Quand la castration devient une restriction de jouissance
27 février 2024

-

LERUDE Martine
Le Grand Séminaire
image_print

Je me suis interrogée sur le glissement sémantique qui nous fait passer de l’usage du mot de « castration » à celui de « restriction de jouissance ». Cette formulation « restriction de jouissance », que j’emploie facilement comme synonyme de castration, me semble rendre compte des profonds changements que nous vivons dans le rapport au symbolique et dans le rapport à la sexualité, i.e. à la Jouissance phallique. Parler de restriction de jouissance semble plus en accord avec la clinique des enfants et des adolescents. Cet usage traduit-il un changement de paradigme de référence ?

 

Bien que le terme de castration, tel que Freud l’employait, puisse paraitre un peu démodé (on ne menace plus aujourd’hui les petits garçons de leur couper leur précieux organe), il suffit pourtant d’écouter des enfants de 6 ans parler entre eux pour retrouver les mêmes questions que celles que posaient le petit Hans (peut -on l’enlever, le remettre, le perdre ?).  Ce terme, « la castration », même employé avec embarras et parcimonie, garde néanmoins dans la théorie analytique sa noblesse d’opération symbolique fondamentale et s’impose comme la clé nécessaire à la vie collective.

 

Pour Freud, et nous venons d’étudier le Malaise : « Il est impossible de ne pas se rendre compte dans quelle large mesure l’édifice de la civilisation repose sur le principe du renoncement aux pulsions instinctives, et à quel point, elle postule précisément la « non satisfaction » de puissants instincts. Ce renoncement culturel (Kulturversagung)[1] régit le vaste domaine des rapports sociaux entre humains. » Loin de la barbarie évoquée par l’acte d’émasculation, la castration est ce qui permet le vivre ensemble, d’appartenir à une communauté et que les rapports sociaux « ne soient pas soumis à l’arbitraire individuel… », à la loi du plus fort mais que le groupe soit fort et établisse la justice (Freud, Malaise : p 44). Mais protège-t-elle pour autant de la barbarie, peut elle prévenir le pire? C’est la question qui a été traitée depuis le début de ce séminaire.

Lorsque dans le Séminaire 1956 57, La Relation d’objet, Lacan établit le tableau articulant les trois catégories du manque : frustration (manque imaginaire d’un objet réel, castration (manque symbolique d’un objet imaginaire), privation (manque réel d’un objet symbolique), il donne d’abord la place centrale à la frustration. L’enfant dit-il « bien avant qu’il ne soit installé dans la légalité œdipienne », est coincé dans la frustration, selon le versant imaginaire du manque. Ce qui n’est pas sans écho avec la clinique ordinaire des consultations aujourd’hui. Comme si la frustration décrite abusivement (selon Lacan) par les auteurs de la Relation d’objet en 1954[2],(qu’il dénonçait avec véhémence), occupait dorénavant le premier plan. Frustration qui n’est pas sans lien avec cette tendance à l’égalité œdipienne ( que l’on écrira L’égalité en jouant de l’homophonie entre la légalité et l’égalité).  Cette tendance contemporaine à faire de l’enfant un égal, un partenaire, efface la disparité des places et met l’enfant en position symétrique vis-à-vis des adultes, au nom de l’amour et de son bonheur (supposé) ; on assiste ainsi à une sorte de déboulonnage de l’altérité validée, portée par le discours social. Ce qui donne lieu à une clinique de la frustration et des affects (colères, angoisse, tristesse) côté enfants, et du désarroi côté parents qui ne veulent pas perdre l’amour de leurs enfants et ne savent plus prendre appui sur leur propre division subjective (Cf l’intervention de JM Forget, Séminaire d’hiver 2024).

 

 Si la frustration occupe le terrain de cette clinique c’est parce que l’opération de restriction de jouissance, serait devenue caduque, déficitaire, sans effet au sein de la famille (c’est la problématique de l’efficacité du nom du père) et je laisse à dessein la question du père déjà si bien développée par Bernard Vandermersch et JP Beaumont ; En outre, cette opération ne serait plus soutenue par le champ social ainsi que le remarque JP Lebrun. Alors que c’est souvent sur la scène sociale que l’enfant va rencontrer tardivement des restrictions de jouissance, non pas en référence aux adultes, à des figures de l’Autre, mais dans la violence de la cour de récréation. Il faudrait s’intéresser au succès du terme de harcèlement. Rappelons au passage la note de Freud p 93 : «  en ne préparant pas les jeunes à l’agressivité dont ils sont destinés à être l’objet, l’éducation ne se comporte pas autrement que si l’on s’avisait d’équiper des gens pour une expédition polaire avec des vêtements d’été et des cartes de lacs italiens. »

 

La question de savoir si la castration relève de la scène familiale, en tant qu’opération symbolique organisatrice de l’Œdipe, ou de la scène sociale, est une question reprise à différents moments de son Séminaire par C. Melman qui s’appuie sur les mathèmes des discours élaborés par Lacan pour y répondre.

 

Pour Lacan, en effet, le lien social est organisé par les discours et il n’y a pas de relation, pas de lien social qui tienne sans cette castration. La castration étant l’organisateur des discours, par l’écriture du plus de jouir (« a » réserve de Jouissance qui a dû être cédée). « La vertu du discours est donc qu’il n’y a pas besoin de référent familial pour exercer sur les locuteurs ce type d’effets, i.e. de restriction de jouissance. Il suffit donc d’être engagé dans un discours quel qu’il soit pour que le sujet produit par ce discours le soit par une castration. » (Melman Séminaire 1997-1999, Lacan élève effronté et impitoyable de Freud page 507).

 

On a là une interprétation de la castration versus signifiant. Le sujet logique produit par l’opération d’aliénation séparation est un sujet barré marqué par la castration, par la perte que le fait de parler implique. La castration est produite par la logique du signifiant : elle s’écrit avec « l’objet a » produit par le processus langagier lui-même. Cette perte inaugurale logique est vouée à être interprétée. En effet, l’interprétation est nécessaire car elle seule peut donner un sens clinique et culturel à une formule logique minimaliste qui n’est qu’une ossature formelle.  Freud en fait une interprétation sexuelle selon le désir qui doit être refoulé et qui conduit à l’organisation œdipienne, à la configuration œdipienne. Lacan nomme cet objet perdu « plus de jouir », il l’écrit « a ». Cet « objet a » correspond à un retranchement de jouissance qui reste  inaccessible. Ce n’est pas une renonciation à la jouissance mais l’indication que la jouissance sera marquée d’un déficit, qu’elle sera amputée. Pour Lacan la mise en place de la castration n’est pas de l’ordre du mythe, ni d’un accident de l’histoire, ni de l’ordre de la culture, mais d’ordre logique, elle se rapporte au système aliénant qui nous fonde ( « le signifiant est premier » répète Lacan) ce qui a pour conséquence qu’elle doit être interprétée.

 

 Alors que pour Freud, l’identification au père et le recours au mythe étaient absolument nécessaires à l’élaboration de sa métapsychologie, Lacan, en formalisant les discours (4 termes et 4  places) reprend la question du mythe dépouillée de son «  historiole » ou de sa «  pitrerie » et il en dégage la structure d’écriture.

 

La castration était pour Freud un effet surmoïque : dans le Malaise, souvenez-vous, le refoulement des pulsions dépend de la dimension surmoïque, autrement dit du rapport au père. La castration freudienne relevait de la parole du père, alors que pour Lacan, la restriction de Jouissance est un effet de discours. En conséquence, la question suivante se pose : l’absence ou le défaut de restriction peut-il aussi être un effet de discours ? Si c’est le cas, si l’absence ou le défaut de restriction est un effet de discours, est-ce par ce que les référents auraient changé ? je précise : parce que la jouissance phallique aurait perdu sa valeur de référence ?  Et pourquoi l’aurait-elle perdu ?

 

La réponse possible, que je ne suis pas la seule à la proposer, pourrait être la suivante :

 

La jouissance phallique aurait perdu sa valeur de référence parce que les objets offerts à la jouissance sont devenus bien plus que des gadgets, des objets de haute technicité et les jouissances qu’ils procurent seraient devenues autonomes, indépendantes de la jouissance phallique. On peut remarquer que l’importance donnée à la vie sexuelle qu’a connue ma génération (68) n’est plus qu’un souvenir lointain et que l’on est entré dans une époque étrange où la vie sexuelle est dénoncée et abordée principalement selon le viol ou l’inceste ( comme en témoigne la littérature aujourd’hui). Comme le remarque Eric Marty ( Le sexe des modernes) à la fin des années 60 la question sexuelle était devenue une question collective et sociale ; Lacan et Barthes, Derrida, Deleuze avaient affaire à une société où le sexe était partout et discuté par tous ; Foucault appelait ça «  le dispositif de sexualité ». Ces penseurs, dit E. Marty, ont été confrontés à cette massification de la sexualité… Aujourd’hui, force est de reconnaitre que nous sommes entrés dans une société où la place de la jouissance sexuelle a radicalement été transformée : avec ses deux modalités extrêmes banalisées : le plan Q des sites  de rencontre spécialisés et banalisés, et le No Sex.

 

Si l’on veut bien admettre qu’une société se met d’accord sur les modalités d’une jouissance plus ou moins bien partagée (le partage est toujours inégal certes), qui fait consensus : on peut rappeler que pour Freud, la plus haute des jouissances, celle qui était promise à l’horizon de la castration, était la Jouissance phallique et que la Jouissance phallique était la référence et la norme même si tous n’y avaient pas accès de la même façon.

 

Ce n’est pas un scoop mais un rappel. Sur quoi se met-on d’accord aujourd’hui ?

Toute la clinique freudienne (névrose, psychose, perversions) pouvait se décliner dans les évitements et les ratages de la castration. Cette perte fondatrice inscrite dans la langue donnait lieu aux différentes malfaçons de l’organisation subjective en rapport avec cette perte : évitement des névroses, déni de la perversion, impossibilité d’accès dans les psychoses.  Melman parlait des « éclopés de la castration » que sont les névrosés.  J’aimais bien cette formule. Si la castration produisait du symptôme « aujourd’hui, disait il, c’est la castration qui est un symptôme ! »

 

Pourquoi ? Parce que la perte n’est plus de l’ordre symbolique mais réelle ou imaginaire. La perte ne s’inscrit plus que dans le registre de la privation ou dans celui de la frustration. Elle concerne des objets de haute technicité, des objets qui intéressent tout le monde, des objets capables de saturer le fantasme, dont la jouissance est indépendante de la jouissance phallique qui, elle, suppose la castration. D’où la nécessité de ce passage à la restriction de jouissance.

 

Alors qu’avec la castration, la jouissance partagée socialement était organisée par une perte, aujourd’hui remarquait Melman « on ne s’organise plus autour de la communauté d’une perte, on s’organise autour de totems, des objets susceptibles de nous satisfaire. » Ce qui aurait comme conséquence que la jouissance commune n’est plus la même : à côté des deux grandes jouissances consacrées que sont la jouissance phallique et la jouissance de l’objet a, c’est la jouissance des objets matériels, la jouissance de ces « objets qui intéressent tout le monde » qui prédomine dans « l’oubli de la portée de la parole » ( Lacan 1954). Ces objets ont aussi une valeur narcissique, une fonction de reconnaissance. Avec eux , on en est ou on n’en est pas !

Joséphine

 

Prenons l’exemple banal du smartphone : Joséphine a 13 ans : elle est en colère de n’avoir pas de smartphone mais un téléphone méprisable par son peu de fonctions, un téléphone qui serait la cause de moquerie et l’isolerait. Ses parents tiennent bon: « pas de smartphone avant la classe de seconde ». Elle m’explique avec soin comment elle se sent exclue, voir harcelée (les mots sont là tout prêts à porter).

 

Encore une fois on peut souligner que ce n’est pas le trait d’entame commune (leur mal être) qui ferait lien dans le groupe d’ados mais l’objet technique positivé matérialisé, le smartphone celui qui donne une place sur les réseaux, qui complète narcissiquement. L’avoir serait le signe d’une jouissance commune, ne pas l’avoir celui de l’exclusion et de la misère. C’est une première lecture que nous donne Joséphine. (Relativisons néanmoins ce propos car ce manque de l’objet fétiche  n’empêche pas des relations amicales de se fonder sur des pertes symboliques, sur une entaille commune  moins apparente: injustice, amour- par exemple le groupe de celles qui n’aiment pas leur mère). Néanmoins, la souffrance même peut devenir un objet positivé montré à tous, mis en scène sur les réseaux (scarifications, TS, maigreur extrême).

 

La castration va-t-elle dorénavant s’interpréter principalement du côté de l’objet ? Les prescriptions pour limiter la jouissance d’objet se multiplient surgies aussi bien des sectes que des grands groupes alimentaires, ou des bonnes pratiques, i.e. d’un Autre anonyme et opaque. La navigation internet est une mine de commandements vous le savez, et de tentations aussi. Ces prescriptions sont souvent recherchées par les parents sans qu’ils puissent trancher d’ailleurs, tant elles sont contradictoires, sans qu’ils puissent les appliquer non plus.

 

 Un patient de 20 ans, embarqué dans des consommations variées, toujours en excès, recherche cette limitation qu’il juge nécessaire et impossible : « je ne veux pas diminuer mon bonheur » dit-il et il précise : «  je ne veux pas  niquer mon bonheur »,  bonheur qui consiste à oublier ses obligations jusqu’ à ce que l’angoisse ne le rappelle à l’ordre. La jouissance sexuelle ne l’intéresse pas dit-il :  il évite la rencontre, le corps à corps sensuel mais privilégie la jouissance du corps par excès  de musique ( Métal à décibels élevés) , de drogue ( il prend tout ce qu’on lui propose), d’alcool, de danse, et surtout de manque de sommeil, conjugués jusqu’au coma. Les RV hebdomadaires le tiennent, lui donnent un rythme. Il se remet alors au travail, puis un peu soulagé d’être rentré dans la ronde des échanges sociaux, il repart sur les fêtes qui réalisent une véritable destitution subjective, il ne veut surtout pas « niquer son bonheur ».

De là à en déduire que la castration est l’opération symbolique qui permet de marcher droit voire de marcher au pas, ce serait un peu facile mais cela laisse entrevoir la barbarie en attente, la barbarie incluse comme on a pu l’entendre dans les précédents exposés. Barbarie potentielle de la masse obéissante, soumise. Quand des restrictions réelles absorbent les hommes et les femmes dans une masse unie, quand l’homogénéité (l’Homoïos, ce qui est égal pour tous, ce qui n’épargne personne) ne résulte plus d’un consensus portant sur l’entaille commune mais d’une désindividuation, d’une identification réciproque qui façonne le peuple comme Un. Le risque est celui du totalitarisme sous toutes ses formes, nazisme, communisme.

 

Freud : « Indépendamment des obligations imposées par la restriction des pulsions instinctives, obligations auxquelles nous sommes préparés, nous sommes obligés d’envisager aussi le danger suscité par ce qu’on peut appeler appelle la misère psychologique de la masse…Ce danger devient des plus menaçants quand le lien social est créé principalement par l’identification des membres d’une société les uns aux autres. » écrit Freud page 70 dans Le Malaise.  (Dans le nazisme, façonner le peuple comme Un était fondé sur ce principe d’identification des membres les uns aux autres, de soumission au leader, et l’exclusion de l’étranger) .

Hypothèse

 

La castration versus restriction de jouissance nous fait glisser sur le chemin de l’interprétation du manque symbolique au manque réel d’objet avec la promesse du bon objet tempéré ou de son usage avec tempérance : ce qui suppose la notion vague qu’il existerait un objet harmonique à la jouissance. Restreindre pour trouver le bon objet et ou le bon usage : C’est le retour insidieux à la mère, agent de la frustration et du don. Exit le père.

 

La formulation « restriction de jouissance » est, c’est mon hypothèse, congruente de la prévalence de la jouissance d’objet, d’objets du monde. Mais qui peut s’autoriser à la soutenir ? Elle a pour conséquence la recherche de prescriptions qui dicteraient les bonnes pratiques, les bonnes mesures. Les objets et les règles comportementales que leur usage suscite (pâles dérivés de ce qu’on appelle la loi) occupent dorénavant la scène familiale. L’interprétation du manque inaugural situé dans la langue elle-même se déplace  à la fois dans la réalité mesurable ( la restriction) et dans l’incommensurable de la jouissance. C’est là aussi où se situe la tyrannie, la tyrannie du bonheur (« Qu’il soit heureux », mission impossible  qui pèse sur le dos de nombre d’enfants)  qui a pour revers la barbarie, soit une langue univoque qui dirait le bien , le bien de l’enfant, le vrai de ce qu’il faut lui donner (pour qu’il soit heureux) dans l’oubli de la loi symbolique intime qui a maille à partir avec l’inconscient. A la loi symbolique intime des parents ( cf intervention de JM Forget) se substitueraient des prescriptions univoques, fausses parce qu’elles sont univoques, qui viendraient en quelque sorte combler l’oubli du symbolique.
L’oubli du symbolique? C’est le début d’un autre chapitre.

Pour qui travaille avec les enfants et les adolescents, la notion de castration n’est pas un vieux souvenir pas plus que l’Œdipe une historiole dépassée. Pourtant la manière dont nous, psychanalyste d’enfants, sommes sollicités vient souvent oblitérer la question du manque et de la perte pour lui substituer la quête du bon objet. Le bon objet est celui qui serait dispensé avec mesure selon les bonnes règles venues d’où on ne sait quel savoir tout puissant et opaque.

 

 Bernard avait insisté sur l’énigme du père réel agent de la castration. Je voudrais rappeler cette formule de Lacan dans le Séminaire l’Envers le 16/06/1971 : “ Le nom du père, si c’est un nom qui a une efficacité, c’est précisément parce que quelqu’un se lève pour répondre.”

 

 Il faut qu’il y en ait un qui se lève et j’ajoute et qui parle à partir de sa propre division. C’est parfois le psychanalyste mais pas seulement. Il y a des rencontres qui ont ce pouvoir inattendu.

 

 


[1] Le mot Versagung qui signifie refus apparait dans le texte de Freud « Sur les types d’entrée dans la névrose » . Il fut traduit par « frustration » par J Laplanche et donna lieu à de nombreux commentaires : il contient à la fois la promesse et la rupture de promesse

[2] Ouvrage dirigé par Maurice Bouvet, publié en 1954, à partir duquel Lacan élabore une virulente critique et fonde son Séminaire La Relations d’Objet.

 

***

 

Discussion de l’intervention de Martine Lerude

 

 

Pierre Marchal : Au fur et à mesure que Martine parlait, je me demandais ce que je pourrais encore ajouter à ça ? Et puis m’est venue l’idée que ce qu’évoque Martine ce serait notre barbarie, notre barbarie commune, la nouvelle économie psychique de Charles Melman. Ce que tu as décrit, Martine, sur la question de l’objet justement, sur la question aussi de l’impossibilité, assez étonnante quand même, des jeunes à faire l’expérience de ce qu’on pourrait appeler la déception. C’est curieux, à la fois ils sont déçus, mais il y a comme un, je ne sais pas si c’est un déni, en tout cas quelque chose qui vient barrer cette question, ils ne peuvent pas être déçus, et surtout ils ne seront pas déçus par l’objet. Ce n’est pas n’importe quelle déception non plus qui est mise en jeu. Tu serais d’accord avec ça ?

 

Martine Lerude. : Je trouve ça intéressant mais effectivement, c’est tellement inédit ce qu’on rencontre. Ce n’est pas qu’ils ne font pas l’expérience de la déception, c’est que la déception n’est pas une expérience.

 

P.M. : Ça serait quoi alors ?

 

M.L. : Ça serait de l’ordre de quelque chose qui ne peut pas être repris dans un discours qui les laisse … Il y a quelque chose là qui, pour que ça fasse expérience, il faut qu’il y ait l’expérience de la parole. C’est la portée symbolique de la parole qui a besoin d’être ravivée, revivifiée, c’est-à-dire retrouver la portée symbolique de la parole pour que la déception puisse faire expérience, parce que la déception, ils en vivent, ils viennent avec des déceptions. Pour que ça soit articulé comme expérience, c’est ça la difficulté.

 

P.M. : Qu’ils puissent vraiment la lire, cette déception, c’est ça la difficulté, que ça fasse partie d’une expérience, que ça devienne une expérience, car cela ne semble pas faire une expérience. Du moins pour eux.

 

M.L. : Mais en même temps les éléments du discours ne sont pas donnés de la même façon. C’est-à-dire que la prédominance de cette question du bonheur et des objets modifie complètement le rapport à la parole. Ça ne veut pas dire que le symbolique n’est pas là. J’ai évoqué ce terme d’un oubli du symbolique, c’est une hypothèse de travail pour ne pas coller trop vite sur ce qu’on entend, et sur nos références. Nos références sont complètement bousculées, y compris par rapport à ce que nous avons pu vivre. La manière dont la question de la sexualité est posée aujourd’hui, je dois dire que c’est absolument inédit, ça me semble absolument inédit, la manière dont les jeunes viennent en parler, ou ne pas en parler d’ailleurs. C’est pour ça que je trouve qu’il y a un pas qu’on a compris quand on parle de restriction de jouissance, c’est-à-dire quand on assimile la castration, cette opération fondamentalement symbolique qui est dans la langue et qui est nécessaire pour la mise en place des discours, quand on l’interprète comme une restriction de jouissance et là, on est tout de suite du côté de la privation ou de la frustration. Il y a là un passage, c’est ça qui m’a intéressée pour reprendre les choses après les interventions de Bernard, de Jean-Paul, d’Angela et de Marc Darmon.

 

P.M. : Il me semble qu’il y a aussi une question importante, que moi j’entends comme importante, à savoir la castration, c’est quelque chose qui se joue dans l’espace, disons, psychique d’un sujet, ou bien est-ce que c’est quelque chose qui a plutôt à voir avec la vie collective ?

 

M.L. : C’est ce que j’ai posé comme question. Je crois que Lacan a répondu à ça, c’est-à-dire qu’on ne peut pas dissocier l’un de l’autre.

 

P.M. : Oui, j’essaierai d’en parler tout à l’heure.

 

Bernard Vandermersch : Merci beaucoup Martine, surtout pour le titre parce qu’il dit énormément de choses. Restreindre, ce n’est pas la même chose que castrer parce qu’il y a l’idée de coupure dans la castration, c’est d’ailleurs un petit peu ce que vous venez de dire, une expérience qui n’est pas reprise dans le signifiant. Restreindre, augmenter. Restreindre, c’est tout autre chose, t’en auras un peu plus, un peu moins, mais ça n’a rien à voir avec l’idée de…

Il y a peut-être quelque chose à garder dans le terme de castration, je ne vois pas comment on pourrait s’en passer, vous n’avez pas été très clair là-dessus, sur la nécessité de l’élévation de ce petit zizi à la fonction de phallus en tant que les objets petit a reviennent dans le discours, qu’ils y sont pris dans une logique phallique. Ce n’est pas la même chose l’objet petit a, bon, forcément il y a toujours une ambiguïté, le simple fait d’être des êtres parlants fait qu’il y a de la jouissance perdue. Mais pour qu’elle soit interprétée sexuellement il faut bien que le phallus soit quelque part symbolisé au cœur du psychisme.

Je te remercie beaucoup de ton exposé parce qu’il me semble que ça évacue la notion d’un tranchant, d’ailleurs les parents n’arrivent plus à trancher. C’est ça ou c’est pas ça ; non c’est pas ça, c’est un petit peu, un peu moins.

 

M.L. : Tu as l’idée d’une mesure, et aussi d’un incommensurable puisque la jouissance, c’est du côté de l’incommensurable aussi.

 

B.V. : C’est-à-dire qu’on peut imaginer une restriction immense de jouissance sans qu’il y ait un début de castration. C’est pourquoi ça n’est pas du tout synonyme.

 

P.M. : Ça me rappelle le fameux aphorisme lacanien dans L’Angoisse, « Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir ». Pour qu’il y ait quelque chose de l’ordre du désir qui apparaisse, il faut qu’il y ait quelque chose qui soit quoi ? De la condescendance de la jouissance, qu’elle ne soit pas pleine, non ?

 

M.L. : On a travaillé dessus un an, Pierre, l’année dernière.

 

P.M. : Oui, c’est pour ça que ça me revient à l’esprit, ça dit quand même autre chose que, effectivement, désir ou jouissance, dans un ou exclusif. Ce n’est pas de ça qu’il s’agit.

Est-ce que quelqu’un veut intervenir ?

 

M.L. : Je vous ai laissés sans voix. On va peut-être enchainer.