Préparation du séminaire d’été 201 : Le Moi Leçon XXIV
Valentin Nusinovici – C’est la Conférence qui précède la dernière séance, c’est bien une conférence, dans son adresse d’abord et du même coup dans sa construction, alors si vous voulez, lapalissade, ce n’est pas une séance de séminaire, c’est tout à fait sensible.
Alors pourquoi associer la psychanalyse et la cybernétique ? Tout de suite une première réponse, importante mais générale encore, il dit que pour « ces deux techniques, ces deux ordres de pensée et de sciences », ce qui éclaire leur signification c’est la nature du langage.
Quant à la question de départ, elle concerne les deux disciplines et va diriger le développement de Lacan, c’est celle du lien du hasard avec le déterminisme. C’est vraiment la question importante. Vous vous souvenez qu’au cours du séminaire on a joué au jeu de « pair et impair », Lacan avait rapporté qu’il existait une machine cybernétique qui pouvait battre le joueur, parce qu’elle pouvait dégager des séquences qui déterminaient, à l’insu du joueur, ses choix, les choix successifs de pair ou impair. Il en concluait que rien ne se passe au hasard, ce qui avait provoqué l’indignation et le désarroi d’un participant : « Alors vous voulez supprimer le hasard ? »
Le point intéressant de l’affaire, c’est que ce participant, nous dit-il, était un déterministe convaincu. Pour la pensée commune un déterministe qui tient tellement à préserver le hasard cela semble paradoxal. Pourtant Lacan dit qu’il a raison. Je crois qu’il faut entendre : il a raison mais sans savoir pourquoi. Il a raison car il y a un rapport étroit entre l’existence du hasard et la fonction du déterminisme, c’est ça qui est très important.
Lacan demande : qu’est-ce que cela signifie quand nous disons hasard ? Le « nous » en question est informé, ce n’est pas le « nous » du tout-venant. Nous disons dit-il, deux choses différentes. La première c’est qu’il n’y a pas d’intention. Bon, ça je crois que même confusément chacun le sait, puisqu’on a l’habitude de dire : ah là ce n’est pas un hasard, pour dire que là vraiment il y avait une intention. Plus philosophiquement, Aristote disait que contrairement à la nature, le hasard est sans cause finale, autrement dit sans intention, ça ne veut pas dire qu’il soit sans cause pour autant, mais il est sans intention. Et deuxième chose qu’on signifie dit Lacan, c’est que, et là il faut encore être plus savant pour le dire, il y a une loi. Si bien que le déterminisme dit-il peut être défini comme une loi sans intention.
M. Darmon – Le hasard peut être défini.
V. Nusinovici – Oui, pardon, je voulais dire : la définition déterministe du hasard c’est : une loi sans intention. Quel genre de loi ? Une loi de probabilité, autrement dit, il s’agit d’un déterminisme symbolique. Lacan précisera ensuite en évoquant ce participant désorienté, qu’il confondait déterminisme réel et déterminisme symbolique (Écrits p. 60).
Il dit que « la théorie déterministe cherche toujours à voir s’engendrer ce qui s’est constitué dans le réel, et qui fonctionne selon une loi à partir de quelque chose d’indifférencié, qui est précisément le hasard en tant qu’absence d’intention ». Je comprends que dans le réel il n’y a pas de différenciation, la différenciation est introduite par le symbolique, et dès lors le hasard se constitue dans le réel et il va fonctionner selon une loi et c’est ce que la théorie déterministe cherche à dégager.
Cela vaut pour la thermodynamique qui nécessite des probabilités, comme pour la physique quantique qui ne peut faire des prédictions à partir d’un état de départ connu comme le fait la mécanique classique newtonienne et puis, ce qui nous intéresse le plus ici cela vaut dans le champ de la cybernétique.
J’ai appris à l’occasion que Wiener, qui est un des fondateurs, sinon le fondateur de la cybernétique – Lacan dit qu’il l’a nommée, il ne dit rien sur ce nom, on verra peut-être pourquoi – s’était occupé de problèmes de défense anti-aérienne pendant la guerre. Le problème était de préciser la position future de l’avion-cible, alors qu’on n’avait qu’une information partielle sur sa trajectoire. Pour cela Wiener avait établi une théorie probabiliste et il avait aussi construit les boucles de rétroaction, de feed-back – un élément essentiel en cybernétique – sur la base d’un écart entre l’action effectuée, le output et le résultat projeté, le go on.
Lacan, quand il parle de la théorie du déterminisme, se réfère aux sciences, à la physique qui est la science de référence, mais ce qu’il cherche dans la cybernétique, c’est un éclairage sur le déterminisme de l’inconscient. Ce déterminisme de l’inconscient que Freud a établi, on n’a pas le temps de reprendre ça, Lacan veut le formaliser. Ce déterminisme on cherche à le mettre en évidence dans la cure par la voie de l’association libre, ce qui revient, je cite, à se rapprocher autant que possible d’une intention de hasard.
Avant de tirer un éclairage de la cybernétique, Lacan tient d’abord préciser le sens qu’elle a selon lui, et pour cela à lui assigner une origine. Ce qui l’amène à proposer le terme de science conjecturale. Je le cite : « le passé de la cybernétique, je crois, ne consiste en rien d’autre que dans la formation rationalisée de ce que nous appellerons pour les opposer aux sciences exactes, les sciences conjecturales ». Grâce à Internet, j’ai appris que Renan avait parlé de l’histoire, comme d’une « petite science conjecturale », celle qui fait de douteuses conjectures sur la façon dont ça se serait passé.
Pour Lacan, il s’agit d’établir une science véritable qui explore ce qui va se passer. D’ailleurs plus tard dans La Science et la Vérité (É. p. 863) il n’opposera plus sciences exactes et sciences conjecturales, en particulier parce que, dit-il, la conjecture est susceptible d’un calcul exact (probabilité).
Le terme de « sciences conjecturales », il propose de le substituer à celui de « sciences humaines », trop vague, dit-il, trop entaché de relent d’ésotérisme. Je crois, c’est mon interprétation, qu’on peut dire que ces sciences conjecturales seraient pour lui les sciences humaines par excellence. Pourquoi ? Parce qu’il commence par dire que dans la conjecture il s’agit de l’action humaine et plus loin dans la conférence que ce dont il s’agit c’est de l’attente humaine. L’attente humaine, c’est l’interrogation fondamentale de l’homme, consciente ou non, sur ce qui serait son sort, sur ce qui détermine les hasards de son existence. Lacan lie ainsi l’action humaine et l’interrogation de l’homme sur son destin, sur ce que l’Autre lui a réservé, sans doute car l’action humaine est largement dépendante de cette interrogation.
Vient ensuite la comparaison des sciences exactes, physique en tête, et des sciences conjecturales. Je vais aller vite sur un certain nombre de choses qui se lisent assez facilement en m’arrêtant sur ce qui, je crois, demande plus de commentaires. Deux définitions simples et robustes : 1/ les sciences exactes concernent le réel et 2/ le réel est ce qui revient toujours à la même place (c’est la première définition du réel).
Les sciences exactes naissent quand l’homme a cessé de croire que par ses rites – Lacan cite des rites de l’ancienne Chine – il contribue à ce retour de réel, au bon fonctionnement du cosmos, quand il reconnaît que la grande horloge de la nature tourne toute seule.
Ce qu’il faut découvrir alors c’est la loi de la chute des corps. Lacan suit Alexandre Koyré, et en particulier un article dans Études d’histoire de la pensée scientifique qui s’intitule Une expérience de la mesure. Koyré, c’est passionnant, extrêmement fouillé, je reprends ça à ma façon, simplifiée, beaucoup de détails scientifiques me passent au-dessus de la tête.
Galilée a découvert par une expérience de pensée des lois mathématiques exactes. Mais le problème est que pour les utiliser, il fallait pouvoir mesurer avec exactitude le temps, la durée et la vitesse de la chute. Pour mesurer le temps on a commencé par compter les oscillations d’un pendule, un pendule commun perpendiculaire, et à observer le cadran solaire, et on a fait beaucoup d’expériences. Et puis en 1654 vient Huygens avec son horloge qui est l’instrument de mesure exact qui marque l’entrée dans « l’univers de la précision » (Koyré).
Ce que Lacan retient de Koyré c’est que l’expérimentation, c’est-à-dire les mesures qu’il fallait faire, que cette horloge rendait enfin possibles, eh bien, du fait même que cette horloge avait été fabriquée, ces mesures étaient devenues inutiles. En gros, Huygens a élaboré une géométrie entièrement nouvelle qui lui a permis de réaliser un pendule parfaitement isochrone car il suivait la courbe de la cycloïde. Il a pu déterminer la période du pendule cycloïdal et à partir de là, établir une formule avec laquelle se calcule le facteur g, la constante d’accélération des corps en chute libre sans qu’il y ait besoin d’expérimentation. Lacan souligne fortement, et il y reviendra, que la cycloïde est une création du symbolique, contrairement au cercle qui est propre à l’imaginaire.
La morale que tire Koyré c’est que les expériences valables sont fondées sur la théorie et que les moyens qui permettent de les réaliser sont de la théorie incarnée Je ne crois pas qu’on forcerait beaucoup les choses en disant que pour Lacan la pratique c’est de la théorie incarnée.
Et qu’en est-il du réel dans cette affaire ? Eh bien Lacan soutient qu’une certaine partie de notre science exacte (Newton, Einstein) « se résume à un très petit nombre de symboles visant des choses telles que l’énergie, la matière » et que ce petit paquet de formules a fort peu à voir avec le réel. Il avance qu’avec le recul la science apparaîtra comme une étonnante épopée dont le circuit est un peu court. Il maintiendra cet avis, je crois que c’est dans L’Insu… qu’il dit que dans la science il n’y a pas de progrès, qu’elle tourne en rond.
La question est celle du réel pour la science et pour la psychanalyse. Lacan à la fin considérait que ce qu’il pourrait faire de mieux serait de transmettre un bout de réel. Pierre-Christophe aura sûrement des choses à dire puisqu’il a organisé des Journées sur cette question.
Pierre-Christophe Cathelineau – Je voudrais juste dire quelque chose. C’est vrai que ça fait penser, tu fais référence à ce que dit Lacan dans L’Insu… quand il dit que la science est un fantasme. Finalement ce que Lacan amène concernant le réel est plus radical que ce que la science amène, parce que précisément le réel n’est pas réductible, il en a déjà l’intuition dans ce séminaire, à la littéralité de certaines formules, et donc c’est comme s’il anticipait sur ce qui vient après. C’est-à-dire l’idée d’un réel qui ne pourrait pas être seulement saisi par des formules littérales. Là, c’est très intéressant ce que tu mets en évidence c’est qu’il y a une continuité entre ce qu’il dit maintenant [V. N. – une fixité !] il y a une fixité doctrinale sur le fait que le réel dont parle la science n’est pas le réel, n’est pas vraiment le réel. Et il faut imaginer, à l’époque on n’imagine pas tout à fait, un mode d’articulation du réel qui soit plus proche de ce qu’est le réel, je pense que la réponse, évidemment vous allez dire c’est le Deus ex machina… kadosh, kadosh, kadosh ! Mais on voit bien que la réponse ça vient à la fin avec le nœud borroméen.
V. Nusinovici – Dans cette leçon, il est clair, même s’il ne le dit pas comme ça, que la science conjecturale probabiliste est un abord du réel. Nous savons qu’il va développer ça ultérieurement, en partant de Pascal qu’il ne fait ici que citer, mais on ne va pas aller plus loin. [P.-Ch. C. – Non mais c’est une question doctrinale très importante].
Virginia Hasenbalg – Si je peux ajouter, cette définition de Lacan du réel – ce qui revient toujours à la même place – ajoute une idée de quelque chose de prévisible…
V. Nusinovici – Bien sûr, quand on a les coordonnées du système, on peut aller en avant, on peut aller en arrière, cela chez Newton, chez Laplace, et c’est ce qui va disparaitre avec la physique moderne et imposer un ordre probabiliste..
M. Darmon – Il y a aussi dans la référence à Galilée l’importance de ce que tu appelais l’expérience de pensée. Koyré montre que Galilée a probablement triché dans ses expériences de la chute des corps [V. N. – Elles étaient fausses], elles étaient complètement fausses mais la pensée était vraie.
P.-Ch. Cathelineau – Ce sur quoi tu as insisté qui est très intéressant, c’est sur le fait que l’invention de l’horloge démontre son inanité en quelque sorte, c’est-à-dire qu’à un moment donné, je veux dire, à partir du moment où l’horloge est inventée, l’approche du réel qu’implique l’horloge est déjà révolue. On voit bien que la démarche scientifique, tu as eu raison de le dire, évolue dans un couloir très étroit.
M. Darmon – C’est-à-dire il avait besoin d’une horloge pour vérifier la chute des corps, la loi de la gravitation, etc. mais il a utilisé ces lois pour fabriquer son horloge.
V. Nusinovici – Alors maintenant voyons ce qu’il dit sur les sciences conjecturales. Elles ne s’intéressent pas au réel en tant qu’il revient à la même place, mais elles évaluent les chances que quelque chose qui est attendu vienne à une place vide. C’est pour ça qu’il fait commencer les sciences conjecturales avec Pascal, son triangle arithmétique, sa règle des partis où il s’agit d’évaluer les chances dans un jeu qui n’est encore pas terminé.
Il s’agit de calculer, dit Lacan, les chances de la rencontre. Ce mot de rencontre est très important puisqu’il fait entendre que le sujet se trouve intéressé, tandis que dans les sciences exactes il est forclos.
Lacan dit : « il s’agit des sciences de la combinaison des places dans un registre ordonné qui suppose la notion de coup, c’est-à-dire de scansion » et je crois qu’on peut ajouter : de série.
Ce quelque chose qui vient ou pas à cette place vide, qui y est attendu, Lacan dit qu’il est équivalent à sa propre inexistence. Façon, je crois, de parler de la corrélation de l’absence et de la présence qui est la propriété fondamentale du symbolique. Le symbolique, c’est ce qui fait que l’absence est dans la présence et inversement. La chose est effacée mais le signifiant porte quelque chose de sa présence. Et cette présence-absence, nous arrivons à un point essentiel de la conférence, Lacan la retrouve dans l’ordre binaire de la cybernétique, dans ces unités d’information les 0 et les 1.
Pierre-Christophe Cathelineau – Est-ce que je peux dire quelque chose ? Là, je pense qu’il y a un point qui est aussi l’enseignement de tout le séminaire, c’est qu’on a affaire avec cette mise en perspective de la cybernétique et des sciences conjecturales à l’idée que finalement le déterminisme qu’implique la cybernétique est transposable au déterminisme de l’inconscient. Donc c’est quelque chose d’assez abyssal comme perspective parce qu’on se dit que là il est engagé dans une voie avec ce que tu disais à l’instant des trous du système binaire, etc., de ce qu’on disait, de ce que tu disais tout à l’heure sur la possibilité d’anticiper les coups, en fonction des scansions. On est sur l’idée d’un déterminisme du symbolique total, ce qui quand même m’interroge, je pense qu’il est revenu là-dessus il n’y est pas resté mais, là, à cette époque avec cette utilisation du modèle cybernétique, de tous les exemples qu’il donne sur les trois prisonniers, etc., il y a l’idée que c’est totalement déterminé.
Il a beau parler de sciences conjecturales, c’est vrai ça met un peu de douceur là-dedans, sauf que les sciences conjecturales elles sont largement déterminées, aussi. La probabilité c’est quelque chose qui est largement déterminé. Aujourd’hui par exemple j’ai une patiente qui s’occupe de ce terrain des mathématiques très précis, qui est la probabilité des événements très rares. Mais la probabilité des événements très rares, ça se calcule, ce n’est pas parce qu’ils sont très rares que ça ne se calcule pas. Donc malgré le caractère conjectural du truc, on est dans un déterminisme absolu. Et c’est ça à mon avis qui constitue le point d’inquiétude de ce… Non tu ne trouves pas !
V. Nusinovici – Je suis d’accord avec toi, il y a là un modèle qu’il développe. La conjecture c’est un calcul précis. Est-ce que ça veut dire que tout est déterminé ? Je n’en sais rien. Est-ce qu’il le pense, lui ? Je n’en sais rien du tout. Ce n’est pas parce qu’il prend ce modèle-là, ce modèle qui est un symbolique pur, mais on va voir à la fin qu’on a aussi de l’impur, est-ce que ça veut dire… ? Il ne l’affirme en aucune façon mais c’est sûr que c’est son modèle.
Ce qui est important c’est que ce symbolisme binaire de la cybernétique fonctionne évidemment indépendamment de la subjectivité. Ça, ça intéresse beaucoup Lacan. Comme tu le dis c’est un formidable exemple d’automatisme de répétition. Bien sûr, il faut, pour qu’il fonctionne, des mécanismes de réglage des circuits électriques, c’est ce que Lacan nomme les portes. Alors si vous avez lu la conférence, ce qu’on espère vivement, vous avez vu que c’est un morceau de bravoure, ce passage sur les portes. Je vais relire quelques lignes puisqu’on a un peu le temps. Non ? On n’a pas le temps !
M. Darmon – Pas tout à fait. Il ne faut pas tout lire.
V. Nusinovici – Deux phrases, non ?
M. Darmon – Il ne faut pas perdre de temps quand même.
P.-Ch. Cathelineau – Le slalom géant, il ne faut pas se prendre dans les portes ! [Rires].
V. Nusinovici – Tout ce morceau extrêmement brillant, qui est manifestement écrit, est fait pour signifier que la porte est du registre symbolique, la porte c’est pas du réel. Je me suis demandé pourquoi il ne disait pas que la porte c’est pas imaginaire. Comme toujours les patients viennent vous parler de ce qui vous travaille, ou plutôt c’est ce qui fait qu’on les entend. En quelques jours j’ai entendu parler deux fois de portes imaginaires. L’un aurait tellement voulu que cette porte par laquelle son inconscient devrait sortir s’ouvre enfin, pour l’autre c’était derrière une porte que se trouvait l’inconnu de son enfance.
Mais la porte cybernétique dont parle Lacan c’est autre chose. Elle n’est pas réelle comme l’est une fenêtre, quand elle s’ouvre eh bien le circuit se ferme, et quand elle se ferme, le circuit fonctionne ; ça s’ouvre et ça se ferme, et ça se ferme et ça s’ouvre.
On n’a pas le temps d’écrire au tableau, mais vous avez vu que Lacan note la porte fermée 0, la porte ouverte 1 et donne quelques exemples dans des tableaux.
Soit pour une première porte les positions successives 0 0 1 1 et pour une seconde 0 1 0 1, des règles commandent l’ouverture et la fermeture d’une troisième porte. Ces règles constituent une syntaxe et, point capital, cette syntaxe est celle de la logique des propositions.
Par exemple on peut décréter que la troisième porte s’ouvrira si l’une des deux premières l’est, cela correspond à la réunion ou conjonction,
ou qu’elle s’ouvrira si les deux premières le sont, c’est la multiplication logique,
ou encore si une seule des deux premières l’est, c’est l’addition module 2.
Ce que Lacan en tire va, à mon avis, au-delà du seul automatisme de répétition, avec ces opérations logiques il ouvre la voie à une formalisation du sujet.
Je continue très vite. Donc, des règles pour établir le fonctionnement de ce circuit, une syntaxe. Or la syntaxe c’est l’élément de base d’un langage ; à partir d’elle on peut construire les chaînes de toutes sortes de combinaisons et « un ordre qui subsiste dans toute sa rigueur ». Un ordre responsable d’un déterminisme.
Je poursuis la conversation avec Pierre-Christophe : il y a un déterminisme inconscient sous la forme de l’automatisme de répétition, il est lié à « l’inertie du symbolique », on pourrait donc prévoir la suite des coups. Le but de l’analyse c’est que des éléments de cette chaîne ne soient plus refoulés, et donc que ce déterminisme ne soit plus tout à fait imparable. Là, la fonction du sujet entre en jeu, et bien d’autres choses.
Ce que Lacan en tire va, à mon avis, au-delà du seul automatisme de répétition, avec ces opérations logiques il ouvre la voie à une formalisation du sujet.
Je continue très vite. Donc, des règles pour établir le fonctionnement de ce circuit, une syntaxe. Or la syntaxe c’est l’élément de base d’un langage ; à partir d’elle on peut construire les chaînes de toutes sortes de combinaisons et « un ordre qui subsiste dans toute sa rigueur ». Un ordre responsable d’un déterminisme.
Je poursuis la conversation avec Pierre-Christophe : il y a un déterminisme inconscient sous la forme de l’automatisme de répétition, il est lié à « l’inertie du symbolique », on pourrait donc prévoir la suite des coups. Le but de l’analyse c’est que des éléments de cette chaîne ne soient plus refoulés, et donc que ce déterminisme ne soit plus tout à fait imparable. Là, la fonction du sujet entre en jeu, et bien d’autres choses.
P.-Ch. Cathelineau – Je suis d’accord, mais dans le texte il ne le dit pas.
Ce que je pense, c’est que sur cette question précise que Lacan a évolué, il n’est pas resté sur ce point.
V. Nusinovici – Lacan parle d’une sorte de « langage primitif primordial », dans lequel le sujet humain est jeté comme dans un bain et il rapporte que les nombres cardinaux seraient apparus avant les ordinaux.
Il y aurait d’abord un symbolique sans les ordinaux qui hiérarchisent, on peut transposer cela dans le langage lacanien ultérieur en disant : d’abord un symbolique sans signifiants maîtres. De fait Lacan soulignera que dans « lalangue », qui est primordiale il n’y a pas de signifiant maître.
En s’appuyant sur le modèle cybernétique d’un « symbolique pur » Lacan insiste sur la différence qu’il y a entre ce symbolique pur et le discours tel qu’il est effectivement tenu, c’est-à-dire incarné dans une langue humaine et qui est « un discours impur ».
Car y viennent ceux qu’il nomme « les premiers symboles », je ne sais pas s’il reprendra ce terme, il s’agit des « symboles naturels issus d’un certain nombre d’images prévalentes » : l’image du corps, les « objets évidents comme le soleil, la lune et quelques autres ». « Et c’est ceci qui donne son poids, son ressort, sa vibration émotionnelle, à toute une partie du langage humain. »
Certes il les nomme « symboles » mais ils viennent de l’imaginaire et donc ne sont pas homogènes au symbolique. Il en donne pour preuve la grande difficulté
qu’il y a à traduire en écriture cybernétique les fonctions de la Gestalt, de la bonne forme. Et inversement, ce que je vous disais tout à l’heure, il n’y a pas de cycloïde dans l’imaginaire. Donc deux arguments pour opposer radicalement symbolique et imaginaire.
Je rappelle que dans la leçon IV Lacan avait dit que le Moi a une fonction symbolique, « à partir du moment où le monde symbolique fondé, il est lui-même, il peut servir de symbole ».
P.-Ch. Cathelineau – Je peux dire quelque chose ? Là, il y a quelque chose de très intéressant parce qu’on voit bien qu’à l’intérieur même de la pensée de Lacan qui articule la question de la cybernétique et du déterminisme, il y a autre chose qui s’introduit, qui est précisément le fait qu’il n’y a pas que du symbolique, il y a du réel et de l’imaginaire. Et ça, c’est aussi sa façon de déplacer en quelque sorte la logique qui est la sienne concernant le déterminisme absolu du symbolique, il dit : il y a d’autres dimensions et ces dimensions on ne peut pas les faire entrer dans les cases du symbolique comme on pourrait le croire. C’est un peu ce que tu dis, hein ?
V. Nusinovici – Tout à fait.
P.-Ch. Cathelineau – Ça ne rentre pas dans les cases. Et donc il y a quelque chose qui justement est en deçà du symbolique qui est l’imaginaire, il y a du réel. Et tout ça laisse encore annoncer d’autres choses.
Martine Bercovici – Mais c’est parce que là il s’intéresse plus à la cybernétique comme langage, comme syntaxe, que comme déterminisme.
Ce qui est passionnant dans cette découverte de la cybernétique c’est qu’avec des 0 1 on construit un langage et un langage qui permet de maîtriser les interactions. C’est quand même assez passionnant. Il y a beaucoup de gens qui ont enfourché le cheval pendant 15 ou 20 ans.
V. Nusinovici – On sait qu’il y a deux voies dans la psychanalyse, Lacan l’a souvent redit, mais il n’est pas inutile de s’arrêter à la façon dont il le formule à chaque fois. Ce qui justifie la distinction, il l’articule fortement, c’est de poser que le symbolique existe comme tel, c’est-à-dire qu’il n’est pas « le fantasme au second degré des coaptations imaginaires ».
Il y a donc la voie imaginaire : celle qui suit le sens que le sujet a d’ores et déjà donné à son discours. Il le lui a donné parce que, s’il est déterminé symboliquement, il y aussi l’inertie imaginaire (on a les deux termes dans la leçon : l’inertie symbolique et l’inertie imaginaire).
Et il y a la voie qui s’inspire de Freud qui a eu une inspiration poétique, c’est-à-dire créatrice, inventive.
La voie freudienne, c’est, dit-il, de chercher non pas « l’ineffable », « le point où adhère le langage », où il s’arrête, mais chercher au-delà le sens.
Dans cette leçon le mot « sens » est employé à diverses reprises et dans des sens différents. Dans cette phrase le sens ce n’est pas l’imaginaire.
Le terme « ineffable » revient régulièrement dans le séminaire, il est toujours critiqué. C’est l’idée qu’il y aurait un au-delà des mots à valoriser, mystérieux, voire sublime. Il y a sans doute un ineffable lié à l’infinitude du symbolique, mais c’est au contraire parce qu’il n’y a pas de point s’arrête le langage.
L’« ineffable » que Lacan vise n’est certainement pas à un impossible. Je crois que s’il a théorisé-pratiqué la coupure, c’est en particulier contre ce faux ineffable.
Ce que j’ai découvert à cette occasion – Marc sait cela depuis longtemps – c’est qu’ineffable a désigné le nombre irrationnel, le nombre incommensurable. Et il est remarquable que de l’ineffable entendu dans ce sens, c’est-à-dire de ce nombre-là, Lacan s’en servira et justement pour marquer le réel de la coupure.
Encore quelques mots sur les dernières phrases. Il est dit que le rapport de l’homme à l’ordre symbolique détermine chez lui l’ordre du non-être à l’être. Dieu sait que Lacan en a dit des choses sur l’être et le non-être, ici, c’est une mise en place simple : le non-être c’est ce qui insiste, qui demande à être, c’est-à-dire à être reconnu (le refoulé ou le ça) ce que seule la parole permet, on passe ainsi à l’être.
Le rapprochement entre psychanalyse et cybernétique qui clôt la conférence, la dernière phrase, je l’ai trouvée un peu étrange, quand il dit que dans la grande aventure de l’homme par rapport au symbolisme, nous ne pouvons séparer ni la psychanalyse ni la cybernétique, ça d’accord, mais : sa fin étant que le non-être vienne à être, qu’il soit parce qu’il a parlé. La cybernétique, son objectif, ce n’est sûrement pas ça et ce n’est sûrement pas la promotion du sujet.
M. Bercovici – Je crois que ça suit ce qu’il dit avant sur le refoulement.
Mais à mon avis c’est ce qui sépare justement la psychanalyse de la cybernétique.
V. Nusinovici – Ici non-être et être sont assimilés à absence et présence et au binaire 0 et 1 mais par la suite cela va se complexifier car l’être ne sera pas dans le signifiant mais entre deux signifiants. Ce sont des discussions pour plus tard. J’espère que je n’ai pas été trop long.
M. Darmon – Non, c’est très bien. Merci beaucoup.
[Applaudissements].
V. Nusinovici – On va faire du une/deux dans nos applaudissements, ce sera binaire !
Discussion
M. Darmon – On peut se demander ce que Lacan a été faire dans cette galère de la cybernétique, parce qu’effectivement ça a dû être assez effrayant pour les analystes à l’époque de cette conférence ; il y en a un qui proteste contre Lacan qui voudrait rendre le hasard déterminé, qui est en train de supprimer le hasard. C’est une critique finalement qu’on fait à la psychanalyse depuis le début, et encore, c’est-à-dire les interprétations que l’on peut donner d’une formation de l’inconscient, que ce soit un rêve, un lapsus, ce que vous voulez… se heurtent toujours à l’objection que vous vous dites que c’est déterminé par cette chaîne symbolique, cette chaîne de signifiants, mais c’est vous qui le dites et puis on pourrait trouver autre chose. Donc c’est une question que Lacan reprend en séminaire. Pierre-Christophe avait raison en disant qu’il n’en est pas resté là, mais ça marque tout à fait le début de l’enseignement de Lacan. Il est resté fidèle dans une certaine mesure à cette conception.
P.-Ch. Cathelineau – Il est resté fidèle sur la logique modale en fait. Quand il évoque à propos de la logique modale, ce qui ne cesse pas, de s’écrire, c’est très précisément ce dont il est question-là. C’est-à-dire, ce qui ne cesse pas de s’écrire, c’est ce symbolique-là qui ne cesse pas de se répéter, mais dans la logique modale il introduit d’autre chose et cette autre chose il le laisse plus ou moins entendre à la fin de ce séminaire, c’est-à-dire l’idée qu’il y aurait de la place pour de la contingence, pour du réel, pour autre chose. Et donc on est là, à mon avis, à la croisée des chemins. Non ?
M. Darmon – Oui, mais dans sa présentation tardive du réel comme ce qui ne cesse pas, de ne pas s’écrire, il a une présentation logique du Réel. Or, il va faire un pas de plus à la fin en disant que le réel est sans loi en quelque sorte.
V. Hasenbalg – Il y aurait un temps antérieur sans signifiant maître. Tu l’as dit et c’est très intéressant.
P.-Ch. Cathelineau – Oui, c’est ça. Liée au cardinal. La question du cardinal, le rapport entre le cardinal et l’ordinal, ça aussi ça fait référence à tout ce qui va venir après sur justement cette dimension qui n’implique pas l’ordinal, qui n’implique pas la série. Et ça, c’est intéressant de le voir apparaître là, dès maintenant.
M. Darmon – Merci beaucoup.
Transcription et relecture : Brigitte Le Pivert, Monique de Lagontrie.
Texte revu par l’auteur.