur la notion d’
, sur la notion d’objet cause du désir, interrompant la suite du texte
où Platon, plus que Socrate, selon lui, faisait dériver l’acuité
du désirable ouverte par ce terme du côté de la dialectique
vers le Beau. Puis-je lire ce passage du comme ce qui exige de prendre en considération
S2, et du côté du réel de l’effet de sens, du réel
du symbolique, du poids poétique de la langue ? C’est bien d’ailleurs
du côté de ce réel que Lacan tourne Aristote dans le séminaire
 » les non dupes errent « , leçon du 12 février 1974 à
propos de sa lecture des Premiers Analytiques.

 » Il faut, dit-il, que S2 n’ait rien à faire avec le
dire vrai. Autrement dit : que
le S2 soit réel « . Notre
point de départ est un savoir, S2, le savoir inconscient, et nous devons
le prendre comme un Réel ; et nous le pouvons en distinguant réel
et vérité avec ce terme, le réel de l’effet de sens.
 » Ça veut dire que c’est un Réel, il y a du savoir qu’il
y a beau n’y avoir aucun sujet qui le sache, il reste être du Réel.
C’est un dépôt. C’est un sédiment qui se produit chez chacun
quand il commence à aborder ce rapport sexuel auquel bien sûr il
n’arrivera jamais « ,
parce que ce rapport, dit Lacan à plusieurs
reprises, n’est pas inscriptible comme tel.

Qu’est-ce qui nous anime donc ?

Dans le séminaire Encore 1972-73, p. 76, éd. du Seuil
Lacan situe  » l’animation  » du côté de l’objet a,
cause du désir ; dans la relation amoureuse cet objet nous fait nous
prendre pour des êtres et je prends l’autre pour mon âme.

Cependant dans le séminaire Les non-dupent errent, leçon
du 11 juin 1974, Lacan reprend la question aristotélicienne de  »
l’animation  » et celle du lien entre Réel et savoir, du côté
du réel de S2. Et il nous semble que c’est là que Lacan dit quelque
chose qui reprend cette intuition si forte indiquée par Aristote dans
ce passage de la puissance à l’acte, dans cet accent mis sur cette positivité
réelle de ce qui est en acte dans la pensée:  » c’est de
« lalangue », telle que je l’écris, que procède ce que je
ne vais pas hésiter à appeler l’animation – et pourquoi pas, vous
savez bien que je ne vous barbe pas avec l’âme : l’animation, c’est dans
le sens d’un sérieux trifouillement, d’un chatouillis, d’un grattage,
d’une fureur, pour tout dire – l’animation de la jouisance du corps « .

Or il s’agit là de l’animation que donne un parasite,  » ça
provient d’une jouissance privilégiée distincte de celle du corps
« .
C’est ainsi que Lacan indique la jouissance phallique comme jouissance
sémiotique, comme  » la jouissance apportée par
les sèmes « 
, parce qui fait sens dans  » la langue « ,
lié à l’ek-sistence de cette langue.

Est-ce qu’on ne retrouve pas là la même passion que celle qui
suscitait les commentaires à propos de ce qu’il y a d’actif dans l’âme
chez Aristote ? Cette extériorité divine accordée parfois,
par ses élèves et ses commentateurs, à cette instance ne
serait-elle pas la trace de cette extériorité de la jouissance
phallique comme sémiotique, ce réel de lalangue en tant qu’elle
fait sens, par rapport à la jouissance du corps ?

La radicalité de cette position, ce point de départ mis sur le
réel de S2 va permettre de penser l’autre sans les repères métaphysiques
de l’opposition avec la réalité du même c’est-à-dire
avec l’essence du même. Doit-on cette positivité laïque à
Aristote ?

C’est parce que l’être parlant habite ces sèmes, dit Lacan,
 » qu’il trouve le moyen de suppléer au fait que rien, rien à
part ça, ne le conduirait vers ce qu’on a bien été forcé
de faire surgir dans le terme
« autre », dans le terme « autre » qui
habitue
« lalangue » et qui est fait pour représenter ceci, justement
qu’il n’y a avec le partenaire, le partenaire sexuel, aucun rapport autre que
par l’intermédiaire de ce qui fait sens dans
« lalangue ».

Remarquons ce verbe : habitue. Là est la modestie de notre destin
car les aristotéliciens savent que l’habitus, qui traduit le grec,
est le degré inférieur de l’actualisation…

Le terme autre est un mot de la langue, un effet de sens de ce sédiment,
de ce réel de S2, un effet d’invention sur le rapport sexuel qui ne peut
s’inscrire et où pourtant l’autre est repris. L’autre n’est plus
un être à qui s’adresse toute haine, c’est un effet de sens de
la langue, et particulièrement difficile dans ce qu’elle engage puisque
Lacan emploie ce terme d’habituer.

A propos de cette lecture du De Anima, , j’ai voulu montrer la possibilité
d’un déplacement ; le déplacement subjectif qui nous est nécessaire
pour prendre au sérieux ce qui est dit de l’intellect agent et de l’intellect
passif dans l’âme, pour prendre en compte cette positivité de départ
par laquelle Aristote pose la connaissance rationnelle.

Qu’est-ce qui nous anime ? Pourrons-nous le penser autrement, et le penser
à partir du réel de S2 du savoir inconscient ? L’enjeu d’une rationalité
pour la psychanalyse n’est-il pas de se trourner vers le réseau concret
de lalangue ou le mot autre est un signifiant qui est le seul
passage pour le désir, qui est le seul moyen, mais efficace, pour rejoindre
l’autre parce qu’il n’est plus défini par le rejet qu’on en a fait à
partir du même où s’énorgueillit toute maîtrise. Pouvions-nous
obliger notre raison à cette , à cet habitus qui seuls peuvent
éradiquer les inimitiés fanatiques ?