A propos de Céline et le grand mensonge", d'André Rossel-Kirschen
19 janvier 2005

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DUFOUR Alain
Billets



Qu’en est-il de l’alchimie qui décide de l’énamoration littéraire ? Aujourd’hui je ne sais plus ce qui avait pu fasciner le jeune homme qui découvrait le Voyage au bout de la nuit. Je ne récuse pas mon enthousiasme de jadis. Si c’est possible, je souhaite savoir. Les remarques de Lacan sur l’amour courtois et ce que nous pouvons en tirer à propos des dérives de l’esthétisme peuvent nous guider. Est-ce que cet énigmatique élan vaut de rester aussi irrésolu que le coup de foudre ?

Il serait vain d’alimenter le débat qui différencie un auteur et son oeuvre et qui détourne certains de toute connaissance biographique à son propos. Reste que l’on est souvent meilleur lecteur quand on rétablit quelques vérités et que l’on découvre certains ressorts de la création.

"Le public ne demande pas à comprendre. Il demande à croire. Il ne faut pas procéder par explications mais par affirmations catégoriques" recommande Louis Ferdinand Destouches en 1928 dans La Presse médicale. Cette assertion méprisante situe déjà la posture d’un auteur qui ne s’en départira jamais. C’est une déclaration de foi dont il abusera à l’envi en toutes circonstances. "Les juifs devraient m’élever une statue pour le mal que je ne leur ai pas fait et que j’aurais pu leur faire… " déclare-t-il ainsi dans un mémoire rédigé en vue de sa défense et reproduit dans Le Danemark a-t-il sauvé Céline ? (Helga Petersen-Paris, Plon, 1975).

L’historien, et ancien éditeur, André Rossel-Kirschen a publié en octobre 2004 un essai intitulé Céline et le grand mensonge (Éditions Mille et une Nuits). Il vise, soyons clairs, un large public et non pas un cercle de spécialistes. Son livre commence par citer l’article du Petit Robert consacré à cet auteur pour en dénoncer toutes les affirmations et il remet complètement en question ce que tout un chacun croit savoir à propos de Louis Ferdinand Céline. Il révèle la construction mythique, parfois étrangement naïve, à laquelle se voue Destouches afin que l’on retienne de lui la figure d’un engagé volontaire en 1914, d’un blessé infirme à vie, d’un étudiant méritant, celle d’un médecin des pauvres dévoué, et surtout avec une indéfectible rage celle d’un malheureux persécuté sans un sou. Tout ceci n’est que mythologie habilement élaborée. De fait il vit dans une pauvreté d’apparat plus ou moins répugnante alors qu’il dispose de véritables fortunes immobilières ainsi qu’en en or et en bijoux. "Grand mensonge" au regard de ce que nous apprend ce livre est presque une litote : difficile de savoir ce qui l’emporte chez cet auteur du cynisme haineux ou de la cupidité. Sa mythomanie et sa goujaterie vont de pair et recouvrent sa vie y compris sa jeunesse du même voile d’impudeur.

Bien sûr il est question de coulisses éditoriales, de leur responsabilité dans l’édification de la légende. Et l’on pourra également s’étonner de l’indulgence accordée à un auteur aussi insultant envers ceux qui le publient. Mais l’étude du cas de L.-F. Destouches met en lumière surtout sa propre stratégie. À suivre l’argumentaire d’A. Rossel-Kirschen ce qui dirige Destouches en matière de littérature est uniquement l’appât du gain. De fait de larges extraits de sa correspondance dénotent une bassesse et la folie d’un Harpagon préoccupé d’amasser et seulement d’amasser en usant de n’importe quel moyen. Il semble qu’il ait ainsi écrit Bagatelles pour un massacre et L’école des cadavres (1938), puis Les beaux draps, avant tout parce que c’est une sorte de libelles dont il suppose qu’il vont rapporter gros. Et à suivre l’historien il n’est pas si sûr qu’il ait commis ces infamies par antisémitisme. Reste à savoir si la vénalité doit être tenue pour une circonstance atténuante ou si elle empire encore sa conduite ? L’innocent aura le soin en tout cas de faire traduire et rééditer ces obscénités durant l’occupation.

Au reste il est recommandé de ménager des pauses dans la lecture de cette contribution : elle est capable de provoquer des nausées tant la conduite examinée est répugnante. Dans certaines lettres, la rapacité aboutit à une sorte de bêtise sordide : l’aveuglement des Thénardiers (que lui-même dans l’une de ses nombreuses attaques projectives se plaît à citer), ce singulier suspens de la ruse même, devant l’occasion de "faire un coup". C’est ainsi qu’après guerre, il envisage très sérieusement de donner une suite, qu’il imagine plus appropriée aux circonstances, à ses écrits antisémites. Dans une lettre à un universitaire américain et juif qui s’est intéressé à son oeuvre – mais qu’il rejettera quand celui ci osera émettre des réserves sur les qualités de sa personne – d’associer "aryens et juifs contre les noirs et les jaunes" pour les mêmes motifs de profit.

Des éléments inédits permettent de mieux saisir comment L.-F. Destouches a su anesthésier le discernement et faire jouer des protections efficaces. Un des intérêts de cette recherche est de montrer quelle fut sa tactique pour se défendre : le cloisonnement, la dénégation et un culot stupéfiant. Par exemple, il argue du fait que les articles ou les lettres accablants qui ont été publiés dans les journaux de l’occupant étaient tronqués. C’est exact ! Même les nazis avaient jugé trop extrémistes les propos qu’il tenait !

Nous pouvons être reconnaissants à Andé Rossel-Kirschen d’avoir retrouvé ou rassemblé et publié les pièces manquantes censées le disculper et qui en réalité ne font qu’aggraver son cas.

Faut-il supposer que Destouches se fait passer pour paranoïaque par calcul ou l’était-il vraiment ? En tout cas sa haine méprisante d’autrui et sa mégalomanie confinent souvent au délire. C’est aussi vrai de son attitude envers ses éditeurs et ses avocats ou envers celles et ceux qui l’ont secouru dans des passes difficiles. Le détail de tout cela est assez édifiant : les extraits de sa correspondance privée comme professionnelle en témoignent amplement.

Il reste son succès renouvelé après le "Voyage au bout de la nuit". Sur quoi repose-t-il ? Sur son style ? Nous renvoyons à ce sujet à l’article d’Esther Tellermann paru dans La Célibataire intitulé "Etes vous ressentimental ?". Quelle est la fonction des points de suspension qui scandent les récits de Céline ? Ne seraient-ils pas l’écrin de son objet coprophilique, l’horizon d’une rencontre entre son désir et d’insondables rumeurs que chaque lecteur peut présumer l’habiter. Cette gloire littéraire serait alors plutôt liée à un répugnant opportunisme fondé sur les moins recommandables des passions humaines auxquelles Destouches ferait en quelque sorte écho par une écriture où l’ellipse mercantile alterne avec l’injure misanthropique. Ses défenseurs feront valoir qu’il en dit long sur la vérité de la névrose. Soit, elle n’est peut-être pas bien jolie, mais est-il si sûr que l’hyperréalisme littéraire pour la révéler soit le plus instructif ?

Cet essai est net, sans fioritures, détaché de tout effet. Il lui a été reproché de s’attaquer à un personnage qui ne peut plus se défendre. Ce grief paraît bien dérisoire devant les méfaits dénoncés. Ils concernaient des populations entières et bien vivantes accablées par une persécution meurtrière ainsi encouragée par un lyrisme où la violence du ressentiment le dispute à la vulgarité et dont les conséquences néfastes pour ne pas être mesurables n’en sont pas moins certaines. Il est toujours possible d’objecter que l’auteur a retenu une sélection très orientée dans l’abondance des correspondances, des biographies et des études consacrées à Céline. D’accord. Ce qu’il faut bien nommer un réquisitoire n’en est pas moins probant.