« Si tu peux garder la tête froide alors que tous la perdent… »
Rudyard Kipling, If
Une jeune surveillante tuée par un garçon de 14 ans à Nogent, un adolescent poignardé par un autre adolescent à Paris ; un autre de 17 ans poignardé devant le lycée de Yerres dans l’Essonne, lors d’une rixe entre deux bandes de quartiers différents ; à Rouen, une jeune fille de 17 ans poignardée par son ex-petit ami ; une autre de 14 ans tuée de plusieurs coups de couteau par son petit ami en Saône et Loire… Si la délinquance des mineurs baisse globalement, ils sont de plus en plus impliqués dans des faits extrêmement violents. Le premier ministre et le ministre de l’intérieur surenchérissent : interdire la vente des couteaux aux mineurs (ce qui est déjà inscrit dans la loi !), installer des portiques de détection à l’entrée des lycées, contrôler les jeux en ligne, violents pour la plupart… Le président Macron dénonce, c’est un fait, une désinhibition de la violence chez les jeunes, comment la comprendre ?
De quoi ce couteau est-il le nom ?
La valeur phallique du couteau est évidente, il est l’instrument de la puissance de Dieu dans la bible (Le sacrifice d’Abraham, l’égorgement rituel de l’agneau de Pâques…), il est celui de la vengeance dans la vendetta corse, de la jalousie de Paillasse dans l’opéra de Mascagni, de la rivalité puis du désespoir amoureux de Don José dans la Carmen de Mérimée et Bizet : dans ces affaires, « le prix se paie à coups de navaja. »
Mais si, semble-t-il, une histoire réelle est à l’origine de la nouvelle de Mérimée, la tragédie, comme le pointe Freud à propos d’Œdipe roi, montre de façon réalisée ce qui relève du désir inconscient. Le 15 octobre 1897, il écrit à Fliess : « J’ai trouvé‚ en moi, comme partout ailleurs, des sentiments d’amour envers ma mère et de jalousie envers mon père, sentiments qui sont, je pense, communs à tous les jeunes enfants, […]. S’il en est bien ainsi, on comprend, en dépit de toutes les objections rationnelles qui s’opposent à l’hypothèse d’une inexorable fatalité, l’effet saisissant d’Œdipe Roi […], la légende grecque a saisi une compulsion que tous reconnaissent parce que tous l’ont ressentie. Chaque auditeur fut un jour en germe, en imagination, un Œdipe et s’épouvante devant la réalisation de son rêve transposé dans la réalité. »1. Bref, ce que Freud repère là, fut-ce en l’épinglant d’un mythe, c’est une structure, symbolique : il n’arrive que rarement que les fils tuent leur père ; leur frère parfois comme Caïn son frère Abel dans un moment de colère, parce que, dit la bible, l’offrande de son frère avait été approuvée par Dieu et non la sienne… Situation caractéristique d’invidia, engendrant la fureur comme dans l’exemple de Saint Augustin rapporté par Lacan.
« Tu seras un homme, mon fils » (Si, si, si …)
Chez les adolescents de l’entre-deux guerres du siècle dernier, se voir offrir un couteau constituait un cadeau marquant l’accès à l’âge adulte. Dans la France très majoritairement rurale, l’avoir sur soi permettait de s’en servir à table, couper du pain ou du saucisson pour le casse-croûte, cueillir un légume dans le jardin, tailler une branche de noisetier … Nullement pour s’en servir contre son prochain. Et s’il y avait des accrochages entre adolescents de villages voisins, où commençait l’étranger, ils se réglaient à mains nues. Tout au plus façon guerre des boutons, certains repartaient quelque peu déshabillés, atteint dans leur dignité mais pas dans leur corps, se faire couper le zizi restant une menace sans mise en œuvre.
Se faire couper le zizi, c’est à quoi, imaginairement, le garçon échappait en refoulant ses désirs sexuels infantiles et en reportant son énergie libidinale vers un devenir-grand où l’attendraient, plus tard, les satisfactions auxquelles il renonce aujourd’hui. C’est précisément ce conflit œdipien qui, chez nombre d’enfants aujourd’hui n’est pas mené à ce point de franchissement, voire à peine engagé du fait des transformations sociétales, et conséquemment éducatives survenues en occident dans les dernières décennies sous l’effet de la dérégulation généralisée liée au néolibéralisme. Avec des effets psychiques analysés par Charles Melman sous le chef d’une nouvelle économie psychique2 qui fait prévaloir la jouissance à tout prix sur le désir conditionnel et, comme ont pu l’analyser des philosophes comme Marcel Gauchet3 ou Bernard Stiegler4, la réalisation individuelle sur l’intérêt collectif, le narcissisme sur l’altérité. Chacun aura pu entendre dans la rue ou les supermarchés, ces jeunes enfants très tôt sous la tyrannie de l’objet de consommation hurler au moindre refus de satisfaction de leur mère « exagérément bonne » ou ces petits écoliers instables et agités, qualifiés de TDAH, au point que le recrutement de professeurs des écoles devient problématique. « Je ne veux pas d’enfant, ce n’est pas pour me laisser pourrir la vie par ceux des autres », me dit cette jeune femme à qui l’on conseillait de se présenter au concours de recrutement de l’éducation nationale. Au point aussi que certains hôtels, restaurants ou centres de vacances précisent « Enfants non admis ». Ou que certains grands-parents en viennent à redouter la garde obligée de leurs petits-enfants pendant les vacances des parents…
« De là sa souffrance et sa rage »
Il ne faut alors pas s’étonner qu’à l’adolescence, où se rejoue ce franchissement supposé conduire à l’assomption d’une position subjective, se produise, au contraire, une exaspération du narcissisme lorsque l’adolescent vient se heurter à des refus, des insatisfactions, des impasses, des contraintes et entraîne des passages à l’acte violents à l’égard de congénères réels qu’ordinairement centré sur ses relations virtuelles, il ne calcule pas. Ou sur des représentants d’une fonction symbolique dégradée : enseignants, soignants, policiers, administratifs…
Lors d’un micro-trottoir, au lendemain de la rixe de Yerres, un « jeune de banlieue » disait en substance (et de mémoire) : « C’est sûr, nous on est comme ça, il faut pas venir nous chercher, on a vite fait de sortir le couteau. Mais pas pour tuer, juste blesser, même pas, une écorchure… Mais, y en a qui vont trop loin, qui ne se contrôlent pas… » Evidemment, il y aurait à distinguer plus finement entre ces agirs pulsionnels mal contrôlés par un surmoi défaillant selon qu’il s’agit de passages à l’acte délirants, de terrorisme idéologique ou religieux, de vengeance identitaire ou suite à une blessure narcissique intolérable chez un jeune « ordinaire ».
Dans son analyse de la jalousie de Caïn à partir du texte de la Genèse, André Wenin5, visiblement instruit par Lacan de ce que le mythe donne forme à la structure, explique que, mis par sa mère à la place de son père Adam récusé comme simple géniteur, puisqu’elle dit « avoir acquis » cet enfant avec Adonaï, « Caïn est marqué dès sa naissance par un lien exclusif à sa mère où il ne peut trouver place en tant que sujet. » D’où la précipitation dans le passage à l’acte au moment où « Adonaï lui refuse le regard accueillant qu’il réserve à Abel et à son offrande. Au fond, la jalousie de Caïn tient au fait que jusque-là, il a vécu avec sa mère une relation sans tiers, sans autre, et donc sans manque. [..] De là sa souffrance et sa rage. Car ce manque le fait souffrir et lui est insupportable. Or, il pourrait être un ‘’bien’’ puisqu’il est de nature à l’ouvrir à une autre relation et lui permettre d’échapper à la fusion où sa mère le tient captif. »
Prophétique, non ?
Références
1 Freud S., La naissance de la psychanalyse. Paris, PUF, 4ème éd., 1979, p. 198.
2 Melman Ch., 2002, L’homme sans gravité. Jouir à tout prix, Paris, Denoël.
3 Gauchet M., 1998, « Essais de psychologie contemporaine I et II », La démocratie contre elle-même, tel Gallimard, Paris, p. 230-295.5
4 Stiegler B., 2004, 2005, De la misère symbolique, Tome 1 et 2, Champ essais/Flammarion, 2013, p. 335.
5 Wenin A., 1999, « Adam et Eve : la jalousie de Caïn, semence du serpent. Un aspect mythique de Genèse 1-4 »., Revue des sciences religieuses 73, n° 1, p. 3-16.