Cher Jean-Pierre,
Tout d’abord je tiens à te remercier pour m’avoir invité à débattre avec toi et dois te dire que cela m’a tout à la fois honoré et fait très plaisir. Cela fait si longtemps que j’écoute ce que tu nous dis et que j’en parle, par exemple, à tous ceux auxquels je m’adresse en tant qu’enseignant. Et puisque tu as choisi de parler de transmission ce matin, je tiens tout de suite à faire remarquer et noter la facilité avec laquelle cette clinique si juste que tu nous as apporté avec Charles Melman peut se transmettre, à quel point elle est reçue et adoptée par des collègues pas forcément analystes eux-mêmes. Un exemple : une collègue psychologue qui suit mon séminaire est récemment venue me dire que toute l’équipe du centre médico-psychologique où elle travaille s’est mise à lire L’homme sans gravité. Elle m’expliquait que cette transmission était due à son style à elle, à sa manière de travailler en équipe et cela m’évoquait cette réflexion de ta part où tu disais que la psychanalyse se transmettait par l’énonciation.
Premier exemple pour immédiatement soulever une question : cette panne dans la transmission dont tu parles, est-elle un symptôme social, soit je dirai , un « symptôme actuel » ; « actuel » dans un sens proche où avec Freud il était question par exemple de « névrose actuelle » ? Ou bien est-ce un effet de structure au sens où le langage humain est radicalement différent de ce que l’on appelle communication et ou , bien plus largement, il ne peut y avoir que du malentendu dans nos vies et échanges de parlêtres ? Et puis : cette panne est-elle globale ou plutôt partielle ? J’aurai surtout tendance à répondre : partielle. Même question pour cette affaire de mutation : globale ou partielle ? Et , au fait , une mutation peut elle être autre que globale ? Je ne saurai répondre à cette dernière question .
Relativement à cette affaire de transmission, j’ai choisi pour contribuer à notre échange d’évoquer ce qu’il m’a été donné de faire par le passé dans l’institution où j’ai fait carrière ; ceci pour ensuite aborder la question plus globale qui est celle du psychanalyste dans la cité. Alors, tout d’abord, voici le positionnement qui a été le mien à un moment fort de ma trajectoire hospitalière, celui où , en 1993 , j’hérite de la chefferie du service enfant. Suite à cette passation de pouvoir, à ce moment-là , il m’est demandé ou plus exactement imposé de présenter un projet de service. Projet écrit d’une trentaine de pages à destination bien sûr des personnels du service, de la commission médicale d’établissement, de la direction de l’hôpital et du conseil d’administration. Par cet écrit je m’engage auprès de l’ensemble de la communauté de mon l’hôpital et pas simplement auprès des personnels du service. J’y indique ce que je veux faire et les principes de la politique qui me paraissent devoir être mis en exergue. En caractères gras sur le document, je mets le mot « rencontre » comme étant le point majeur, central de cette politique de soin . Et puis, et c’est là où je veux en venir aujourd’hui , voici ce que j’écris tout d’abord :
« La psychanalyse ne peut et ne doit pas être un principe organisateur du service ». À la suite d’un tel point de départ, j’explique tout ce que la psychanalyse va nous apporter dans le quotidien de notre travail, dans nos élaborations cliniques suite à nos rencontres avec les enfants, avec les parents. Précision importante : ce que je mets là en avant n’est en aucune façon une remise en cause des principes de la sectorisation et tout particulièrement du principe de continuité, lequel est , pour moi , une prophylaxie essentielle de l’anonymat dans le soin. ( J’utilise le mot « anonymat » , mot de Lacan qui connotait ainsi très justement ce que l’on nomme habituellement « hospitalisme » après Spitz . ). À ce moment de ma prise de poste ce que je souhaite surtout éviter est une confusion des rôles en général et une méprise sur le mien tout particulièrement . Éviter encore de prendre la psychanalyse en tant que méthode de soin, c’est à dire en tant qu’application d’une méthode ou, pire, la psychanalyse en tant qu’idéologie , éviter aussi enfin ce que je nomme en ces termes : « l’écueil de l’illusion étiologique » , ( quelle qu’elle soit : sociogénétique, psychogénétique ou organogénétique. ) . Ce dernier point , par rapport à ce dernier écueil , signifiant que je souhaite travailler en mettant dans les dessous le « causalisme institutionnel » généralement linéaire en usage habituel dans les services de pédopsychiatrie. L’évidence causale pour le dire autrement et j’en donne l’exemple suivant rebattu dans les équipes : « Les chiens ne font pas des chats » soit cette sorte d’étiologie à courte vue qui n’aide en rien à une quelconque réflexion . En bref et c’est un des points sur lequel sans doute aurons-nous à discuter ce matin, je fais, dans ce qui est un projet de travail avec mes équipes, passer le message selon lequel la psychanalyse se doit être utilisée « par surcroît » .
Alors, si j’ouvre mon propos sur ce positionnement qui a été le mien par rapport à la psychanalyse dans le service que j’ai dirigé et si j’évoque plus précisément cette question de la cause, c’est bien parce que, depuis un grand nombre d’années, tu amènes toute une réflexion aux ramifications plus que fondamentales en rapport, je dirai, avec cette dernière question : celle de la cause , de l’étiologie . Et si nous abordons ce week-end ces questions de genre et de sexe, c’est bien, pour cette matinée, en raison des implications du social, les retombées du social comme le dit notre titre, ou encore , en voulant résumer de manière très cursive ce que tu nous dis, en raison de « cette causalité circulaire » dont tu nous parles ainsi dans « Je préférerais pas » ( éditions érès ) : « les mutations dans l’ordre social suscitent peu à peu des changements dans le lien familial, ceux-ci produisant à leur tour des effets dans la société » . Avec, en conséquence je te cite encore, : « une délégitimation de l’instance paternelle dans le social qui entraîne un estompement de l’autorité symbolique, lequel estompement a affaibli les parents dans leurs tâches de limiter la toute-puissance narcissique de l’enfant. » Tu cites ce philosophe Byung-Chul Han, coréen, qui parle « du passage d’une société de la négativité à une société de la positivité pour conclure que la société positive est en train de réorganiser l’âme humaine. »
Comme il est encore dit dans la présentation de ce même livre : « il existe un lien étroit entre la construction psychique individuelle et la dimension sociétale » . Je ne vois pas à priori comment on peut prendre une telle affirmation autrement qu’en terme de causalité, de cause. Mais , dirais je encore , en terme de « cause positivée ». Es-tu d’accord sur cette dernière remarque qui est une proposition de ma part ? Et aussi si l’on s’accorde sur cette affaire de « cause positivée » , ne penserais-tu pas qu’une telle positivation de la cause puisse avoir des conséquences sur la valeur, voire sur la puissance et l’efficace de la psychanalyse ? Et d’une manière générale, je poserai encore la question de savoir quelles sont les effets d’une « causalité désignée ouvertement » sur le travail dans notre discipline.
Quelques questions maintenant pour étayer et étoffer mon propos. Est-ce que ce n’est pas de son altérité que justement la psychanalyse tire son efficace, sa force ? Mais n’est-ce pas aussi cette même altérité qui, en retour, déclenche la haine contre notre discipline ? Question : est-il possible qu’il en soit autrement ? et surtout, c’est ce que je mettrai en exergue : est-il souhaitable qu’il en soit autrement ? À mon sens en effet la psychanalyse ne peut pas faire consensus ( ceci en raison de son objet même ) . D’ailleurs , et en parallèle à cette première série de questions , n’est-ce pas cette altérité du sexe qui à la fois fait notre humanité et déclenche aussi en retour cette sorte de backlash avec tentative de son éradication ? En lieu et place de l’altérité venant alors ou tentant de se substituer ces bouche-trous identitaires que sont ces nominations promues par, disons, la théorie du genre, le sexe devenant un « spectre » . S’il y a , me semble-t-il , un point éthique majeur pour notre discipline, c’est celui selon lequel la psychanalyse n’est pas un savoir sur le sexuel.
Autre question, cette fois en reprenant celle que tu poses si souvent dans tes écrits : « que faire ? » Et donc que faire à partir du moment où on a identifié une cause ? À la fin de votre ouvrage sur la dysphorie de genre, tu évoques le social actuel en impasse : « Impasse dans laquelle nous nous trouvons » dis-tu. « Et ce en rapport ( je te cite à nouveau ) à ce risque – en raison des mensonges et des mirages – risque de destruction de l’essentiel : soit le rapport au réel, le rapport à l’impossible, la différence des places, la dyssymétrie qu’elle engendre, bref tout ce qu’implique d’être des parlêtres. » Enfin dans le dernier paragraphe de ce livre, tu dis ceci à Melman : « avouez que ce sera une fameuse impasse si nous n’arrivons pas à faire entendre qu’il y a une pertinence à nos propos. » . Alors , dirais je , quelle autre pertinence ( sérieux ) pour la psychanalyse que celle donnée par la clinique ? Mais donc , de ta part , à la fin de cet ouvrage , une telle mise en garde est tout de même sans ambiguïté et elle pose la question de savoir comment nous faire entendre. Et au fond plus dramatiquement : comment traiter un symptôme social ? Tu as pris la précaution à un endroit de préciser que les psychanalystes « n’avaient pas la recette du vivre ensemble » et Charles Melman , dans La nouvelle économie psychique , a pu dire : « la psychanalyse ne peut pas être une psychothérapie sociale ni apporter de remèdes à l’échelle sociale et, en aucune manière, se présenter comme un guide des conduites sociales. » Cependant, ceci ne t’empêche nullement dans le but, dis-tu, de « perpétuer la démocratie » de proposer une piste qui consisterait à profiter des « avancées de la psychanalyse » ( de connaissances autrement dit ) pour transmettre « les irréductibles de notre condition d’être parlant vivant ensemble autour du fait de se parler » . Et à la toute fin de ton ouvrage « Je ne préfèrerais pas » ( Éditions érès ), c’est sans doute ton opiniâtreté qui t’amène à envisager une sorte de mission. Mission tous azimuts en direction des intellectuels, des universitaires, des professionnels de santé, des juristes, des parents et aussi bien sûr en direction des psychanalystes dont tu dis qu’ils ont des difficultés à « reconnaître et à intégrer qu’il y a aussi du comme-un dans le singulier et que c’est son affaiblissement qui a suscité l’émergence de nouveaux troubles » . Il s’agit là de tenter de transmettre et de faire entendre l’apport de la psychanalyse, autrement dit : ce que peut apporter le psychanalyste dans la cité. Sur cette question, j’aurai trois remarques et observations à faire.
D’abord un retour vers le passé, un retour vers Freud au temps des névroses, Freud qui, lui aussi, a voulu s’attaquer à une cause avec ce qui a été quand même son espoir de réaliser une prophylaxie des névroses. Espoir qui a aujourd’hui eu une suite tout à fait récente avec en particulier la parution du rapport sur l’éducation affective et sexuelle à l’école. Je cite Freud dans le dernier chapitre de l’analyse du petit Hans où il dit ceci : « Si j’avais été seul maître de la situation, j’aurais osé fournir encore à l’enfant le seul éclaircissement que ses parents lui refusèrent. J’aurais apporté une confirmation à ses prémonitions instinctives en lui révélant l’existence du vagin et du coït, j’aurais ainsi largement diminué le résidu non résolu qui restait en lui et j’aurais mis fin à son torrent de questions… Mais l’expérience pédagogique ne fut pas conduite aussi loin. » On entend bien ce désir d’être en position de maîtrise et puis le terme « d’expérience pédagogique » . Et c’est parce que ce désir peut toujours réémerger qu’avec Lacan, heureusement, l’écriture du discours analytique , diamétralement opposée à celle du discours du maître , est sans doute si importante. Lacan, en 1978, disait à Vincennes : « il y a quatre discours, chacun se prend pour la vérité, seul le discours analytique fait exception. Il vaudrait mieux qu’il domine mais, justement, ce discours exclue la domination. »
Deuxième remarque, cette fois récente, avec cette notation assez étonnante de Charles Melman dans L’homme sans gravité. « Cela n’a rien d’étrange de penser que la psychanalyse, une fois articulée et renvoyée dans le milieu social où elle agit comme agent qui interprète ce qui se passe, aurait cet effet de provoquer un passage à l’acte qui la vise pour se débarrasser des questions qu’elle pose. » Il me semble que ce que nous dit là Melman, c’est que , quoi qu’on fasse ou ne fasse pas , la psychanalyse ça diffuse, ça se diffuse soit en quelque sorte mécaniquement et anonymement. Mais il s’agit là d’une transmission qui aboutit à une annulation de son apport .
Je travaille dans une institution médicoéducative où le mode de pensée et la philosophe éducative, si l’on peut parler ici de philosophie, se veut être solutionniste, autrement dit : avec une bonne technique on doit obtenir de bons résultats, de bonnes solutions. Et lors d’un départ à la retraite, j’ai fait un discours pour dire tout le bien que je pensais de la personne qui s’en allait tout en profitant de ce que je parlais à tous les professionnels de cet IME pour citer Freud : « éduquer est un métier impossible » ai je dit en insistant pour préciser à quel point cette assertion Freudienne était pour tous une éthique minimale. Je puis vous dire que ceci n’est pas tombé dans l’oreille de sourds.
Alors pour finir je voudrais redire ce que j’avais dit lors des journées de Paris sur les TND, soit qu’il fallait peut-être et de toute façon faire confiance au parlêtre, aux parlêtres en général , lesquels ( pas tous ) peuvent finir par se rendre compte de ce qu’apporte la psychanalyse .. Il me semble d’ailleurs qu’on n’a pas d’autre choix que de donner cette confiance . Et je suis d’accord avec toi pour reprendre ce mot de « compensation » que Lacan a donc eu proposé pour dire ce que devaient être les psychanalystes : soit qu’ils devaient être « compensatoires » ( in « Le Coq Héron no 45-46 , 1974 ) .
J’entends ce mot comme étant ce que nous apporte la cure avec un analyste. Un espace-temps où pour un sujet peut s’actualiser un abri par le langage, soit un lieu , comme dit Pascale Belot Fourcade , « hors normes » . Enfin , dans le contexte actuel , sans doute est-il plus difficile socialement de rester psychanalyste ce si on se rapporte à cette période des années 1990 où cela ne posait guère problème, même pas dans un hôpital psychiatrique de province ! Ceci ne doit pas nous empêcher de parler à chaque occasion dans la cité parce qu’il peut arriver parfois que l’on nous entende . Posture paraissant peut être minimaliste mais pour autant pas forcément vaine.