Le récent rapport de la commission d’enquête parlementaire fait état de manquements des politiques publiques de la protection de l’enfance . Nous pourrions en citer les grandes lignes : manque de place et de structures (sanitaires et sociales) pour accueillir les enfants, démission de l’exercice des fonctions des professionnels, défaut d’attractivité des métiers , manque de formations spécifiques relatives aux manifestations cliniques, manque de moyens et de suivi des mesures , discontinuité dans les modalités de prise en charge, défaut de contrôle par les autorités du respect du cadre, des obligations établies par les lois et réformes qui bordent, limitent et légitiment les structures d’accueils. Cette liste est non exhaustive.
Le rapporteur de la commission d’enquête évoque « un secteur sinistré et un gouffre sans fond ». Par ailleurs elle précise que ces constats ne sont pas nouveaux et que plusieurs rapports d’alerte mentionnent depuis plusieurs années le désarroi des travailleurs sociaux, l’effondrement des organisations et le défaut de structuration des parcours des enfants placés.
Rappelons aussi que le scandale actuel de la protection de l’enfance semble trouver son point d’origine dans la médiatisation émotive de morts d’enfants placés.
Au passage nous pourrions aussi mentionner un procès inattendu, celui de 7 jeunes placés qui se retournent contre l’Etat pour avoir été confiés à une association qui employaient des assistants familiaux qui ne disposaient d’aucun agrément. Ce qui a ouvert la porte et autorisé des abus de tous ordres. C’est peut-être le début d’une longue série de procès …
Ce qui m’intéresse particulièrement dans cette mouvance politique et la mise en avant de dénonciations en cascades des manquements, c’est la place désuète accordée à un discours sur l’histoire et les mouvements de cette institution et sur la non prise en compte des leurs effets et conséquences.
De plus il m’apparait aussi que nous assistons à une amnésie partielle des travaux antérieurs de professionnels d’horizons différents qui pourraient nous éclairer sur la décadence actuelle de la protection de l’enfance et la détérioration de ce que je nomme un lieu et une valeur accordée à l’enfance.
Nous pourrions citer les précieux apports des fondateurs de notre Association sur ces questions : « Avoir un Heim, écrit Charles Melman, c’est se trouver dans l’Autre au titre de sujet (…) dans un lieu de plein droit(…)parce que ce lieu lui aurait été aménagé et légué par l’ancêtre (…) aussi bien par celui qui a présidé à la naissance que par celui qui en est la cause ».
Les lois et réformes qui régissent la politique de l’aide sociale à l’enfance s’inscrivent dans la lignée directe des changements discrets ou non du discours social.
Sous l’ancien régime, c’est l’Eglise qui avait pour mission de prendre en charge les enfants abandonnés et à partir de 1638 ont eu lieu les premiers placements en nourrice notamment avec la création de lŒuvre des enfants trouvés. C’est dans les années 1900 que nait la protection de l’enfance anciennement désignée Service départemental d’assistance à l’enfance. Depuis, différentes lois et ordonnances sont promulguées et régissent dès lors le fonctionnement de cette institution.
L’accueil des enfants abandonnés était sous-tendu par un idéal religieux puisqu’au départ c’est l’institution de l’Eglise qui suppléait la famille d’origine absente pour les orphelins. Des associations encore en activité de nos jours trouvent leur point d’origine dans le discours religieux et cette modalité caritative du don . Ce discours a cédé sa place notamment avec l’établissement de la convention des droits des enfants à des pratiques professionnelles sous-tendues par les questions du droit (droit des enfants/droit des parents ).
De nos jours les différentes lois et réformes toujours plus nombreuses et paradoxales amènent les professionnels du secteur à une crise du sens et de l’engagement qui change radicalement les conditions de leur concours à leurs missions éducatives.
Ils ne s’y retrouvent plus entre les droits à appliquer et les impératifs administratifs auxquels ils sont soumis. Ce qui donnait valeur à leur investissement et qui était jusque-là pour la majorité sous-tendu par des idéaux est recouvert par des injonctions . Ils peinent à respecter des modalités de placements chronophages et se noient dans les diverses formations proposées aux références multiples qui excluent une ligne commune directrice. Cela a pour conséquences fâcheuses la prolifération d’énoncés inconséquents et l’entrée palpable dans une délinquance des discours. Les travailleurs sociaux se retrouvent à leur corps défendant dans l’impossibilité de suppléer à ces deux fonctions désertées par les premiers autres de l’enfant abandonné et décrites par Lacan dans sa Note sur l’enfant : ces deux fonctions nécessaires à « l’irréductible d’une transmission – qui est d’un autre ordre que celle de la vie selon la satisfaction des besoins – mais qui est d’une constitution subjective ».
Si le discours religieux hors contrôle de l’Etat (c’était le cas sous l’Ancien Régime) donnait lieu à une main-mise totale de l’enfant et à des dérives dénoncées dans certains lieux, le remplacement de l’idéal par le droit et la succession de lois ferment pour autant un possible engagement subjectif des professionnels.
Charles Melman avait repéré ce glissement du côté du Droit qui tente de « suppléer la défaillance phallique, c’est-à-dire paternelle, par le Droit »
C’est aussi et précisément, me semble t-il , les impasses dans lesquelles certains enfants placés s’engouffrent et qui signent une non-inscription, pour eux, dans les lieux de placement quels qu’ils soient et quelqu’en soient leurs caractéristiques institutionnelles.
L’enfant traité en « être de droit » cherche à se faire entendre et à trouver sa place par des modalités calquées en miroir sur les discours sociaux contemporains.
L’un d’eux, âgé de 16 ans, empêtré dans sa haine des institutions et le refus de prendre à son compte sa part de responsabilité dans son parcours chaotique énonce « c’est l’Etat qui est responsable de moi ! » . La pente victimaire et le statut de victime vient boucher cette non place symbolique accordée à l’enfant en déniant dans un même mouvement les enjeux de son histoire qui ont conduit à son placement . Nous pouvons avancer aussi qu’être victime de l’Etat (une proposition de création d’une commission de réparation vient d’être votée) est pour certains le dernier rempart à la pente d’une jouissance masochiste quasi prescrite par le discours familial et dont le discours social assure la continuité.
Pour rappel 400 000 enfants sont pris en charge par l’ASE. Nous pourrions citer ceux qui sont nommés « les incasables » couvrant ce terme de situations complexes dans certains départements . Ce sont ces enfants qui multiplient les lieux d’accueils, accumulés un à un dans une répétition indocile des enjeux qui conduisent à leur exclusion . Ce qui est frappant c’est aussi l’amnésie partielle qui accompagne ces enfants. Ils sont coupés de leur histoire et du sexuel jusque dans certaines situations extrêmes avoir oublié les prénoms de leurs géniteurs. Un hors lieu prescrit par les générations précédentes et relayé par un discours social inconséquent qui ne tient plus compte du réel.
Ils peinent à accrocher les nouveaux lieux et liens qui leur sont proposés. Les basculements du côté de la délinquance à l’adolescence sont fréquents pour ces enfants qui ont échappé à une inscription familiale dans un premier temps, et qui devient, à la sortie des dispositifs ASE et PJJ, dans un second temps, aussi sociale.
Alors que nous apprennent ces échappés de l’inscription ?
Je répondrai par une phrase de Jean Bergès: « une place n’est rien si ce n’est une place d’où parler » et j’ajouterai que c’est aussi peut-être ce à quoi Charles Melman nous invitait quand il écrivait au sujet de l’avenir de la politique « il ne saurait y avoir dans l’Autre qui que ce soit qui puisse nous fournir le bon moyen de tenir ensemble et de réaliser un rapport correct entre les parlêtres quelle que soit leur place dans le fonctionnement social ».