A propos de Enquête sur Hamlet", de Pierre Bayard
03 février 2005

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DUFOUR Alain
Billets



Qui a vraiment tué le roi de Danemark ? Est-ce bien Claudius ? Comment expliquer alors qu’il ne réagisse pas lors de la pantomime qui mettrait en scène le meurtre qu’il a perpétré ? Et encore : pourquoi Hamlet traite-t-il Ophélie avec ce violent mépris ? Que lui reproche-t-il ?

Pierre Bayard parvient à nous tenir en haleine durant 181 pages (*) de considérations serrées à propos d’un drame peut-être le plus exploré, le plus détaillé de la littérature.

C’est déjà une prouesse.

Il parvient aussi à construire une réponse inédite, soufflante, aux invraisemblances gênantes, aux embarras persistants que le drame a suscités depuis toujours.

C’est un exploit.

Nous ne pouvons évidemment pas prendre le risque de révéler l’ingénieuse solution qu’il propose dans les dernières pages puisque nous souhaitons inciter à découvrir cet ouvrage à la fois savant et plein d’humour.

Il faut souligner d’emblée que Pierre Bayard témoigne d’une connaissance précise des apports importants qui ont précédé son enquête sur le drame Shakespeare. Parmi eux, bien sûr ceux de Freud mais aussi la contribution majeure de Lacan dans Le désir et son interprétation.

Ce cheminement à travers la littérature critique consacrée à ce monument universel sert également d’assise et d’illustration à une originale théorie de la lecture.

Il va développer ses thèses en partant de la réaction disproportionnée provoquée par un article de Walter Wilson Greg paru dans The Modern Language Review en 1917 à propos justement d’incohérences relevées dans le déroulement de la tragédie. Il s’agit de l’important travail de John Dover Wilson, Pour comprendre Hamlet. Enquête à Elseneur. Cette réponse va être rédigée tout au long d’une vie en réponse au bouleversement provoqué par les remarques de Greg Wilson qu’il ne peut pas admettre. Cette somme, évoquée élogieusement par Lacan dans Le désir et son interprétation (leçon du 18 mars 1959), parce qu’elle est exemplaire de l’acharnement que provoque ce problème littéraire, va servir de support à une investigation d’une toute autre ampleur.

En effet Pierre Bayard ne se contente pas de verser une interprétation de plus dans l’immense dossier que les siècles ont constitué sur le drame. Il propose de surcroît une théorie critique susceptible de charpenter cette déclaration de Jacques Lacan : "les créations poétiques engendrent plus qu’elles ne reflètent les créations psychologiques". (Le désir et son interprétation – leçon du 4 mars 1959). Lacan marque aussi à quel point cette pièce, et sans aucun doute son succès, fonctionne comme un miroir où chacun est susceptible de rencontrer son désir. C’est ainsi qu’avec malice il décline les aspects obsessionnels, hystériques, psychotiques qu’à bon droit l’on peut repérer chez Hamlet.

Dans le fil de cette remarque sur la variabilité de l’interprétation P. Bayard montre la diversité des lectures, leur caractère inconciliable parfois, l’influence décisive sur le lecteur des conditions culturelles, historiques dans lesquelles il prend connaissance d’un récit romanesque ou d’un drame. Qu’est-ce que lire ? Quel est l’objet vrai de la lecture ? Qui lit quoi ?

L’Enquête sur Hamlet est sous-titrée : "Le dialogue de sourds" parce que cette étude s’attache à expliquer quels processus sont à l’oeuvre dans la critique littéraire, et plus largement dans toute lecture, pour maintenir une méconnaissance, jugée en définitive par l’auteur au moins aussi féconde que regrettable!

Il dégage une rhétorique silencieuse fondée sur l’emploi insidieux d’une figure de style qualifiée : « la syllepse invisible". Soit ce procédé, tantôt utilisé à dessein, tantôt imposé sans que l’on en ait la moindre maîtrise, et qui consiste à utiliser ou à se référer à une même désignation pour évoquer des objets distincts. Le même mot, la même phrase, le même chapitre ne peuvent jamais constituer une citation fiable, "objective" car ils sont forcément filtrés, gauchis par des représentations à l’insu même de celui qui cite ou qui lit. Pierre Bayard ne manque pas d’illustrer son propos d’exemples qui sont autant de manières d’illustrer la trop célèbre formule de Jacques Lacan "Un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant". Trop célèbre puisque sa répétition même en étouffe la formidable portée. Et c’est en cela que Pierre Bayard est aussi rafraîchissant : en somme il utilise la littérature pour éclairer des difficultés conceptuelles comme certains pédagogues usent de jeux, pour éclairer des questions mathématiques réputées ardues auprès d’élèves récalcitrants.

Il en vient à montrer comment ce mécanisme qui rend impossible la coïncidence d’un signifiant avec lui-même, dans sa plus grande extension, se reconnaît dans la constitution de paradigmes qui compromettent fâcheusement les possibilités de s’entendre sur l’interprétation d’un texte.

S’appuyant sur les travaux de Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Pierre Bayard montre de quelle manière la lecture d’une oeuvre s’exerce forcément à travers le tamis, ou le prisme, d’un "paradigme intérieur". Comment dans ces conditions remédier aux difficultés sans cesse renouvelées, multipliées par "Le dialogue de sourds" que ces "fenêtres du fantasme" instaurent ? Peut-être comme le suggère Pierre Bayard en usant d’une « herméneutique privée" susceptible de montrer "combien notre lecture des oeuvres puise aux sources de nous mêmes, à la rencontre du monde incomplet du texte et d’un univers personnel qui vient en compléter les manques" (p.167)

Loin de déplorer cette mésentente, en quelque sorte essentielle, Pierre Bayard au contraire dénonce les effets délétères d’une "unification illusoire" promue par l’ irrépressible envie de "communiquer". Dans un même mouvement, il nous livre dans les dernières pages « le" secret d’Hamlet et une magistrale réhabilitation du malentendu même s’il se propage au gré « d’hallucinations intellectuelles, ces déplacements minimes de la pensée qui nous font soudainement percevoir, par exemple dans un texte littéraire, autre chose que les autres, avec une conviction intime aussi forte que l’incompréhension de ceux qui fixent le même point sans rien voir" (p.106).