Un petit livre est récemment paru qui mérite toute notre attention. Il est l’oeuvre de Nathalie Heinich, sociologue émérite au CNRS et s’intitule Penser contre son camp itinéraire politique d’une intellectuelle de gauche. Cet ouvrage est un petit bijou de rigueur éthique où son auteur refait le parcours qui a été le sien en se confrontant, problème après problème, à la façon dont se reniait son entourage de gauche qui a toujours été – et est resté – celui auquel elle s’est sentie appartenir.
L’ouvrage témoigne d’un courage que l’on ne peut qu’imaginer et admirer pour garder le cap de la perception éthique de l’auteur au travers des grandes questions qu’elle aborde chapitre après chapitre dans son livre comme autant de sujets relevant de son travail de sociologue au CNRS : l’art contemporain, le statut d’artiste, le pacs et le mariage homosexuel, le féminisme, l’islamisme, la censure, le wokisme… pour finir par énoncer qu’elle a dû apprendre à penser contre son camp au risque d’être reniée par une partie de sa famille politique.
Car, effectivement, c’est au travers de ses prises de position dans des articles et interventions auxquelles chaque fois elle renvoie, que Nathalie Heinich – qui nous a fait le plaisir de venir à l’ALI récemment – fait entendre son trajet, les problèmes qu’elle rencontre avec une gauche tentée par le communautarisme en même temps que demeurée arc-boutée à l’antiracisme de la génération d’avant. Bref avec une gauche à l’agonie [1] qui ne veut continuer à penser qu’en restant dans le sillage de ce qui a fait hier sa fortune, que Jean-Pierre le Goff , sociologue auteur de Mai 68, l’héritage impossible [2], a qualifiée de gauche culturelle – ou sociétale – pour la distinguer de ce qu’elle aurait pu et dû rester : une gauche politique soucieuse du social plutôt que du sociétal.
C’est la rigueur sans coup férir de Nathalie Heinich qui lui fait tenir sa route au milieu des problèmes de société qui n’ont fait que se suivre les uns les autres depuis un demi siècle. Et c’est en cela que son livre constitue un véritable exemple de rigueur éthique, car c’est ce souci qui lui fait tenir envers et contre tout, jusque dans son propre milieu, de ne pas penser comme tout le monde mais au contraire de peaufiner sa propre perception des enjeux multiples auxquels elle se trouve confrontée et de garder inexorablement le parti de rester fidèle à elle-même.
Ce livre risque néanmoins de passer inaperçu, tant l’ampleur de ce qu’il vient mettre en cause est d’importance. On sera tenté de s’en débarrasser comme d’un ouvrage encombrant, simplement parce qu’il témoigne clairement qu’il est toujours possible de tenir le cap de sa parole même dans un air ambiant qui ne laisse quasiment plus de place à l’énonciation.
Le livre de Nathalie Heinich est à cet égard remarquable et démontre à merveille que s’énoncer est toujours possible, même dans un monde où tout invite à se soumettre aux idéologies ambiantes. Il suffit – façon de parler – d’un peu de courage ! N’est-ce pas Czermak qui disait que c’est ce “un peu de courage” que l’on était en droit d’attendre d’une cure analytique.
[1] J.P. Le GOFF, La gauche à l’agonie, 1968-2017, éditions Perrin, 2017
[2] J.P. Le GOFF, Mai 68, l’héritage impossible, La découverte, 1998-2015