Roland Chemama vient de publier Dépression, la grande névrose contemporaine (1), aux éditions Érès dans la collection Humus. Est-ce une sorte de suite à Clivage et modernité paru en 2003 dans la même collection ? Nous le pensons.
D’abord dans la forme, celle de lettres échangées entre deux amis, deux compères, l’un se faisant plus béotien que l’autre ; mais ce stratagème, cette convention, nous donne toujours à la lecture le sentiment d’une conversation avec soi-même ce qui, bien évidemment, ne nous change pas de l’ordinaire : ne sommes-nous pas toujours en train de dialoguer avec cet Autre intérieur et plus ou moins intime ? Et puis il renoue avec la grande tradition d’échanges de lettres réelles ou factices du siècle des lumières…
Par le thème ensuite : Roland Chemama s’interroge dans notre modernité comme analyste avec les outils légués par Freud et Lacan : il y a dans la dépression une sorte de déni de la réalité, une peur de l’avenir, un rapport au temps qui met le sujet d’aujourd’hui dans une grande perplexité face aux tâches quotidiennes et aux engagements du monde ; comment l’analyste, dont on pourrait dire qu’il est un citoyen un peu décalé, et dont c’est le pain quotidien que d’entendre la plainte d’un particulier, ne serait-il pas "inter-essé" à repenser sa pratique de la direction de la cure à partir de sa réflexion sur la dépression que Roland Chemama conçoit "comme une structure psychique particulière où un homme ou une femme peuvent se trouver privés de leurs repères symboliques" ?
Enfin par ce style épatant qu’il a de nous faire visiter ou revisiter les idées créatives (et récréatives) de nos maîtres : non seulement il lit (ce qui n’est pas évident pour beaucoup d’entre nous), mais il discute les thèses de l’adversaire ou des collègues, qu’il cite, et chaque court chapitre est suivi des notes nécessaires dans lesquelles peuvent se trouver explicités ou ré-expliqués un concept difficile ainsi que la bibliographie afférente.
Son livre, on l’aura compris, est donc relativement facile d’accès en même temps qu’il est un livre de travail pour celui qui veut bien s’y mettre. Je m’y suis donc mise.
La forme de lettres adressées permet une réponse implicite : Roland Chemama fait suivre le "Cher Ami" de quelques lignes d’introduction où est reprise la question supposée laissée en suspens, ou critique, de l’ "Ami". Cela permet une progression du livre très bien balisée par les têtes de chapitre qui nous font progresser dans la démonstration de ses thèses en même temps que dans la théorie toujours articulée à l’exemple clinique.
"Le défaut d’adresse" plus généralement que la tristesse paraît représentatif des sujets que l’on dit dépressifs aujourd’hui : comment formuler une demande alors que l’on a tout désinvesti ? la dépression qui "peut désigner aussi bien un état qui dure depuis longtemps que la réaction à des difficultés de la vie" est-elle "une création pharmaceutique" ? L’analyste ne peut répondre par le silence à ces sujets désarrimés et "privés de leurs repères symboliques" qui ne reconnaissent dans la réalité que "la répétition désolante du même". C’est bien "le rapport au temps" avec les exigences de réponses instantanées du monde contemporain qui est à interroger. Freud remet Hans dans l’ordre temporel par une unique interprétation en rapport avec le temps… (p. 34) Vous voyez que nous repartons de l’oedipe…Ces premières lettres questionnent le temps dans la modernité c’est-à-dire dans le politique : échappons-nous aux discours ambiants et actuels ? Nous avons à penser la clinique contemporaine à partir d’un grand Autre (comme le pouvoir par exemple) désacralisé : tout est susceptible d’être remis en cause. Roland Chemama cite M. Gauchet pour qui "le christianisme est défini comme la religion de la sortie de la religion" qui s’accélère depuis les années 1970 ; il revient sur Descartes dont Lacan ne manque pas de rappeler dans chacun de ses séminaires qu’il est l’inventeur "du sujet de la science" c’est-à-dire du sujet moderne qui s’éloigne toujours plus d’un temps organisé par le symbolique et plus précisément d’une énonciation sur laquelle porterait le refoulement. Or, je résume Roland Chemama, le sujet déprimé est dépendant de la représentation du temps dans ce qu’elle a de plus problématique : la logique de la subjectivité est une logique du signifiant (p. 54), signifiant qui se répète sans "réordonner les contingences passées en leur donnant le sens des nécessités à venir" ; ce signifiant est ensuite "annulé au profit d’un discrédit porté sur ce qui est perçu de la réalité". Comment s’y prendre avec des patients qui ne parlent pas puisque "la parole, il n’a pas le courage d’y croire" ? Pour Roland Chemama "la dépression est une mystique sans dieu" d’où la question d’un transfert tellement sacrificiel qu’il constituerait une défense contre la castration. En quoi certains analystes feraient ici l’hypothèse d’une "pathologie du narcissisme".
Roland Chemama reprend alors un texte de Lacan de 1938, Les complexes familiaux dans la formation de l’individu où il est question de "la grande névrose contemporaine" et déjà du déclin de l’imago paternelle ; l’intuition de Lacan dans ce texte est triple nous dit-il : il rapporte "les structures cliniques à des mutations historiques" en particulier à celle de la place du père et, dans une portée plus générale, à une "mutation de l’Autre" (les discours collectifs sociaux). Suivent les chapitres sur "l’impuissance sexuelle et la dévaluation du phallus" impliquant la disparition de la distinction homme-femme.
Bien entendu le concept de forclusion est central, mais Roland Chemama fait l’hypothèse d’une pluralité de courants psychiques chez un même sujet séparant ainsi la forclusion du phallus et celle du Nom-du-Père faisant référence aux deux temps du déni chez le fétichiste ; le social montrant l’exemple par le maintien d’exigences normatives tout en discréditant le père réel.
Abrégeons maintenant que je vous ai donné envie (j’espère) de lire ce livre au style si dynamique et, comment dire ?, qui permet de penser et de travailler ainsi que je le disais d’entrée.
Impossible de mobiliser et de jouer des registres de la présence et de l’absence avec les sujets dépressifs qui "ne peuvent renoncer à être ce qu’ils ne sont pas assurés d’avoir jamais été". Quand Lacan dans le Discours de Rome répartit les différents domaines de la clinique en fonction des rapports de la parole et du langage, il présente, nous rappelle Roland Chemama, sur un même plan trois champs : la folie avec la psychose "où la parole du sujet a renoncé à se faire reconnaître" ; la névrose où "ce que le sujet n’a pu signifier revient sous forme de symptôme" conçu comme un signifiant articulé à d’autres ; et enfin "un sujet qui perd son sens dans les objectivations scientifiques" ce qui déterminerait une clinique sociale aujourd’hui si répandue. Quelles responsabilités pour l’analyste qui participe du discours de la science et faire qu’un sujet investisse un désir singulier.
Kafka, Hamlet, Hans, autant d’exemples pour Roland Chemama posant la question de l’acte dans un monde de "phobie généralisée", acte qui suppose un franchissement donc un risque valable aussi bien pour l’analyste qui lui-même doit tenir comme une position de clivage.
Concluons en remerciant Roland Chemama d’abord par l’actualité des derniers chapitres qui concernent la perversion ou ce que l’on appelle la version vers le père en rapport avec la clinique avec les enfants et les questions de la pédophilie : "s’il y a déclin aujourd’hui du père symbolique, c’est un père imaginaire plus ou moins terrible, qui peut venir à la place même où il a disparu" ; en le remerciant du plaisir que nous avons eu à le lire et en rappelant l’universalité de cette question de la dépression : "ce qu’on appelle dépression n’est en quelque sorte, qu’une forme accentuée, pathologique, d’un état de détresse dont chacun de nous a dû se prémunir".
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