À propos des dépressions sévères des adolescents"
07 janvier 2016

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FORGET Jean-Marie
Controverses
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Le Quotidien du Médecin rappelle alors que, outre les remarques de la Food and Drug Administration (F.D.A.) américaine (en 2002) qui allaient dans ce sens, l’Agence Française de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé (AFSSAPS) avait évoqué cette inefficacité des traitements antidépresseurs chez les adolescents et leurs risques dès 2003. Ces conclusions avaient été mises en cause par le laboratoire GlaxoSmithKline par une étude qui a été contestée et qui a entrainé une condamnation de ce laboratoire à une amende de 3 milliards de dollars.

Le journal rappelait aussi qu’un seul médicament a obtenu une AMM pour l’indication des dépressions sévères chez l’adolescent, et « encore, elle n’est prescrite qu’en deuxième intention, en adjuvant à la psychothérapie ».

Or pour compléter ces constats de pharmacologie, il m’a semblé important de fournir un éclairage à cet effet placebo et aux risques suicidaires. Le Quotidien du Médecin a donc consenti à publier, dans le numéro du 15 octobre 2015, les repères structuraux que je leur ai adressés concernant ce qui est en jeu dans les dépressions sévères des adolescents et qui semblent intéressants à diffuser sur le site.

Pour expliquer un effet placebo de certains médicaments, dont l’efficacité est incontestable sur les dépressions graves de l’adulte, comme la dépression mélancolique, il est important d’avoir à l’esprit quelques repères psychopathologiques concernant les troubles de l’humeur de l’adolescence.

L’adolescence est un temps de franchissement. C’est un temps de choix qui s’imposent à chacun. Ces choix prennent une tonalité de gravité. Cette gravité est liée à la fois à l’enjeu de la sexualité qui surprend et déborde les adolescents, mais elle est aussi liée au temps qui leur devient compté pour leur orientation dans leur cursus scolaire ou leur formation, et pour frayer leur place dans la vie sociale. Les adultes et les instances sociales leur rappellent les échéances qui s’imposent à eux, alors que l’enfance permettait de supposer pouvoir différer celles-ci, comme les constats de leurs difficultés personnelles et les conséquences nécessaires à en tirer.

Nous devons avoir à l’esprit ce qui se met en jeu dans tout choix imminent. Dans tout choix important chacun ressent une part d’incertitude, et ne se trouve convaincu de la pertinence de celui-ci que dans un après-coup. Tout comme dans l’ébauche d’un brouillon. C’est dire la nécessité d’un climat de bienveillance qui doit présider à un choix véritable, comme pour débuter un brouillon ; or ce n’est pas ce climat que rencontre le jeune, du fait des exigences de son orientation à cette époque de la vie. Par ailleurs, c’est de manière inaugurale qu’un adolescent est amené à apprendre à compter sur cette part d’intimité et d’incertitude du brouillon intérieur qui préside à un choix. Il découvre devoir compter sur lui d’une manière qui ne lui est pas familière, qui s’ébauche en lui dans le meilleur des cas et qui tranche, par les hésitations de sa recherche, avec l’assurance des repères du monde adulte qui fait autorité.

Enfin et surtout, si une fois un choix effectué, chacun est amené à compter sur le résultat de son initiative, il perd logiquement tout ce qu’il n’a pas choisi, et ce sans difficulté puisqu’il compte sur l’appui que lui offre son choix. Comme en escalade prendre une nouvelle prise rend inutile la précédente désormais perdue. Par contre un jeune peut hésiter dans l’avancée ses choix et venir à y renoncer du fait de la pression de l’entourage, du fait de la fragilité inhérente à l’élaboration de son brouillon intérieur ; s’il ne rencontre pas un climat de bienveillance nécessaire à cette élaboration, s’il ne rencontre pas dans l’initiative qui lui est nécessaire l’incitation du monde adulte. Dès lors, ce qui envahit sa pensée, c’est l’ensemble de tout ce qu’il pourrait perdre s’il faisait un choix, il est envahi par l’ampleur des pertes de ce qu’il ne choisit pas. C’est l’étendue de ces pertes incontournables, si on les rapporte à la logique même de la structure du choix, qui le déprime et en fait un adolescent déprimé. Dans ce sens la dépression est liée à la difficulté d’assumer une perte en l’acceptant comme nécessaire à l’évolution. L’absence de perspective ne peut que progressivement aggraver son état clinique, dont les caractéristiques sont incontestables, mais dont la psychopathologie est à analyser finement.

De ce fait, la visée thérapeutique du praticien est de mettre en œuvre, dans l’échange avec l’adolescent, comme avec ses proches, les conditions qui puissent lui permettre de débuter le brouillon intérieur de ses choix vitaux, avec l’appui de l’anticipation que propose le clinicien ; comme un enfant se hasarde à marcher, se lance dans le vide sur l’anticipation de ses parents et découvre, dans l’après coup-de sa lancée, les conditions de son équilibre. Il s’agit de permettre au jeune de s’affranchir des freins spécifiques de son histoire personnelle et familiale.

Bien entendu, dans ce travail, le praticien peut découvrir exceptionnellement des manifestations cliniques graves de mélancolie ou de psychose ; c’est exceptionnel. Le plus souvent il constate, au fil de l’attention portée ainsi à l’adolescent et à ses proches, des tâtonnements successifs et inattendus de l’adolescent qui révèlent un parcours que celui-ci construit peu à peu, trouvant confiance en soi.

Ainsi, la prescription d’un antidépresseur est hors sujet, ne peut en rien répondre à cette quête du jeune ; bien souvent elle ne peut que susciter le désespoir que l’enjeu vital n’est pas considéré à sa juste valeur. Si on traite les exigences de ce franchissement comme une maladie à laquelle on donne un médicament, on court-circuite les conditions nécessaires à la prise en compte de cet enjeu et on déplace le problème ; ce qui peut expliquer des tentatives de suicide rapportées après ces prescriptions, souvent avec le médicament proposé. Les auteurs des études mentionnées précédemment et l’Agence Française de la Sécurité Sanitaire, comme les instances équivalentes outre-Atlantique, ont bien mis en évidence ce travers.

C’est dire la responsabilité du clinicien à une analyse psychopathologique soigneuse pour offrir au jeune les conditions de constituer ses propres perspectives, ce qui dissous peu à peu les manifestations dépressives.

C’est dire aussi qu’un travail rigoureusement thérapeutique ne peut se réduire à l’effet d’un soutien suggestif comme le situerait la perspective actuelle des « psychothérapies », puisque le soulagement apporté ne peut être que transitoire, se dissiper progressivement en laissant ressurgir le malaise sous-jacent. Il s’agit que l’adresse proposée aux jeunes présentant une dépression sévère puisse être celle d’un psychanalyste familier de ces difficultés, puisqu’il s’agit en un premier temps de permettre à l’adolescent de s’assurer de la fiabilité de la structure de la parole de son interlocuteur par les incitations, par les anticipations qu’il peut lui proposer qui permettent aux adolescents de prendre confiance dans l’élaboration du brouillon intime de son désir singulier.

Jean-Marie Forget est Psychiatre, psychanalyste, membre de l’A.L.I., auteur de plusieurs ouvrages notamment, Les troubles du comportement : où est l’embrouille ?, Eres, Toulouse.