Haine sans frontières
07 février 2024

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MENDES DIAS Mauro
Cartel franco-brésilien de psychanalyse
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À partir de la pratique psychanalytique avec les psychoses, je souligne que l’expression « sans frontières » fait référence à leur élimination de manière extrême, causée par la haine, dans la psychose paranoïaque, au moment de l’acte criminel. Cela signifie admettre donc que la conception de frontière implique la reconnaissance d’un Autre, étranger, à partir duquel je suis concerné à faire une approche, une approximation, tout en reconnaissant sa référence à un Autre territoire, une Autre langue, une Autre tradition, un Autre corps qui établit des limites au mien.

 

Ainsi, l’acte criminel dans la psychose paranoïaque sera produit par une jonction du signifiant avec la cause de jouissance, ce qui conduit à la forclusion des conditions de reconnaissance de l’altérité, conditions qui soutenaient jusqu’alors une distance possible entre le sujet et l’Autre. Ce signifiant provient de l’Autre de manière invasive pour le sujet, menaçant sa propre existence. À ce moment-là, c’est lui, le sujet, et l’Autre qui disputent le droit à la vie. Cependant, il ne s’agit pas d’attribuer la cause de cet acte à une bêtise qui habiterait la folie. Plus que cela, il y a des conditions qui structurent cet acte, initialement sous la forme du délire de persécution – qui fait constater, de manière impérative, une voix et un regard accusateurs. Il s’agit d’un « tu es cela » où la nomination est remplacée par la fixation du sujet dans une condition de déchet.

 

Il semble que c’est ce que nous pouvons recueillir lorsque les sœurs Papin reçoivent de leurs patronnes, madame et mademoiselle Lancelin, une injure qui les identifie comme « rien », car elles n’ont pas repassé les vêtements qu’elles, les patronnes, s’attendaient à trouver prêts, ce qui n’a pas pu se faire en raison d’une panne électrique. « Vous êtes rien » c’est la phrase énoncée par Madame Lancelin qui précédera un rituel atroce, au cours duquel la mère et la fille seront assassinées de manière macabre. Cependant, il ne s’agit pas de supposer que l’énoncé dépréciatif « vous êtes rien » ait été le seul responsable du massacre.

On sait que Christine et Léa Papin vivaient chez les Lancelin comme si elles étaient dans un couvent, ne sortant jamais de leur chambre (où elles partageaient le même lit) sauf pour effectuer les tâches ménagères. Jacques Lacan n’a pas inclus le rôle décisif de la troisième sœur, Émile, l’un de ses propres noms, dans l’intrigue des sœurs (cf. La solution du passage à l’acte. François Dupré. Ed Érès). Elle vivait dans un couvent et c’est en restant enfermée à cet endroit qu’elle a obtenu l’autorisation de quitter la maison de sa mère, qui était une délirante grave exigeant que la vie de ses filles lui soit consacrée, y compris la soutenir avec le salaire intégral qu’elles recevaient. Lorsque Madame Lancelin énonce de manière offensante « vous êtes rien », elle retire leur double support, que ce soit en référence à la troisième sœur ou par le lieu privilégié qu’elles occupaient pour soutenir la vie de leur mère. Si elles ne sont rien, tout ce qui les soutenait jusqu’alors s’effondre.

 

Elles ne sont rien face à un couple mère-fille, madame et mademoiselle Lancelin. Considérons que les frontières maintenues par les sœurs Papin, chez Lancelin, leur permettaient de remplir leurs obligations envers leurs patronnes et monsieur Lancelin. Elles n’interagissaient pas avec la famille, ne parlant que le strict nécessaire. C’est un type de frontière assez atypique, car il n’implique pas la reconnaissance de l’Autre dans sa condition de circuit symbolique et imaginaire, mais plutôt sous la forme de ce qui venait comme une commande pour elles. Une commande, structurée par l’énoncé du surmoi, à savoir « accomplis ton devoir », ou encore, rappelant Freud dans Le Moi et le Ça, « Fais ».

 

Il est à noter que leur fonction en tant qu’employées de maison met également en évidence le collage de la position subjective de chacune avec les ordonnancements par lesquels l’Autre est présent. Elles sont sans frontières, car chacune donne corps pleinement au caractère tyrannique du surmoi dans la psychose paranoïaque. Dans ce sens, le « sans frontières » est causé par une jouissance de l’Autre, dans sa consistance sacrificielle, en tant que jouissance de la voix qui fait taire et ne fait parler qu’une seule voix, dans une condition angoissante. La voix est donc le nom de l’objet par lequel l’Autre jouit. Il n’y a qu’une seule voix dans ce cas, celle qui est la cause de l’élimination des frontières.

 

Non seulement nous pouvons constater la condition sans frontières par l’expression de la haine meurtrière dans la psychose paranoïaque, mais il est également possible de souligner la construction d’une autre frontière qui est l’effet de cet acte. Christine et Léa Papin seront placées dans des cellules séparées. En même temps, Léa retournera chez sa mère, s’occupant de petits travaux sociaux élémentaires, tandis que Christine terminera sa vie internée de manière définitive avec une condition délirante. Cette condition n’est pas suffisante pour croire que tout acte extrême produit par la haine dans la référence des psychoses a une fonction apaisante ou transformante pour un sujet. Ce qui nous interroge sur les conditions qui permettent de tels changements pour un sujet et sur celles qui le confinent, comme dans le cas de Christine, dans une aliénation enfermante.

D’après ce qui a été exposé jusqu’à présent, les frontières que chacun de nous maintient ne garantissent pas une distance permettant une coexistence pacifiée. D’où l’importance de reprendre un passage du discours de Charles Melman (cf. Une relation à l’Autre moins barbare est-elle possible ?, Lyon, 2017), lorsqu’il affirme que « … les frontières sont faites pour distinguer la personne de l’étranger ». Si l’on considère que l’étranger qui habite chacun de nous est une parcelle de réel irreprésentable, nous pouvons déduire qu’il revient par l’Autre avec lequel j’entre en conflit.

 

Sur le plan géographique, par exemple, nous savons que les frontières sont par excellence l’endroit où les invasions de territoire se manifestent. Les exemples ne manquent pas à notre époque, il suffit de se rappeler des guerres que nous avons vu proliférer à cette fin. D’où la possibilité d’une plus grande efficacité des frontières dépend d’une loi qui impose le respect et des sanctions pour ceux qui les transgressent. En ce qui concerne le territoire entre les différentes nations, cette Loi trouve son efficacité dans une reconnaissance internationale réciproque entre ceux qui la souscrivent. Face à l’inertie d’une solution pour arrêter les invasions que nous avons observées à l’échelle mondiale, nous pouvons reconnaître qu’il y a une défaillance des autorités qui, dans un premier temps, ont signé l’engagement de les empêcher. Ce n’était pas par hasard donc que Freud, en concluant l’un de ses articles sur la guerre, a eu recours à l’adage latin selon lequel si nous voulons la paix, préparons-nous à la guerre ! Un ensemble de questions peut être énuméré à cet égard :

 

  • Une reprise des élaborations de Freud sur la haine nous permet de reconnaître qu’il a indiqué très tôt la précédence de la haine sur l’amour dans la structuration du sujet. Cela parce que non seulement le sujet dirige sa haine vers cet élément qui le prive de ses satisfactions primordiales, élément qui devra être superposé à un référent, alors qu’en réalité c’est l’exercice même de la castration et du désir de l’Autre qui sont en jeu. Ce qui nous conduit dans la direction d’une conception de l’interprétation qui ne se contente pas de pacifier le sujet dans ses manifestations de haine, mais plutôt de faire en sorte qu’il doive faire face à ce signifiant qu’il accuse comme responsable de sa perte de contrôle Voilà pourquoi il ne s’agit pas de forcer le sujet à reconnaître l’action de ce signifiant, mais de lui permettre de trouver dans celui qui occupe la fonction d’analyste une condition de non-silencement de la haine, de sorte qu’elle ne soit pas transférée directement vers le Même si cela peut arriver, il vaut la peine de parier sur un maniement de l’interprétation, comme l’a écrit Martine Leroud, qui actualise le lien entre l’énigme et la citation, produisant un effet de surprise et de division, puisqu’il résonne comme énigmatique que cette citation ait été retirée du discours même de l’analysant (cf. « Une formidable définition de l’interprétation », Compagnon de Séminaire 1969-1970, pp. 79-81, ALI).

 

  • Nous constatons, à partir des élaborations de Freud sur la haine dans la dynamique du transfert, qu’il évoque une polarité entre transfert positif et négatif, une polarité depuis laquelle nous reconnaissons l’alternance entre l’amour et la Cependant, c’est Freud lui-même qui a indiqué la possibilité du détachement des pulsions de vie et de mort, générant une autonomie de la destruction synonyme de triomphe de la pulsion de mort. En reprenant les contributions de l’œuvre freudienne mentionnées ci-dessus, selon l’enseignement de Lacan, nous reconnaissons non seulement le lien entre l’amour et la haine en tant qu’amour-haine, mais aussi en tant que hainamoration, c’est-à-dire en tant que synonyme d’une passion pour la haine, un dévouement à elle. C’est ce que nous trouvons de manière exacerbée dans la névrose obsessionnelle, toujours avec la justification de maintenir la raison, comme une stratégie pour rester attaché à un « non » qu’est conservé à tout prix, de façon à ne pas céder à l’Autre, empêchant d’être touché et de voir son image secouée. Lacan a également parlé de « jouissahaine », une question complexe à mon avis. Cela parce qu’il existe, je crois, différentes inflexions de cette jouissance. L’une est la jouissanhaine dans la névrose obsessionnelle, où le sujet ne cède pas un objet demandé par l’Autre, comme les excréments, par exemple, et souffre à la fois de constipation et d’avarice. Une autre est la jouissanhaine que nous voyons se manifester dans une transmission générationnelle, les descendants s’efforçant de réaliser une vengeance qui, ne pouvant être accomplie dans les générations précédentes, leur est transmise comme réalisation de cette tâche à laquelle ils s’identifient par l’Autre qui les a constitués. Nous ne sommes pas loin de retrouver dans Hamlet le caractère exemplaire de cette transmission, même si elle ne se limite pas aux problèmes soulevés dans la pièce.
  • Dès le début, nous trouvons dans les développements de Lacan sur la haine une approche qui ne se maintient pas dans la référence à une paire, comme c’est souvent le cas chez Freud, mais plutôt dans une condition ternaire, indiquée par les trois passions qui nous constituent : amour, haine et À titre d’expérience, j’aimerais proposer le renversement de ces trois passions sur les trois anneaux du nœud borroméen, avec l’objet a à son centre. Cela signifie que, liées deux à deux, émergeront au moins trois modalités de jouissance des passions. Par exemple, si la passion de l’ignorance, en tant que synonyme de faire un point d’ignorer à partir de la croyance en l’imaginaire de l’identique à soi-même, se superpose à la haine dans son statut réel, en tant que refus de la symbolisation, cela réduit l’amour à l’extrême, dans sa condition qui favorise la division et la différence, propres au symbolique. La jouissance de cet enlacement est à la fois celle qui cause le racisme et celle que nous trouvons dans la défense de certaines causes qui, au nom de promouvoir la reconnaissance légitime des prétendues minorités, les fragilisent par la génération d’endogamie. En articulant de cette façon, où l’ignorance basée sur l’identique se connecte à la haine de la symbolisation, nous recueillons un effet suicidaire inconnu de beaucoup de nous.

 

Nous avons trouvé dans de telles positions l’annonce d’un avenir qui est mal(é)diction, annoncé par Eugène Ionesco dans sa pièce « Rhinocéros » où il nous indique que la captivation par l’identique est ce qui en même temps élimine notre humanité par la destruction du langage. Peu à peu, à la place de la parole apparaissent les braiments des rhinocéros. Des corps qui se font entendre uniquement par le son qu’ils émettent, sans aucune possibilité d’établir une relation. C’est lorsque l’absurde d’Ionesco rencontre celui de Beckett, dans sa pièce « Pas moi » (« Not I »). L’auditeur qui avait été inclus dans le scénario par l’auteur irlandais à côté de la bouche sans le reste du corps, se bouge uniquement en quatre variations de bras, sans aucune relation avec ce que la bouche protagoniste dit. Lorsque le langage perd la capacité d’établir des circuits, nous recueillerons non seulement la déconnexion, mais aussi des corps qui crient, cherchant à avaler le monde autour d’eux à la recherche de reconnaissance.

 

Enfin, je rappelle que l’on entend parler de la haine et on parle sur la haine partout où l’on va. À cela s’ajoutent les nouvelles internationales qui seulement confirment sa présence par la destruction de vies humaines dans les guerres. Contrairement à ce que beaucoup pensent, l’histoire définit son importance, dans notre champ d’expérience, par les marques que les événements laissent sur nos corps. En suivant ces marques de la fin du XXe siècle au début du XXIe siècle, elles réaffirment le triomphe des invasions. Le XXIe siècle commence par l’explosion des tours jumelles par des individus qui ont envahi l’espace aérien des États-Unis. Des invasions, comme tant d’autres situations honteuses que nous voyons se produire en raison de la force des armes et des alliances douteuses de notre époque.

 

Ce que nous recueillons comme marque de jouissance dans de tels événements est la possibilité de briser le discours et de jouir de ses propres volontés et justifications sans médiation. La porte de l’enfer s’ouvre selon les événements d’une époque. En ce moment, elles se sont grandes ouvertes, que ce soit par le retour vorace de l’extrême droite ou par la présence d’un Dieu qui veut la vengeance. Désormais, les croyants du sens continueront à s’efforcer de multiplier la stupidité, méprisant la subjectivation, la culture et la critique. Nous sommes loin d’intuiter ce que la haine fera avancer dans un avenir proche. Nous savons seulement de sa présence assurée par une jouissance qui promeut la passion, prenant les corps entièrement tout en les réduisant au silence de la parole par des vociférations. Il s’agit de l’expansion de la religion du pire, celle qui relie les fidèles par le sacrifice de la particularité qui, auparavant, les distinguait en tant qu’êtres humains. Les cafards, les rhinocéros et les rats ont quitté les pages de la littérature, ont adopté le corps humain et circulent dans les rues (cf. Entre baratas e rinocerontes, Mauro Mendes Dias, Éd. Iluminuras). Ce n’est pas par hasard que l’écrivain Ian McEwan a réécrit en 2019 le classique de Kafka, « La Métamorphose », sous le titre « Le Cafard », où la métamorphose a triomphé et le cafard est devenu Premier ministre sans provoquer étonnement ni indignation.

 

Un autre type de lien se présente comme nécessaire et possible à soutenir depuis la psychanalyse. Il ne s’agit pas de se complaire dans une critique puérile de l’animalisation de l’humain, mais plutôt de prendre conscience de son chemin sans retour et de la complexité des causes et des traitements possibles. Cela nous amène à nous interroger sur la passion qui est devenu publique le 20/09/2023 à Berlin, en Allemagne, où plus de 1000 personnes se sont réunies pour être reconnues comme appartenant à une meute de chiens et non plus comme des humains. Il s’agit d’une nouvelle modalité de haine, désormais dirigée contre l’espèce humaine par ses propres membres, ou il faudrait reconnaître que lorsque la jouissanhaine progresse à travers la métamorphose de l’humain, il ne se satisfait plus seulement de tuer les hérétiques, mais investit dans une direction jusqu’alors non reconnue, à savoir la destruction de la matrice du langage qui nous structure. Si une telle construction est viable, une signification inédite du « sans frontières » sera admise, celle qui vise à détruire la séparation entre l’animal et l’humain.

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