Paru dans la collection ci-dessus nommée, ce livre de Christian Fierens reprend le mot « narcissisme » introduit par Freud dans la psychanalyse, lui redonne une âme en quelque sorte. En effet ce mot, devenu presqu’une honte voire une insulte, sans parler de « pseudo diagnostic » rejoignant par là la vindicte populaire, méritait un retour non à son origine mais à sa place dans la psychanalyse. A sa place et, comme tout « concept » s’il en est un, à son histoire – histoire de cette place, soit ici une tentative de Freud de répondre à Jung à une certaine époque, notamment sur la question de la psychose entre autre.
Cette collection, dirigée par Pierre Brunot et Marie-Jean Sauret, « entend désenclaver la psychanalyse, d’une part en la rendant disponible, moyennant un effort, à un transfert raisonné de sa perspective dans d’autres disciplines, d’autre part en s’offrant, comme le souhaitait Lacan, au contrôle de la communauté scientifique ».
Il nous a semblé que parler de ce livre valait une place sur le site de l’Association lacanienne internationale. Christian Fierens est membre du Questionnement psychanalytique et de l’Association freudienne de Belgique-ALI.
I. Aujourd’hui ?
Le grand succès accordé à la notion de « pervers narcissique » élaborée si l’on peut dire par Paul-Claude Racamier, psychiatre et psychanalyste (1924-1996), auteur de Le psychanalyste sans divan (1), témoigne que l’on est passé du médical au « sociétal » avec un retour dans le giron du juridique. Il publie dans la Revue française de psychanalyse (2), en 1986, Entre agonie psychique, déni psychotique et perversion narcissique (3), puis en 1987 dans une autre revue (Gruppo), De la perversion narcissique (4). Il poursuit dans un livre, paru en 1992, Le Génie des origines, psychanalyse et psychose, dont un chapitre est consacré à ce thème, thème à succès qui sera repris en 2012 dans Les perversions narcissiques (5). Le tour est joué Pour lui il s’agit d’ « une organisation durable caractérisée par la capacité à se mettre à l’abri des conflits internes, et en particulier du deuil, en se faisant valoir au détriment d’un objet manipulé comme un ustensile ou un faire-valoir ». Question de la valeur ?
Il est donc important de préciser qu’il s’agit au départ d’un lien, d’une modalité interactive. D’une intersubjectivité où l’un se met en valeur de dévaloriser l’autre, lequel, n’oublions pas cela, se sent ainsi privé de sa valeur par celui-là. Il en faut au moins deux, voire seulement deux dans la relation disons quelque peu en miroir. Nous pouvons ainsi comprendre comment un des émules de Racamier, Alberto Eiguer, psychiatre et psychanalyste également comme il se doit, écrit le titre d’un livre Le pervers narcissique et son complice (6). Le coté un peu provocateur, mais juste cliniquement, ne lui a pas échappé tant il parle de son complice et non de sa, alors que dans une interview il évoque le fait évidemment qu’il s’agit surtout de relation homme femme, la victime étant cette dernière… Alberto Eiguer est Président de la Société internationale de thérapie familiale psychanalytique.
Ainsi la perversion narcissique est un repérage d’un dysfonctionnement à l’intérieur d’un groupe, elle porte donc principalement sur l’identification de comportements au sein d’un couple, d’une famille, d’une société.
Ce n’est pas un concept médical, ce n’est pas un concept psychiatrique (on ne le trouve pas dans le Manuel de Porot, ni dans celui d’ H. Ey ni dans les classifications actuelles, pas dans le DSM ni dans la CFTMEA de Mises (classification française des troubles mentaux de l ‘enfant et de l’adolescent). Et ce n’est pas un concept psychanalytique mais une juxtaposition de deux termes psychanalytiques.
Auparavant le narcissisme revêt un accent essentiel dans la description par les psychiatres nord-américain pour leur conception des border line. Border line states ? Border line syndrom ? D’origine viennoise, Heinz Kohut (1913-1981) et Otto F. Kernberg (1028-) ont en effet particulièrement développé des études sur le narcissisme, sur un mode comportemental, sociétal voire psychopathologique, faisant appel à la notion de Freud à leur façon. La diffusion de leur travaux fait aujourd’hui quasiment office de point d’origine des travaux sur les états limites, laissant de coté « l’origine » antérieure du concept en 1884 chez le psychiatre américain Charles Hamilton Hughes, qui cite lui-même comme référence l’aliéniste français Benjamin Ball, rival de Magnan (7).
Mais dans ce livre de Christian Fierens il n’est pas question de cela ! Ou plutôt il s’interroge, au début et en fin de son livre, sur l’actualité, et c’est dans le dernier chapitre qu’il évoque les auteurs précédents.
Ces premiers points justifieraient s’il le fallait la reprise nécessaire de l’introduction du narcissisme par Freud dans la théorie psychanalytique, ce dont nous entretien Fierens. Qu’est ce que le narcissisme pour la psychanalyse, pour les psychanalystes ?
Dans un texte paru sur le site de l’ALI, Le réel du narcissisme, Jean-Paul Hiltenbrand fait référence aux études récentes Outre-Atlantique de Christopher Lasch autour de « La Culture du narcissisme ». Hiltenbrand évoque cette « passion secrète d’être soi », mais écrit que cette fonction narcissique là « n’est pas tout à fait celle décrite par Freud dans son article de 1914, ni non plus tout à fait celle développée par Lacan à partir du stade du miroir et de ses conséquences, ni celle latente à la Massenpsychologie. » D’ailleurs, reprenant Freud pas à pas, Hiltenbrand évoque le « fameux » stade de l’autoérotisme, dont il faut bien dire avec Lacan qu’il se situe à l’opposé du narcissisme ! En effet Lacan précise que cet autoérotisme concerne l’état dans lequel les objets « a » se trouvent éparses, non tenus, non tenus notamment par l’image, i( ), c’est à dire par le moi, le narcissisme en quelque sorte (ce qui est repris très cliniquement par Patrick Petit pour les toxicomanes).
Ce en quoi entre autre le livre de Christian Fierens est tout à fait nécessaire en son élaboration de l’âme du narcissisme. La question de la différence évoquée ci-dessus – autoérotisme et narcissisme – est d’ailleurs une question princeps qui trouve un long développement, interrogatif, dans ce livre. C’est un exemple, important et qui revient à plusieurs endroits, de la démarche de l’auteur qui ne conclue pas une fois pour toute mais développe, argumente, emprunte au texte de Freud, l’interroge, s’interroge et nous fait part de sa pensée. De ses réflexions !
C’est aussi cette « Grandeur et misère du narcissisme – Condamnés à être libres » que des collègues ont interrogées lors de journées qui se sont tenues à Paris les 14 et 15 Juin 2003, journées publiées dans les Cahiers de l’Association lacanienne internationale. Ces études reprennent alors cette notion freudienne dans ses rapports avec l’actuel, avec la clinique du contemporain.
II. L’âme du narcissisme
Le narcissisme est tenu pour son fait unique de repli, de retrait libidinal sur le moi. Or il s’agit d’une notion pleine d’ubiquité. Déjà en 1976 Guy Rosolato (8) donnait « cinq courants à la base de sa structure : le retrait libidinal, l’idéalisation, le dédoublement, la double entrave et l’oscillation métaphoro-métonymique, en sachant que chacun étaie les autres… ». Fierens ne renierait pas ces « courants », tout du moins le retrait libidinal, l’idéalisation, et cette bipolarité tenace chez Freud, celle des pulsions, d’un narcissisme primaire et un autre secondaire, un caché et un qui se montre, de même que ces mouvements d’aller et retour. Rosolato précise « (a) Narcisse repousse Echo, ou Ameinias ; (b) il découvre son reflet dans une source ou, selon Pausanias, il reconnaît en lui sa sœur jumelle morte ; (c) cette image de lui-même idéalisée le fascine ; (d) il reste entravé dans sa stérilité, son impuissance, entre la vie et la mort ; (e) et quant il s’éteint une métamorphose s’accomplit, une plante qui porte son nom apparaît, l’oscillation se déporte métaphoriquement sur le souvenir ainsi perpétué par la création d’une fleur qui évoque la beauté corporelle défunte. » Il est intéressant de relire Rosolato en parallèle avec Fierens, par exemple lorsque le premier écrit « L’oscillation est le narcissisme même par le projet de faire coïncider, de dominer dans une même série les oppositions » alors que Fierens ne cesse de rappeler le mouvement d’aller et retour et la non fixité de définitions simples (im)possibles…
Dans le mythe même comme le rappelle Pierre Hadot (9) « les différents témoignages tardifs de la fable de Narcisse » (Ovide ; Conon ; Pausanias ; Philostrate) « ne permettent guère de reconstituer le mythe dans sa forme originelle ». Pierre Hadot après avoir « dégagé les éléments les plus signifiants de la fable » déploie « assez longuement l’exposé de l’interprétation philosophique que Plotin nous donne de ce mythe, parce qu’elle touche plus directement aux problèmes du narcissisme. » Pour Pierre Hadot l’erreur de Narcisse est de « croire que l’image de lui-même qu’il voit dans les eaux est un être réel et à vouloir posséder ce qui n’est qu’une ombre ». L’interprétation de Plotin n’est pas une reprise de la doctrine platonicienne, selon laquelle la réalité visible n’est que reflet du monde des Idées. Ce que la théorie de Freud pourrait aussi laisser penser, en ses aller retour entre la relation anaclitique, aux objets, et la relation au Moi, mais aller retour ici pris, chez Freud, dans une dynamique oscillatoire. Ou encore le narcissisme secondaire, apparent, s’appuie sur le primaire, caché, bien que Freud n’élabore pas une symétrie, loin de là, entre les deux. L’interprétation de Plotin semble détenir selon Pierre Hadot « une dimension psychologique beaucoup plus profonde. Si Narcisse tient pour une réalité substantielle ce qui n’est qu’un reflet, c’est qu’il ignore la relation entre ce reflet et lui-même. Il ne comprend pas qu’il est lui-même la cause de cette ombre ». Il ignore. Il est dans cette méconnaissance. De même pour ce que Pierre Hadot appelle l’âme « narcissique » (ce qui de nouveau ne serait pas pour déplaire à Christian Fierens), « elle ignore que son corps n’est qu’un reflet de son âme, parce qu’elle ignore ou a oublié le processus de la genèse du monde sensible ». Le texte de Pierre Hadot comme toujours est complexe, et « complet », précis, non « conventionnel » mais au plus près des contextes et de l’Histoire.
Un insondable narcissisme écrit Christian Fierens. Un manque à définir, juste circonscrire en ses mouvements.
Le livre de Christian Fierens n’est jamais fermé.
Il commence, et reprend tout au long du parcours, par deux cas cliniques de Freud, Leonard de Vinci et Schreber. Qu’est-ce qui distingue cliniquement le narcissisme de l’un, ou plutôt son évolution, sublimation, de l’involution ( ?) de l’autre, délire des grandeurs, délire paranoïaque ?
Et à suivre Lacan cet aspect de la paranoïa est constitutif du développement de la personnalité, et le narcissisme, si l’on s’en tient à ce terme introduit par Freud dans la psychanalyse, poursuit son développement ou ses fixations au sein de la personnalité. Que veut dire alors ce jugement « tu es, il elle est narcissique » ? Bien plus – et plus grave ! – que signifie qu’un psychiatre parle de « personnalité narcissique », redondance… ? Y aurait-il un barème, un thermomètre ? Bien sûr existe une perception, une sensation, un sentiment parfois, chez untel, mais qu’en est-il de la pathologie, des mécanismes psychopathologiques, argumentés et non psychologisés dans un sens normatif ?
« Il faut retrouver l’âme du narcissisme » écrit au début du livre Christian Fierens ? « Où est l’âme du narcissisme écrit-il après le parcours de lecture, en fin d’ouvrage ? Entre temps il y a eu des développements, sur l’amour (Leonard ; Schreber toujours), sur l’organe, l’hypochondrie, le sommeil ; sur le texte de Freud de 1914 (« L’introduction du narcissisme implique un ensemble de questions non résolues… »), sur la dualité pulsionnelle, sur l’Idéal (Moi idéal, Idéal du moi), sur cette idéalisation et la sublimation, sur l’égoïsme…
Sur l’amour surtout bien sûr…
« L’âme du narcissisme, c’est ce mouvement de réflexion ». Fierens insiste tout au long du livre sur la réflexion. Penser ; le miroir, le reflet dans l’eau ; les aller et retours. Le terme de libido est étudié avec précision, celui de refoulement est donné comme prioritaire. « L’estime de soi » n’est pas esquivé. La mort est sous jacente, voire omniprésente.
Et l’on se questionne peu à peu sur ce qu’est un objet en psychanalyse – objets extérieurs, le corps, le moi – où l’on sait gré à Lacan d’avoir quelque peu éclairé le champ !
En filigrane apparaît également la démarche freudienne dans son rapport à la science. Pas de concepts figés dès le départ mais des remises en question, des hypothèses, à vérifier jusqu’au bout, dans une démarche logique mais aussi hasardeuse, une écriture qui s’appuie au départ et tout au long sur l’observation, primauté de l’observation. C’est ainsi, il est bon de le rappeler, que Freud en effet énonce en quelques deux pages la démarche scientifique sur laquelle il s’appuie, dans l’introduction de Pulsions et destin des pulsions de sa Métapsychologie (1915).
Le tourbillon de réflexion.
« Il faut revenir au mécanisme même de la réflexion qui constitue l’âme du narcissisme ». Avec la certitude le narcissisme perd son âme écrit Christian Fierens. « L’image, l’amour, l’écho, la personnalité, la mort, la mère », points de repère qui nécessitent la réflexion, la remise au travail, comme ce retour à Freud qu’effectue l’auteur. Réflexivité, réflexion, ce livre est un travail et une mise au travail ; que sait-on du narcissisme ? Que sait-on en dire, tel que Freud l’a introduit ?
Comment en arriver à cet appui : « Si l’âme du narcissisme apparaît imaginaire, elle n’existe que par la réflexion symbolique jusqu’à la mise en question du réel » ?
De même que des dérives ont eu lieu pour l’œuvre de Freud – la reprise à Freud de concepts balancés dans le social, affadis – il ne s’agit pas de répéter des formules à l’envi, mais de pouvoir les (faire) travailler.
Ce livre est un livre de réflexion. Narcissisme ? Chacun pourrait bien s’y reconnaître, ce qui serait déjà se dégager un peu du mythe…
Jean-Louis Chassaing
Notes
1 – Racamier, P-Cl ; Le psychanalyste sans divan, Payot, réédit. Février 1993. L’auteur indiquait son appartenance à une psychanalyse groupale et institutionnelle. Il invente des « concepts », autant issus de l’analyse des groupes que des thérapies familiales et systémiques et de sa propre élaboration, et non conformes pour notre part à la théorie freudienne et à sa pratique bien que s’en inspirant…
2 – Revue de la Société Psychanalytique de Paris (SPP), constituante de l’Association Internationale de Psychanalyse, première revue internationale de psychanalyse en langue française, fondée « sous le patronage du Pr Sigmund Freud », la revue existe depuis 1927. Un groupe s’en détache pour donner :
La Société Française de Psychanalyse (SFP), créée en 1953.
La SFP a été créée par Daniel Lagache et Jacques Lacan, en partie sous l’impulsion d’une opposition, liée aux principes de la formation des analystes, opposition à Sacha Nacht au sein donc de la Société Psychanalytique de Paris (SPP), après une scission menée par Daniel Lagache, Juliette Favez-Boutonier, Françoise Dolto, Blanche Reverchon–Jouve et Jacques Lacan.
Elle ne fut pas reconnue par l’association psychanalytique internationale, et sa dissolution en 1964 donnera naissance à l’Association psychanalytique de France (APF) et à l’École freudienne de Paris.
3 – Revue Française de Psychanalyse, vol.50, n° 5. 1986.
4 – Gruppo, Revue de Psychanalyse Groupale, 1987, n° 3, pp. 11-27.
5 – Racamier, P-Cl, Perversions narcissiques, Payot, 2012.
6 – Eiguer, A. ; Le pervers narcissique et son complice, Dunod, coll. Psychismes, 4ème éd. 2012.
7 – Chassaing, J-L ; Borderland Psychiatric Records – Prodromal Symptoms of Psychical Impairment. Dr Charles Hamilton Hughes
Faut-il en faire cas ? Présentation d’un texte historique des « états-limites ». La revue lacanienne, 2011/2 (n° 10) « Lire le réel. Actualité des Classiques ». Erès éditeur.
8 – Narcisses ; Nouvelle Revue de psychanalyse Numéro 13 Printemps 1976. Gallimard.
9 – Hadot, P. ; Le mythe de Narcisse et son interprétation par Plotin ; id. ci-dessus.