Sylvie Quesemand Zucca est psychiatre et psychanalyste. C’est en psychiatre qu’elle intervient auprès des personnes en exclusion, mais c’est parce qu’elle est psychanalyste qu’elle peut travailler avec ces personnes et élaborer autour des différents processus de la désocialisation. Le sous-titre de cet ouvrage (1) est à entendre dans ce sens. S’il existe bien une clinique spécifique de la désocialisation, c’est en deçà des champs de savoirs constitués, c’est dans une lecture du "sujet" en exclusion. Ainsi, pendant plus de 10 ans, Sylvie Quesemand Zucca a fait "ce grand écart", écrit-elle. À la lecture du livre, l’on perçoit quand même que plus qu’un grand écart, c’est d’un lien profond à l’être humain dont il est question. Ses pratiques s’enrichissent l’une et l’autre, elles se lient l’une à l’autre, et permettent ainsi de pouvoir prendre une certaine distance d’avec ces aménagements du pire auxquels elle est confrontée.
La contrepèterie du titre, issue de Fatras de Jacques Prévert, apparaît comme un véritable Witz freudien. "Je vous salis ma rue" campe à merveille certaines positions que l’on retrouve lorsque l’on va vers les errants. Xavier Emmanuelli dans sa préface parle d’une défiguration de la prière. C’est évidemment ce qui leur reste de luxe, à ces défigurés, que de porter atteinte à certaines valeurs de notre société. Si l’on décompose la phrase, l’on peut mettre en lumière certains points majeurs de la clinique de la désocialisation.
Le "Je" interroge lorsqu’on travaille avec des personnes en exclusion. L’errance a cet effet d’abraser la subjectivité. Sylvie Quesemand Zucca l’explique très bien avec sa notion d’asphaltisation, lorsque l’on a "tout perdu, quand on ne sait plus comment se bouger, la fixité de l’espace est vitale". L’asphaltisation est "un état au-delà de la détresse". Les personnes qui vivent à la rue ont chu sur le trottoir. Elles se présentent comme des objets posés là à la vue de tous, si encore elles sont vues. Souvent les exclus "ne se sont plus sentis regardés, nous ne les avons plus regardés, ils ne se regardent plus".
Ce "Vous", à qui s’adresse-t-il ? D’être exclu induit son pendant, les inclus, les nantis, ceux qui ne vivent pas dehors, ceux qui ne font que passer. C’est un vous accusateur, qui scinde en deux la société. Il y a de la monstration dans la position de la personne à la rue, une façon bien à elle de nous rappeler sa présence. Si la vue ne suffit plus, l’odeur nous la rappelle.
"Salis" pour salut. La question de la propreté est au coeur des démarches hygiénistes actuelles, qui pullulent sans modération. Mais elle est aussi au corps (si vous me permettez ce jeu de mot) des personnes en exclusion. Elle les tient au corps jusqu’à en donner le haut-le-coeur. Le corps se fait chair, souvent en putréfaction. Nous ne pouvons pas faire l’impasse de cette représentation déliquescente de l’épouvantail qui nous montre comment nos règles instituées depuis la plus petite enfance n’ont plus prise sur elles. Comment elles tentent de s’y soustraire en salissant nos lieux communs, en se les appropriant des déchets qu’elles pensent être.
C’est cette appropriation du "Ma rue" qui vient achever la subjectivité. Ainsi Claudia, qui "fait partie de la rue, elle lui appartient". Sylvie Quesemand Zucca nous laisse jouer là sur la polysémie de cette phrase. Les personnes qui vivent dehors sont dans un rapport inversé aux espaces. Elles sont enfermées dehors, et elles souhaitent parfois – pas toutes ni tout le temps faut-il le rappeler – "sortir de la rue". Comment un retour du refoulé, l’asphaltisation fige le sujet, s’il est encore là, sur ce bout de trottoir. Il est comme un petit tas, "privé de vie privée".
Si à la question "comment aller vers les errants ?" que pose Sylvie Quesemand Zucca, il n’est pas aisé de répondre, celle de l’appellation sociale des personnes qui vivent à la rue pose un vrai problème d’entendement. SDF par ci, exclus par là, personnes en désocialisation… Les différents mots utilisés signent la gêne que nous avons de parler de ces personnes, la façon dont nous essayons de circonscrire le problème, quand bien même il n’y en aurait qu’un. La réflexion élaborée dans ce livre nous permet de nous dégager un peu mieux de cette difficulté pour voir la grande diversité de la population à la rue. Il y a eu un changement de paradigme, et le clochard décrit par Vexliard est moins présent dans les rencontres que Sylvie Quesemand Zucca évoque avec simplicité.
Avec le réseau Précarité et souffrance psychique, rattaché à l’hôpital Esquirol, et fondé par le Pr. X. Emmanuelli, Sylvie Quesemand Zucca arpente les rues de Paris et d’ailleurs à la rencontre de ces "pauvres hères", selon la formule consacrée ; l’adjectif redoublant le nom comme pour marquer encore plus la pesanteur de la désocialisation. Elle se déplace. Elle va à leur rencontre. Car c’est bien de rencontres dont il est question, celle de la société aux exclus, celle de la psychiatrie à l’errance, celle d’une psychiatre aux errants. Déjà, les personnes en exclusion protègent leur place. Il est souvent difficile de les en faire sortir. En deçà des "bénéfices secondaires" (être connu par les habitants du quartier par exemple) c’est aussi pour elles une façon de savoir à peu près où elles sont, comme un ultime point de repère. Et puis, la "place" c’est aussi, si ce n’est surtout, celle accordée de l’un à l’autre. Il ne peut y avoir de rencontre que si une place est permise et non plus assignée. L’assignation, elles la connaissent les personnes en exclusion, elles la vivent tous les jours. Loin d’être une fuite en avant, l’exclusion est un perpétuel recommencement, tel Sisyphe condamné à pousser son rocher.
"Y’a pas de place pour les chiens" lance un jeune en parlant des Centres d’Hébergement inadaptés aux réalités de la rue. Mais de quel chien nous parle-t-il ? Ne retrouve-t-on pas parfois dans l’exclusion la figure de Diogène, le chien de l’Agora ?
Sylvie Quesemand Zucca nous invite à une drôle de ballade dans une "drôle de géographie". Les cartes de visite indiquent des impasses, des tunnels, des ruelles insalubres. Les enseignes lumineuses ont été remplacées par des tas d’immondices et des cartons trempés par l’humidité. À la sidération se rajoute l’effroi de voir qu’ils s’y retrouvent dans ces lieux où le regard ne porte pas. Ce rapport à la géographie, c’est aussi celui du corps que l’on cache ou que l’on maltraite. La rue a cet effet de "mise entre parenthèse du corps". Il existe une certaine a-topie, "un désinvestissent et de sa propre image". Sans Domicile Fixe n’a jamais été aussi vrai ! "Lorsque le corps social s’amenuise, c’est peu à peu le lien de l’humain à son propre corps qui s’estompe à son tour". Les attaques corporelles viennent limiter, border la pulsion de mort. C’est encore un semblant de vie dans ce monde marqué par l’oubli, des autres puis de soi. "Le monde de l’exclusion n’échappe pas aux processus de ségrégation". Sylvie Quesemand Zucca ne peut pas voir toutes les personnes qui vivent à la rue. Elles ne se laissent pas toutes voir déjà. D’autres, tels les travailleurs pauvres, sont happés par le rythme de la vie sociale sans en avoir les privilèges. Ils sont privés de presque tout, même de la possibilité de profiter de l’intervention des soignants du réseau Précarité et souffrance psychique.
C’est donc à ces "situations limites" que se confronte au quotidien Sylvie Quesemand Zucca. La rue a une histoire. On ne s’y retrouve jamais par hasard. Combien même la société néo-libérale dans laquelle nous sommes enlisés a ses effets de déliaison qui, sur un versant manifeste, prennent la forme de rupture de contrat social, les personnes à la rue sont marquées de longues dates de ces "petites humiliations" qui font que jour après jour elles lâchent prise. Ce n’est pas un choix que de vivre sur une bouche de métro, un abribus, ou une tente pour ceux qui ont un peu plus de chance… "Il est difficile, ou trop facile, de parler de choix : la plupart du temps, il s’est agi d’un choix par défaut." Nous devons nous ranger derrière ce constat. "Par défaut" est aussi à entendre sur le registre du fonctionnement psychique. De la souffrance psychique, notion quelque peu trop galvaudée, nous sommes plus dans une clinique du psychisme en souffrance, concept précédemment développé par Sylvie Quesemand Zucca, dont nous pouvons regretter qu’elle ne le reprenne pas dans cet ouvrage.
Ce psychisme en souffrance induit des rapports différents au monde, aux autres et au langage. Les personnes qui vivent à la rue se protègent du langage, elles s’en effacent pour créer une "novlangue". "Le langage (…) se restreint à la longue", sans pour autant que ce soit dû aux différentes narcotisations dont parlait Freud dans Malaise dans la civilisation, ni aux néologismes de la psychose. Ne plus être dans le langage c’est une façon de se retirer de la scène sociale, une tentative de sortir d’un lien à l’autre. Les personnes en exclusion sont "sans filiation fixe", ce qui les rattachait à leur histoire est rompu. Elles parlent de façon stéréotypée comme pour ne pas parler de soi. L’abrasion psychique va jusqu’à l’effacement du nom de famille qui renvoie aussi au lieu d’origine. Patronyme et toponyme s’oublient au gré de la manche et des aides sociales apportées souvent dans l’urgence.
Partant de ces points de réflexion, Sylvie Quesemand Zucca pose des questions sur l’état des lieux de la psychiatrie actuelle. Si les personnes à la rue mettent en échec nos stratégies sociales de réinsertion, là où l’insertion est déjà défaillante, n’est-il pas possible de penser autrement qu’en termes de "punir et soigner". Dans cette "clinique de l’extrême", police, psychiatrie et justice s’entrelacent sans pour autant donner de réponses adéquates. La désocialisation a ses effets sur les professionnels qui cherchent à s’y confronter. Ces effets iatrogènes, Sylvie Quesemand Zucca les retrouve dans sa pratique institutionnelle, comme dans celle de la supervision d’équipe. Le désir du soignant vient se heurter à l’exclusion. Et il est nécessaire de faire le deuil de certaines représentations sociales pour pouvoir travailler avec des personnes qui vivent à la rue. Si le logement, par exemple puisque l’actualité de cet hiver s’en est faite les gorges chaudes, est un droit, il peut être refusé. Pour résider dans un lieu faut-il encore résider dans son corps, et certains n’en sont pas là. Pas de "toit" sans "toi" si je puis dire. Il est important de restituer une certaine altérité aux personnes qui vivent à la rue. Sans cette présence, aucun lien ne peut tenir et il faut recommencer le travail de la veille, déconstruit dans la nuit. La pulsion de mort est à l’oeuvre, et elle travaille tant les personnes à la rue que celles qui essayent de les prendre en charge.
La nécessité, qui ne fait pas tout le temps loi, c’est d’inventer. Sylvie Quesemand Zucca insiste avec force et raison sur ce terme. C’est d’ailleurs bien là qu’on retrouve sa position d’analyste. Réinventer à chaque fois. "Alors, à notre niveau, tout en amont, il faut inventer, au cas par cas". C’est là une gageure nécessaire lorsque l’on travaille avec les personnes qui vivent à la rue : inventer comme éthique, inventer pour ne pas s’user, inventer pour ne pas s’enfermer dans un savoir constitué. Sylvie Quesemand Zucca réussit par ce livre un travail de synthèse de 10 ans de pratique. Elle le réussit sans référence à des concepts, qu’ils soient psychiatriques ou psychanalytiques. Elle se dégage de ces grilles de lectures pour ne pas s’enliser dans une conceptualisation incertaine ou une tentation diagnostique dangereuse. "Il faut se demander si les grands exclus ne sont pas, à leur corps défendant, les derniers résistants à cette gestion classificatoire." ; et ce n’est certainement pas pour rien qu’ils s’en défendent. Elle ouvre, par ce regard singulier, des espaces de pensées. Paroles de "SDF" et parcours se mêlent au récit pour nous en faire (re)sentir la folie de la rue, de l’autre, de l’intime étrangeté. Si Sylvie Quesemand Zucca pose parfois quelques recommandations, c’est toujours avec prudence, évitant ainsi l’écueil tellement attendu de l’expertise. Je vous salis ma rue est donc un livre passionnant qui, loin de conclure sur le sujet de l’exclusion, permet de continuer de s’en approcher, de poursuivre ce travail d’apprivoisement mutuel. Nous avons beaucoup à apprendre des personnes en exclusion, en cela qu’elles portent les stigmates de notre société et de la difficulté d’être humain…
Notes
(1) Sylvie Quesemand Zucca, Je vous salis ma rue. Clinique de la désocialisation, Col. Un ordre d’idée, Ed. Stock, 2006