L’usage de plus en plus répandu du terme de « souffrance psychique » (1) qu’accompagne une psychologisation des réalités subjectives et collectives, mérite d’être débattu. Le citoyen de notre monde moderne perçoit, à tort ou à raison, une impuissance ou un désintérêt des États face aux injustices et aux inégalités et à leurs conséquences. Ces dernières se donnent à voir et à entendre dans l’entreprise, ou à l’école et, bien sûr, dans la rue. Face aux grands exclus, nous devenons spectateurs d’un autre nous-mêmes, image déformée de ce que nous pourrions être si le hasard ne nous avait pas placés « du bon côté ». Ce processus s’accentue à mesure que la masse des laissés pour compte s’amplifie. Il devient impossible de ne pas voir. Au-delà de l’indifférence, deux types de réaction sont alors possibles. D’une part la réaction de rejet alimentée par la haine de cette part d’humain qui fait peur ; d’autre part, une fois pris en compte le malaise, l’envie d’aider.
Or, le rejet et la peur prennent aujourd’hui, notamment dans les mégapoles du monde entier, une figure institutionnalisée et policée, ségrégative : villes clôturées, milices d’autodéfense, ghettoïsation des plus pauvres, etc. Il s’agit alors de vivre comme si les plus démunis n’existaient pas. Les plus démunis seraient alors réduits à une masse informe et dangereuse, ils n’existeraient que comme crise perturbatrice du paysage et devraient alors devenir invisibles. À l’inverse, les actions de prise en considération des grands exclus, se jouent le plus souvent aux interstices des institutions soignantes existantes. L’attention et même le soin sont portés à ces autres-là qui attirent et troublent notre regard, qui questionnent nos représentations et nos façons d’agir (2). Qu’il s’agisse de motifs et de motivations religieux, militants, sociaux, médicaux, ou d’actes que des réflexes de solidarités rendent évidents, ce besoin d’agir auprès des grands exclus oblige des acteurs sociaux à se rencontrer qui, autrement, n’auraient guère occasion de se croiser, ou même de se questionner et de travailler en relais les uns des autres. Se rencontrent ainsi des travailleurs sociaux et des médecins, des bénévoles laïques et des personnels d’associations caritatives ou religieuses, des militants issus des partis politiques et/ou des secteurs associatifs, et quelques autres. Or, les clivages initiaux entre ces diverses approches sont, du coup, particulièrement lisibles. Les exclus aidés contraignent les inclus aidants à se confronter à leurs propres disparités et clivages.
Le refus de la banalisation de la non-assistance à personne en danger et le refus d’une chosification de la condition humaine relient ces différents acteurs aidants. Il ne s’agit pas dans cette mise en réseau des actions de l’effet d’un même dénominateur commun idéologique lié à une analyse en termes de classes, par exemple, mais plutôt de la présence d’une commune référence humaniste – et non pas simplement humanitaire. Néanmoins, un certain nombre de ces aidants se situe dans une problématique militante au sens large, souvent dans un engagement solitaire, sans faire partie pour autant d’organisations politiques ou syndicales.
Un autre fait remarquable vient du fait que ceux auxquels s’adressent ces démarches d’aide sont sans recours, et surtout tellement brisés, épuisés, atomisés, qu’ils se présentent dans la plus grande dépendance à cette aide qu’ils ne semblent pourtant ne même plus attendre. Souvent, au terme d’une histoire faite de déplacements multiples, de ruptures en tous sens, de traumatismes divers, parfois malades, ils ont atteint un état de rupture avec eux-mêmes et avec le monde qui les fait être expatriés de partout : pas de révolte. Pas davantage d’affiliation, mais des logiques de territoires. La rencontre avec ces personnes ne peut alors se faire que de façon très personnalisée, engagée, comme avec des grands blessés. L’aidant n’a lui-même à proposer rien de plus que ce qu’il a dans son petit panier : couvertures, livres, nourritures, soins médicaux, sociaux. Ces gestes font acte au temps présent.
Il n’empêche qu’on peut et qu’on doit s’interroger sur les implicites du discours qui se constitue, peu ou prou teinté d’héroïsme minimaliste. Chacun y va de son anecdote, de son succès, de sa rencontre avec un de ces exclus. Empathie, souffrance, écoute, soutien, sont des mots récurrents. Ils ponctuent en un refrain rassurant la manière dont chaque aidant, quelle que soit son appartenance professionnelle, rend compte de son expérience et de ses projets. Jusqu’ici, rien de choquant ; au contraire, il s’agit là d’un processus de réassurance et de légitimation habituel et, sans nul doute, nécessaire. Si ce n’est que, peu à peu, tout s’emmêle. Du côté des aidants il s’agit avant tout d’aider. Mais autant il est relativement simple de nourrir, héberger, soigner, autant la situation se complexifie dès que l’aidant est confronté à la douleur existentielle de l’autre : douleur de ruptures, de cassures. C’est ici que la désignation d’une « souffrance psychique » permet aux aidants de toutes sortes de trouver un consensus. Chacun sait tout de même qu’il parle de ce qu’il ne connaît pas, de ce qui échappe et de ce qui résiste. Bien sûr cela échappe, parce que face à cette souffrance l’aidant bute sur la subjectivité qui, même reniée, est présente dans la diversité des histoires où se mêlent traumatismes collectifs et histoires privées, romans familiaux et folies secrètes, symptômes collectifs et expression singulière de la douleur d’être. Une douleur d’être qui se déploie, brute, et laisse l’aidant impuissant, voire effrayé. Face à tant d’inconnu, face à tout ce qui le renvoie à ses représentations de la folie, l’aidant est piégé. Puisqu’il est là pour se rapprocher, il ne va pas fuir. Tentons alors de comprendre ce qui se passe dans les situations fréquentes où les travailleurs sociaux, par exemple, font appel à des psychologues ou à des psychiatres, en faisant référence à ce qui, par défaut, s’est appelé petit à petit souffrance psychique. Il ne s’agirait pas que l’usage consensuel de cette notion vienne oblitérer la dimension politique qui peut traverser certaines formes de souffrances et d’aliénations. Il ne s’agirait pas non plus que la notion de souffrance psychique soit réduite à un pseudo concept psy-religieux qui empêche, en la bâillonnant, l’expression de la révolte, alors que cette dernière peut permettre au sujet de retrouver consistance dans sa relation à l’autre et au monde. Il ne s’agirait pas, enfin, que cette notion autorise un amalgame de tout ce qui fait symptôme dans la grande précarité.
Un certain nombre de grands exclus, que nous rencontrons dans la rue ou dans les foyers d’accueil, relèverait d’un soin dans les institutions psychiatriques (3), soit qu’ils présentent une psychose chronique, une schizophrénie, forme de retard mental, soit encore que l’état d’extrême dépendance dans lequel ils se trouvent à l’égard d’un produit toxique les ait amenés petit à petit à ne plus être que l’ombre d’eux-mêmes. Cette réalité psychiatrique est choquante et mérite réflexion. Elle est étroitement dépendante de la diminution de la capacité d’accueil des secteurs psychiatriques aujourd’hui et, en partie également, de leur inadaptation à l’évolution d’un certain nombre de réalités psychopathologiques et sociales dont, par exemple, les toxicomanies. Mais bien plus encore, cette réalité psychiatrique hors les murs, voire hors les institutions, témoigne de symptômes et de malaises subjectifs, chez les jeunes, notamment. Des pathologies du vide : errances, toxicomanies, désaffiliations massives, rendent compte d’un désarrimage entre le sujet et ses assises symboliques. Le fait de réduire l’ensemble de ces processus psychopathologiques complexe à une souffrance psychique ne désigne que la partie émergée de l’iceberg. Certes, c’est autour de cette notion de souffrance psychique que des soignants psy et non psy se rencontrent. Ces divers professionnels ont en commun de se poser des questions, à partir de leur pratique, à propos des symptômes psychiques, des manifestations psychiatriques chez des hommes et des femmes de plus en plus nombreux à vivre une grande exclusion familiale, professionnelle, sociale, et de plus en plus souvent, en exclusion de leur pays d’origine.
Une attitude qui confondrait précarité et souffrance psychique stigmatiserait à une époque où la psychiatrie n’en finit pas de nous inventer de nouveaux syndromes, de nouvelles raisons de vouloir toujours prévenir et guérir chimiquement tout ce qui peut ressembler à de la dépression, il ne ferait pas bon voir surgir un nouveau syndrome DSM, dépression sociale, identifié, pourquoi pas, par quatre items : 1) sans domicile officiel, 2) antécédents familiaux : chômage sur une ou deux générations, 3) tristesse et au moins quatre items de dépression, 4) refus de soin qu’accompagne un état d’incurie important ? Heureusement nous n’en sommes pas là. Pour combien de temps encore ?