A l'est, rien de (vraiment) nouveau ?
22 juin 2025

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Thierry FLORENTIN
Textes

Autrefois, les choses étaient tout de même autrement plus simples.

 

Et comme nous étudions cette année le séminaire de Lacan sur l’acte psychanalytique, je vais en reprendre ses codes.

 

Posons que nous avions jusqu’ici à nous débrouiller avec cette injonction, qui nous venait des générations précédentes : Tout trait est vertical.

 

Globalement, nous partions d’un cercle, constitué initialement et de manière homogène de traits verticaux et obliques en proportions égales, c’était la bisexualité psychique originaire telle qu’elle est décrite par Freud, à charge pour chacun de progressivement s’orienter les uns vers un cercle composé uniquement de traits verticaux, les autres vers un cercle composé exclusivement de traits obliques.

 

C’était bien évidemment une fiction, et la vie se déroulait à tourner avec plus ou moins de réussite et de bonheur autour de ces trois cercles, tant il est vrai que nous n’aurons jamais aucune assurance sur ce que nous sommes vraiment, en dehors des signifiants qui nous constituent, et qui certes peuvent faire office de réassurance, mais en aucun cas d’assurance définitive de notre sexuation, ni de son assomption.

 

Au fil des aléas et des situations d’une vie amoureuse, professionnelle, sociétale, ou familiale, nous pouvions être amenés à notre insu à nous retrouver provisoirement dans un cercle ou dans l’autre, sans que cela tire généralement à conséquence ni n’ébranle notre certitude d’appartenir à un cercle déterminé.

 

Un exemple des plus cocasses, parmi une infinie foultitude  d’autres, consiste en ces hommes qui se targuent de leur virilité en se drapant de la demande de leur compagne de les protéger.

 

Ils sont en place de mère.

 

Le malentendu homme-femme se nourrit du semblant qu’une vie bien remplie se charge de désillusionner autant que d’assumer.

 

A cette assertivité que Tout trait est vertical, les repères en sont aujourd’hui fort brouillés.

 

Un effaçon s’est mis à l’œuvre.

 

A commencer par le Tout, parce que vraiment, et comme son nom l’indique, le Tout est totalitaire, et il est devenu fort mal venu, sinon interdit, d’interdire.

 

Le Tout a pour principal défaut de n’avoir aucun respect élémentaire pour la singularité de chacun, laquelle est devenue une revendication sur laquelle il est désormais impossible de transiger.

 

Une nécessité s’est imposée, celle de le supprimer, et de le ranger au magasin des vieilleries et des antiquités.

 

A la rigueur il pourrait être remplacé par le Tous, comme dans le Tous ensemble, par exemple, mais nous savons, à la suite des travaux notamment du linguiste Jean-Claude Milner, dans son ouvrage remarquable « Les penchants criminels de l’Europe démocratique » que ce Tous repose sur la logique du tiers-exclu.

 

Le Tous ne peut se soutenir que d’un Tous contre.

 

Et le trait, alors ?

 

C’est un facteur de discrimination, qu’il n’est assurément plus convenable de conserver, puisqu’il ne tient son autorité que de l’asservissement du point, et même de plusieurs points alignés, alignement imposé, entravant par là même son émancipation et son libre-arbitre.

 

Le trait est l’abus du point, qu’il cherche à dominer et à mettre sur une ligne arbitraire pour exister.

 

De fait, le trait présente tous les signes d’un colonialisme évident.

 

Quant à vertical, dont la simple évocation rappelle son accointance phallique, seule une idéologie clivante pourrait le faire préférer à l’oblique, qui est en droit de revendiquer une égalité de droits.

 

Sans oublier la voix de l’ensemble des minorités et spécificités de l’oblique, selon qu’il s’élance de gauche à droite, de bas en haut, qu’il soit levogyre, ou dextrogyre….

 

Il ne faudrait oublier personne…

 

Gloire du wokisme.

 

Alors que reste-il pour s’orienter?

 

Après que Tout, Trait, et Vertical, aient été effacés?

 

EST.

 

Oui, il reste le verbe EST.

Est ce qui reste de l’injonction Tout Trait est vertical après l’amputation consensuelle de ses éléments conflictuels.

 

On ne manquera d’y voir un verbe sans sujet et sans adresse.

 

Autrement dit, si nous reprenons le quadrant de Pierce, nous sommes en train de transmettre aux jeunes générations une injonction à se repérer au sein de ce quadrant sans mode d’emploi, sans boussole et sans autre consigne qu’un verbe sans sujet, assertorique à défaut d’être impératif.

 

Car Est n’est pas Sois, du « Sois un homme, mon fils » cher à Rudyard Kipling.

 

Il est posé au centre de l’énoncé, dont il représente le terme unique, et n’implique ni quête, ni doute, ni temps logique, ni vacillation, ni alternative d’aucune sorte.

 

Désorientation du sujet, qui reçoit cependant le commandement de s’orienter.

 

Ainsi pour le patient de Fabrizio Gambini, qui lui demande : Comment fait-on pour savoir qu’on est pas homosexuel ?

 

Ce EST qui ne présente aucun autre référent qu’à lui-même fait courir au sujet le risque d’un total effondrement dès lors qu’il est simplement interrogé ou questionné.

 

Comme cela est arrivé à une de mes patientes, alors que n’ayant en tête que d’engager pourtant prudemment la conversation, je me risquais à lui demander dès les premières minutes de l’entretien: « Mais pourquoi voulez-vous faire une transition? « 

 

Je n’eus d’autre choix que de la raccompagner en larmes jusqu’à la sortie de mon cabinet.

 

A une autre de mes patientes, plus âgée, et qui avait engagé une transition tardive, mais qui pour des raisons médicales, ne pouvait envisager une hormonothérapie, et devait se contenter de porter des habits à la garçonne, j’eus un jour le malheur après un malencontreux concours de circonstance de l’appeler madame, alors même que jusqu’ici j’avais pris le plus grand soin à l’accueillir d’une voix tonitruante avec son prénom masculin.

 

Les années de mise en confiance et d’entretiens authentiques et vrais que nous avions eu ensemble tombèrent d’un coup et elle disparut non sans m’avoir agoni de propos disqualifiants et injurieux.

 

Sa confiance en moi, mais aussi la consistance qu’elle attribuait à son Moi, reposaient sur ce que l’autre la n’homme.

 

Cette même difficulté si non l’absence de dialectisation et de jeu entre les identités féminines et masculine se retrouve chez l’ensemble des patients candidats à la transformation sexuée.

 

Un autre de mes patients engagé dans une transformation pour laquelle il avait été hormoné, mais non encore opéré, et qui découvrait que la féminisation n’avait en rien résolu son mal-être global face à la vie, me disait que lorsqu’il avait éprouvé à l’adolescence des fantasmes d’homosexualité féminine, il s’était ainsi persuadé qu’il n’était pas dans le bon corps, et qu’il n’avait eu de cesse d’attendre sa majorité pour démarrer sa transformation.

 

Mais il n’avait jamais jusque-là éprouvé le besoin de s’en ouvrir à personne, parents ou thérapeute.

 

Et pourtant, il s’agissait d’une problématique des plus classiques, et des plus inhibantes, d’un adolescent coincé à l’ombre d’un grand frère prestigieux, qui s’était accaparé du père toute la brillance phallique de la famille, à tel point qu’il ne lui était plus rien resté.

 

Qu’en disent les pères?

 

Dans les années 80, j’en recevais parfois quelques-uns, totalement inconsolables, qui venaient d’apprendre l’homosexualité de leur enfant.

 

De quoi vous plaignez-vous, leur disais-je, votre fils, votre fille est vivant, vivante, et heureux, heureuse, qu’y a-t-il de plus important ? Où se trouve le problème?

 

Mais vous ne comprenez rien, me répondaient-ils alors, le problème est QUE NOUS N’AURONS JAMAIS DE PETITS-ENFANTS.

 

Heureusement, les techniques scientifiques de la fécondation qui ne tardèrent pas à prendre leur essor démocratique les années qui suivirent vinrent apporter une consolation à ces parents éplorés, qui surent ainsi s’adapter.

 

Quarante ans plus tard, nouvelles générations, nouvelles cliniques, je reçois des parents effondrés, et tout autant inconsolables, qui viennent d’apprendre la transition de leur enfant.

Je ressors mes mêmes arguments, car en quarante ans, à ma grande honte, je n’en ai toujours pas trouvé d’autre.

 

De quoi vous plaignez-vous, leur dis-je, votre fils, votre fille, est vivant et heureux, heureuse, c’est l’essentiel, et il n’y a pas de chose plus importante, où se trouve le problème?

 

Mais vous ne comprenez rien, me répondent-ils, le problème est que notre fils, notre fille est MORTE.

 

Il existe un dénominateur commun au désespoir des parents, à quarante ans d’intervalle, et qui est l’atteinte et l’entame des liens symboliques de la filiation.

 

Dans son dernier ouvrage, « Le Plan hors-sexe », Monette Wacquin cite longuement un extrait du séminaire de Pierre Legendre sur la filiation, et notamment un article intitulé « L’attaque nazie contre le principe de filiation », que l’on trouve aux pages 205 à 209 de ses Leçons IV, suite 2, séminaire sous-titré Fondement généalogique de la psychanalyse.

 

Pour Pierre Legendre, le paradoxe de notre drame avec le nazisme est qu’il a été défait militairement, et non par la Raison.

 

De fait, un certain nombre de ses actes sont toujours à l’œuvre depuis ce temps, négligés ou passés inaperçus.

 

L’obsession nazie pour l’extermination des juifs, et sa focalisation notamment sur les fils et filles, devant conduire à l’extinction des lignées, portait sur les enfants de l’Alliance, fruit d’un pacte dans l’humanité, où le sacrifice humain devenait grâce aux lois de la parole, et à la ligature qui s’ensuivit de ces lois avec le corps un engagement symbolique.

 

Cela est advenu dans le récit fondateur des trois monothéismes d’un père patriarche, Abraham, à son fils Isaac.

 

Il convenait pour les nazis de défaire par tous les moyens scientifiques en leur possession à l’époque ces liens du symbolique entre les générations, ce qui devait conduire, écrit Pierre Legendre, à l’avènement d’une « conception bouchère de la filiation ».

 

Avec l’explosion des méthodes scientifiques à l’oeuvre ces dernières années, ainsi que la diffusion et la banalisation de leurs techniques, le travail de Pierre Legendre apparait d’une surprenante prémonition et d’actualité.

 

Il est amusant de constater que ce trait n’a pas échappé au réalisateur du film Emilia Perez qui fait de ce rôle de passeur entre le corps et le symbolique le pivot principal du film.

 

Passeur, qui est la véritable signification du mot hébreu Ivrit, lorsqu’après avoir été chercher du côté de la modernité asiatique la plus complexe et hi-tech, dans une clinique immaculée aux allures d’usine, l’avocate Rita Moro Castro chargée de faciliter la transition du criminel chef de cartel Manitas Del Monte se tourne vers un chirurgien de Tel-Aviv, dont un long plan séquence montrera les flammes dévorant les lignes manuscrites et remplies de son écriture hébraïque de son carnet de notes, afin de ne laisser aucune trace de sa transformation.

 

A noter que jusque dans les années 1950, les représentations théatrales de Faust en Allemagne, une des pièces les plus jouées de Goethe, attribuaient systématiquement à Mephistophélès les traits caricaturaux d’un Juif.

 

Trouble dans la filiation.

 

Sous le signifiant de la transition, une seule lettre l’homophonise vers celui de la transmission.

 

Serait-ce le m de Maman?

 

Un de mes patients, marié, et admirable père d’une petite fille de quatre ans, hormoné, et qui avait déjà engagé des démarches auprès de l’état-civil, vit sa demande de transition chuter dans l’instant où l’on venait de lui annoncer le décès brutal de son père, par arrêt cardiaque, et où il eût à prendre quelques responsabilités supplémentaires face à un frère handicapé qui n’avait plus que lui sur qui compter.

 

Tandis qu’une autre de mes patientes , face à qui il n’eût pas fait bon de se trouver opposé dans un pugilat, sur-hormonée et mastectomisée, déjà appareillée, engageait un procès contre son père, médecin, à qui elle reprochait de lui avoir prescrit des bloqueurs de croissance au début de l’adolescence.

 

La question de l’abandon, du sévice, de l’abus, de l’ordre de l’incestuel ou de l’incestueux, n’est jamais très loin.

 

Rare est ce qui a pu rester de l’ordre du fantasme, la majorité des souvenirs et des actes étaient inscrits dans le Réel.

 

Et je terminerais par une dernière remarque.

 

Est, ce verbe injonctif, ne peut à lui seul constituer une boussole.

 

Il est comme son nom l’indique de l’ordre de l’Étant, et non de l’Être.

 

Au hasard et à l’aléatoire où se joue la destinée d’un ordre sans sujet et sans adresse, la topologie nous enseigne que ses avatars peuvent bien conduire le parlêtre à la transition de genre tout autant qu’à tout autre phénomène, tel que celui-là, qui ne lui est disssocié qu’en apparence, et qui est le masculinisme, ou le mouvement Incel (Involuntary Celibataire), dont la série télévisée Adolescence en donne une fascinante illustration.