Le livre de Marilia Amorim (1), professeur au département de Psychologie Sociale à l’Université Fédérale de Rio de Janeiro et enseignante au département de Sciences de l’Éducation à l’Université de Paris-8, n’est pas un livre de psychanalyse mais se situe indiscutablement en résonance avec ce qu’appréhendent les psychanalystes qui s’intéressent à l’interface du psychique et du social.
L’attention de l’auteur à la structure du discours, sa conceptualisation des formes de savoir, son appréhension de la différence d’intelligence qui, respectivement, est à l’oeuvre dans le savoir narratif (Mythos), dans le savoir démonstratif (Logos) et dans le savoir pratique, de l’urgence, construit "sur le tas", "à bout portant", "en cours de route" ou "dans la rue" (Mètis), l’approche nouvelle qu’elle permet – en prenant appui sur les travaux de Détienne et Vernant sur la déesse Mètis – de ce qui est en jeu dans ce qu’on a coutume d’appeler la postmodernité, l’appui qu’elle prend sur des auteurs habituellement peu connus des psychanalystes – tel Bakhtine – mais qui ne peuvent que leur parler, les conséquences essentielles qu’elle en dégage pour l’éducation et l’enseignement, tout cela contribue à faire de cet ouvrage non seulement un apport remarquable mais un allié de choix.
L’effet étonnant et heureux du livre de Marilia Amorim qui pose le principe de l’altérité au coeur de la spécificité de l’humus humain est en effet d’attester que penser en dehors de la psychanalyse peut néanmoins rejoindre ses lignes de force. Ainsi par exemple, son interrogation sur le pragmatisme comme dérive de la Mètis quand elle s’autonomise des deux autres modes de savoir ; ou l’importance cruciale que l’auteur attribue à "la place asymétrique et d’exception" pour installer la scène énonciative de Logos et permettre l’accès à une véritable pensée critique ; ou encore, son interrogation pertinente à propos de la possibilité d’une énonciation – quant il y a, comme actuellement, injonction implicite à la forme discursive Mètis – lorsque "les places ne cessent de fusionner". Toutes ces élaborations rejoignent ce que la psychanalyse identifie comme les lois du langage.
Mais plus encore que tout cela, il ne pourra manquer de frapper l’attention du lecteur – familiarisé à l’enseignement de Lacan sans doute – qu’au travers de ces trois formes de savoir et de discours dans la culture contemporaine, ce sont les registres du Réel, de l’Imaginaire et du Symbolique que l’on retrouve à l’oeuvre. et qui doivent se nouer ensemble. Respectivement Mètis, Mythos et Logos ont à se nouer borroméennement.
Ainsi pour le dire en paraphrasant Grand Corps Malade, Mythos, Logos et Mètis "discutent mais ne sont jamais d’accord". En nos temps dits postmodernes, ce que Marilia Amorim nous aide à identifier, c’est en quoi la forme Mètis y est devenue dominante, et que cette prévalence n’est pas sans induire le risque de se dénouer des deux autres régimes. La conséquence en est alors la dérive du pragmatisme – comme existe celle du mysticisme ou du scientisme quand c’est Mythos ou Logos qui prend le large – et comment s’en étonner lorsque prédomine la prétendue loi du marché.
Mais au-delà de ces résonances, l’intérêt du travail de Marilia Amorim est l’analyse innovante et rigoureuse qu’elle fait de la forme Mètis du savoir comme de cette intelligence pratique convoquée lorsqu’un sujet est dans une situation où, manquant de repères, il s’agit d’abord de survivre. L’auteur permet à quiconque s’en préoccupe de repérer la cohérence d’un fonctionnement à l’oeuvre, autant singulier que social, qui, autrement, nous resterait la plupart du temps obscur, voire même complètement opaque. S’en déduit d’ailleurs a contrario, que si c’est une telle intelligence qui est aujourd’hui effectivement promue, nous sommes en droit – mais tout aussi bien en devoir – de nous demander si la confusion généralisée que produit notre monde postmoderne ne met pas beaucoup d’entre nous en situation d’archaïsme avancé.
"Raconter, démontrer… survivre" est en ce sens une contribution décisive pour pouvoir nous orienter dans la mutation du lien social qui nous emporte. À ce titre inutile de préciser que nous avons été ravis et honorés de pouvoir l’éditer à la suite de Roland Chemama, Marc Nacht, Jean-Paul Hiltenbrand et d’autres dans la collection Humus, subjectivité et lien social.
Notes :
(1) Marilia Amorim, Formes de savoirs et de discours dans la culture contemporaine, éditions Érès