18/04/2017- (LM) Leçons 18,19 J-R Duveau / T 3, E. Caruelle-Quilin
28 juin 2017

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CARUELLE-QUILIN Elsa,DUVEAU Jean-René
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Préparation du Séminaire d’été, Séances des 10 du 18 avril 2017


Le Moi dans la théorie et dans la technique de la psychanalyse, leçons 18,19, Jean-René Duveau

Marc Darmon – Jean René Duveau va nous faire un commentaire des leçons XVIII et XIX du séminaire sur le Moi et Elsa Caruelle va nous présenter un travail sur la topologie puisque nous avons terminé la lecture de La Topologie et le Temps et nous consacrons quelques séances à des travaux originaux inspirés par la topologie, en particulier de ce séminaire.

Jean-René Duveau – C’est un texte écrit. J’ai lu ces leçons XVIII et XIX comme s’il s’agissait d’une seule, puisque toutes les deux tentent de mettre en rapport, quand ce n’est pas en opposition, ce qui insiste et ce qui résiste chez l’homme. Lacan situe, ici, très précisément l’insistance, terme qu’il préfère à l’automatisme de répétition, du côté du sujet de l’inconscient, de la lettre, du côté d’un au-delà et aussi du côté du transfert et il situe la résistance uniquement du côté de l’analyste et d’un certain principe de plaisir que cet analyste engage, lui, alors de son côté. Lacan dit :

« La résistance a pour propriété de n’avoir en elle-même aucune espèce de résistance. Dans l’inertie qui prévaut au principe de plaisir, il ne peut y avoir de résistance. C’est celui qui provoque la force, c’est-à-dire l’analyste, qui provoque la résistance. »

Résistance donc du côté de l’Imaginaire, d’une satisfaction imaginaire et puis insistance qui, elle, fraye avec le Réel et on pourrait y ajouter l’ex-sistence du côté d’une satisfaction symbolique dont il va être question, dans ces leçons, ceci pour situer d’emblée ce rapport non plus sous l’angle d’une topique mais plutôt sous celui d’une topologie.

La topique, d’un point de vue étymologique, sémantique, se dit d’un lieu en tant qu’il est protégé par une divinité. C’est aussi le surnom qu’on pouvait donner à ce Dieu en fonction de ce lieu. Cythère était, par exemple, le surnom topique d’Aphrodite.

La topologie c’est l’étude des formes du terrain, du lieu et des lois qui les régissent et, en rhétorique, la topologie c’est l’étude des topiques ou lieux communs, des sources où peut puiser un prédicateur, c’est-à-dire quelqu’un qui prêche et qui annonce la parole de Dieu.

Je voulais resituer ces mots, ici, puisque ces deux leçons nous transportent à Colone, lieu frontière pour Œdipe, zone d’entre-deux, d’entre la vie et la mort, passage mythique entre le mythe qu’Œdipe incarne lui-même et sa propre existence, point de passage entre un discours commun justement qui fait que jusque-là, Œdipe vivait un texte écrit pour lui d’avance sans qu’il n’en sache rien et puis un autre discours qu’il s’approprie cette fois quand il n’est plus dupe de ce qui lui arrive, lorsqu’il termine, là, son errance et que – c’est le texte que reprend Lacan :

« C’est maintenant qu’il n’est plus rien qu’il devient un homme. »

La vie s’arrête, pour Œdipe, dans une enceinte où il est interdit de parler, où les paroles s’arrêtent, un lieu sacré où règnent les déesses vengeresses, celles qui ne pardonnent jamais et rattrapent l’être humain à tous les tournants. Il disparaît dans un retournement, dans un ultime regard, une horreur sacrée dont Lacan ira chercher une explication dans la leçon XIX, une nouvelle fois dans une nouvelle d’Edgar Poe.

Je reprends ces deux termes : topique et topologie parce que, dans ces deux leçons, Lacan poursuit cet effort de faire entendre que le Moi, en tant que « fragment du discours commun », l’expression est de [Clémence] Ramnoux qui pose une question dans la leçon XVIII – le Moi donc n’est pas à situer, comme cela se pratique beaucoup à l’époque dans les milieux analytiques – comme le centre, comme le point de perspective du travail. Plus Freud avance, plus il apparaît au contraire, ce Moi, comme un mirage, comme une somme d’identifications et, quelques pages plus loin, Lacan insiste sur le fait que ce que montre ce mirage est bien moins essentiel que la question de savoir pourquoi ce mirage est là. Or, ce que Lacan semble vouloir nous indiquer, ici, concernant le Moi, est au-delà de cette instance, une présentification, une incarnation même de la mort. Il y a donc, là, une déviation, un point de passage, à opérer d’une topique freudienne à une topologie qui va mettre à l’étude ou à l’épreuve la doctrine telle qu’elle a été entendue par les successeurs de Freud. Par exemple, Lacan dit ceci que ce que Freud avance, concernant le désir sexuel est de l’ordre de la croyance chez les analystes et qu’ils y croient tellement qu’ils font du désir quelque chose d’uniquement objectivable, un objet de plus, alors que le désir, au cœur d’une expérience humaine, est à situer à une autre place qui est celle du manque à être. Dans la leçon XIX, il dit ceci :

« Dans ce manque d’être il peut apercevoir que justement cet être lui manque et que l’être, par contre, est là, dans toutes les choses qui ne se savent pas être. Et c’est en se situant au milieu d’elles, comme un objet de plus, [on pourrait dire, ici, comme un Moi au milieu d’autres Moi], qu’il s’imagine, lui, car il ne voit pas d’autres différences. Il dit « Moi je suis celui qui sait que je suis ». Malheureusement il est trop clair qu’il sait peut-être qu’il est, mais il ne sait absolument rien de ce qu’il est. C’est précisément cela, ce qui manque en tout être. »

Et c’est bien là tout le problème d’Œdipe.

Au-delà des enseignements techniques que ces deux leçons continuent de nous apporter au fil des pages, sur la posture thérapeutique de l’analyste, elle situe comme un point d’acte, acte analytique, qu’il reprendra plus tard dans un séminaire entier et où l’éthique, objet d’un autre séminaire, se doit impérativement de rejoindre justement la technique. On voit dans l’Œdipe à Colone, comment déjà Antigone interroge le discours commun justement, et on voit aussi comment un autre personnage, Thésée introduit là, au seuil de l’ex-sistence d’Œdipe, un point d’acte en lui assurant par la parole seulement qu’il lui donnera, à Œdipe, un lieu de sépulture. Il existe manifestement, chez Œdipe, une lutte dont le point final ne trouvera asile qu’en ce lieu, à Colone et à partir duquel et autorisé par Thésée, il accède à la parole pleine, c’est-à-dire, on pourrait dire termine une cure analytique. C’est à la page 309, dans la leçon XVIII :

« Jusque-là, il y a toujours été pris dans cette parole, il y a même été des plus fidèles et dans ce texte tragique, en ce lieu frontière, cette parole il y accède en tant qu’elle ne lui est plus voilée. »

Également, pour situer ces deux leçons, et en cherchant d’autres raisons, historiques celles-là, pour lesquelles Lacan s’intéresse, après Freud, à une lecture renouvelée de l’Œdipe, on peut évoquer peut-être ceci : Œdipe est écrit autour de 420 avant J.C. et ce n’est que trente années plus tard que Sophocle en donne une suite. Il écrit sa dernière pièce Œdipe à Colone – Colone qui est le lieu de naissance de Sophocle – à un moment donc où il est lui-même très âgé. Il est question, dans Sophocle, d’un holocauste concernant la guerre fratricide dans laquelle les fils d’Œdipe vont se lancer.

Et, concernant Freud, c’est à un âge avancé qu’il connaît lui aussi l’exil. En mai 1933, les ouvrages de Freud sont brûlés en Allemagne. Il refuse de s’exiler jusqu’en mars 1938, lorsque les allemands entrent à Vienne. La Société Psychanalytique de Vienne décide alors que chaque analyste juif doit quitter le pays. Freud décide finalement de s’exiler lorsque sa fille Anna – Anna, Antigone – est arrêtée pour une journée par la Gestapo. Finalement il quitte Vienne. Au moment de partir, il signe une déclaration attestant qu’il n’a pas été maltraité :

« Je soussigné, Professeur Freud, déclare par la présente que depuis l’annexion de l’Autriche par le Reich allemand, j’ai été traité avec tout le respect et la considération dus à ma réputation de scientifique par les autorités allemandes et en particulier par la Gestapo et que j’ai pu vivre et travailler, jouissant d’une pleine liberté. J’ai pu également poursuivre l’exercice de mes activités de la manière que je désirais et qu’à cet effet j’ai rencontré le plein appui des personnes intéressées. Je n’ai aucun lieu d’émettre la plus petite plainte. »

Et, selon son fils Martin, il aurait ajouté, ironique : « Je puis cordialement recommander la Gestapo à tous. »

Il y a donc, là, dans ces histoires croisées, à 2000 ans d’intervalle, l’insistance d’une question qui concerne la vie, en tant qu’elle s’opposera toujours et uniquement à la mort. Il y a visiblement quelque chose de particulier qui résonne au plus près de l’expérience analytique et c’est ce qui intéresse Lacan ici et, pour lui, explique ce choix de Freud de s’intéresser à ce mythe plutôt qu’à un autre car finalement, comme il le dit dans ces leçons, tous les héros de la mythologie ne sont que les multiples facettes d’un même mythe.

La vie nous apparaît ainsi un peu mieux comme une résistance, c’est-à-dire comme, s’opposant à cette mort, déjà écrite, inscrite, « mieux vaudrait ne pas être né » écrit Sophocle, et donc comme une inertie nécessaire et fondamentale. Un certain principe de plaisir ne peut que s’y loger, là, et il y a, dans ce terme de résistance, une ambiguïté que finalement nous sommes peu enclins à reconnaître dans nos pratiques. C’est-à-dire qu’il s’agit de reconnaître, ici, qui est véritablement cet ennemi auquel nous devons résister. Il semble bien qu’une approche purement comportementaliste dira que l’ennemi à combattre absolument c’est le symptôme. L’approche psychanalytique reprise par Lacan dira que le symptôme c’est ce qui, de cette résistance à vivre forcément, ne peut pas encore se dire, sinon dans le rêve, sinon dans la psychopathologie de la vie ou de la mort quotidienne.

Donc, la lecture que Lacan fait de Freud dévie la technique analytique positiviste, immédiate, interprétative sur le sens, alors qu’au contraire, elle ne devrait pas – je cite Lacan, c’est dans la leçon XIX, page 332 – elle ne devrait pas

« …montrer au sujet tel ou tel objet qui sert l’objet actuel de ses désirs, c’est de lui apprendre à nommer, à articuler, à faire passer à l’existence ce désir qui littéralement, en lui-même, en tant que désir est en deçà de l’existenceC’est un désir, pour tout dire, qui non seulement n’ose pas dire son nom, c’est que ce nom il ne l’a pas encore fait surgir. [Puisqu’il est innommable]. […] l’action efficace de l’analyse, que ça n’est pas la reconnaissance de quelque chose, qui serait là tout donné, prêt à être coapté […] c’est au niveau de la création de quelque chose, qu’en nommant, à proprement parler, il fait surgir, que c’est à ce niveau-là qu’est concevable l’action de l’interprétation. »

Puis, page 321 : « L’expérience freudienne […] pose un monde du désir. […] Ce n’est pas un monde des choses, ça n’est pas un monde de l’être. […] Il est institué au sein de ce monde pour le constituer. »

Je comprends ici que le désir sexuel en est l’incarnation ou plutôt la logique structurale que Lacan reprendra sous la forme d’un non-rapport. La technique est considérablement déviée même, puisque pulsion de vie et pulsion de mort ne se rejoindront plus dans une organisation économique de la libido, telle qu’on la connait depuis Aristote. Aristote parle d’un petit animal utérin mais qui ne mange pas, n’entend pas, ne parle pas. Lacan nous dit que si c’était ça, si les choses se passaient ainsi, dans une succession de cycles fermés, dans cette économie là, on ne voit pas bien comment la parole pourrait avoir une quelconque efficacité dans l’affaire.

Au travers de ces deux leçons finalement, ce n’est pas tant l’histoire d’Œdipe dans la succession des évènements qui s’enchaînent en termes de causalité qui intéresse, ici, Lacan. Il nous demande de lire l’Œdipe à Colone, comme un au-delà de l’Œdipe parce que c’est une manière de poursuivre, avec Freud, la lecture de L’Au-delà du principe du plaisir. Ce qui l’intéresse, ici, c’est la structure du mythe, sa fonction. C’est l’histoire du sujet en tant qu’elle est déjà écrite et l’au-delà de cette histoire, en tant qu’il est seul, Œdipe, à pouvoir être le vecteur de son propre désir.

Pour continuer à situer un peu plus cette lecture, je note également deux termes qu’utilise Lacan et qui ne sont pas des moindres, quand il essaie de faire sentir ce que peut être la position de l’analyste. Il prévient son auditoire, au début de la leçon XVIII, que ce n’est pas de manière désabusée qu’il reprend ainsi les choses. Il parle de subversion quand Freud introduit, dans le discours scientifique, le primat du sexuel révélé par l’expérience analytique. À la fin de cette leçon XVIII, Lacan pousse un peu plus loin et évoque même le blasphème. Le blasphème, c’est quoi ? C’est une parole outrageante à l’égard d’une divinité, d’une religion, de tout ce qui est considéré comme sacré.

L’expérience analytique pourrait finalement se situer dans cet ordre-là qui viendrait justement résister à l’insistance de la puissance divine tellement trompeuse. Cette puissance divine prend, dans les mythes, la forme de l’oracle comme lieu divinatoire de l’inconscient, comme Autre de l’Autre mais elle peut prendre aussi la forme plus usuelle d’un discours positiviste, comme forme socialisée, acceptable, consensuelle qui a oblitéré, dans le milieu analytique – c’est à la fin de la leçon XVIII – toute « possibilité critique. »

La question qui me vient, après cette lecture de ces deux leçons, est celle-ci, puisque Lacan demande à ce que chacun pose sa question qui devrait converger, avoir pour point de mire, celle que Lacan formule tout au long du séminaire : que se serait-il passé si Œdipe, en chemin, eut rencontré un brillant psychanalyste ? Je trouve que c’est, là, une question : être ou ne pas, être ou ne pas, être ou ne pas, puisque c’est ainsi que l’on peut décrire la répétition, la compulsion, en imaginant ainsi Shakespeare se grattant la tête.

Histoire à laquelle Sophocle – un autre dramaturge – avait répondu bien avant sous la forme de « mieux vaudrait n’être pas né ». Si Œdipe eut rencontré un psychanalyste suffisamment tôt, y aurait-il eu un complexe d’Œdipe ? Car le mythe d’Œdipe nous renvoie, c’est aussi son intérêt après tout, à différentes cliniques. Que ce psychanalyste l’eût rencontré enfant, il aurait été question du fait qu’il a été adopté. C’est la psychanalyse de l’enfant qui interroge la filiation, le sexuel, l’impossible. Qu’il l’eût rencontré plus tard, après avoir rencontré sur sa route un type dont il ne savait même pas qu’il fût son père biologique, il l’eût tué avec sauvagerie.

Là encore, dans la clinique, nous n’en finissons pas d’en entendre les résonnances sur la question du passage à l’acte ; même remarque concernant l’inceste évidemment mais également la clinique de l’exil, l’automutilation, la mélancolie, etc. Si je pose la question, ce n’est pas pour y répondre tant elle est absurde, mais c’est pour suivre rapidement un fil sur quelques-unes des articulations faites par Lacan à propos de l’objet, pour dire les choses de manière très large. Qu’est-ce qu’un psychanalyste aurait pu faire avec un patient comme Œdipe ? Qu’avons-nous à répondre en tant qu’analyste, à cette insistance qui est quand même la question fondamentale exprimée dans la leçon XIX : « mieux vaudrait ne pas être né » ?

Que dire donc, face à un sujet qui s’aperçoit de plus en plus qu’il est déterminé par quelque chose qui insiste, le poursuit dans cette question et qui fait qu’au bout du compte il a ce sentiment de ne pas pouvoir se ranger véritablement dans aucune catégorie ? Qu’il a le sentiment de ne pas être un être apparié à l’une quelconque de ces catégories établies par le discours commun, être homme ou être femme ; être comme sujet désirant, c’estàdire pris dans la nécessité d’une satisfaction symbolique, et qui au bout du compte, cet homme s’aperçoit que son désir est pris dans le désir de l’Autre, car c’est bien ce qu’évoque Œdipe au seuil de son existence quand tout le monde veut s’approprier son cadavre. C’est ainsi que Lacan affirme que la psychanalyse d’Œdipe s’achève à Colone.

Le principe de plaisir suppose une constance, le maintien d’un certain seuil quand tout franchissement de ce seuil suppose pour le sujet, une précipitation vers la mort. On comprend alors cette honnêteté du Moi à ce que venant présentifier la mort, il s’y oppose en même temps. La réalité psychique, puisque Lacan ne réfute pas ce terme, est soumise à ce principe qui vise une satisfaction imaginaire puisqu’elle reste illusoire. Par ce principe, on peut dire que le Réel est assuré de revenir toujours à la même place. On peut situer que tout se passe pour Œdipe selon ce principe jusqu’à ce que l’oracle lui ait dévoilé l’innommable de son geste. Il s’arrache alors les yeux et il erre de ne plus être dupe ; une position plus humaniste de l’oracle ou l’intervention d’un psychanalyste aurait donc dû permettre, pu permettre à Œdipe de s’éviter ce drame ; mais il n’est pas sûr que dévoilant cette vérité, Œdipe l’aurait faite sienne, tant ce désir qui l’anime est donc désir de rien. Lacan donne un cas typique dans ces leçons de la position du psychiatre qui, s’il lui revenait de garantir à l’humanité d’être préservée de tout crime, il faudrait alors mettre beaucoup de monde en prison, car comment imaginer que l’on puisse larder de coups de couteau la personne pour qui l’on éprouve les liens les plus tendres.

De la même manière dans La Lettre volée, Poe fait de cette lettre qui se balade et qui arrive toujours à destination, le message qui tout de même signe tour à tour, l’arrêt de mort de quelqu’un qu’il soit reine, roi ou préfet. Cette lettre continue pourtant de circuler. Il faut donc prendre en compte la mesure féconde de l’ignorance comme le vecteur d’un désir de connaître sans cesse à maintenir, car l’ignorant pour Lacan n’est pas celui qui ne sait pas mais plutôt celui qui croit savoir. Cela avait été abordé l’année passée dans cette dialectique engagée entre Saint-Augustin et son fils.

Finalement pour Œdipe, ce qui le précipite dans son destin est ce moment clé de la réponse qu’il donne. Comme le dit Blanchot, la réponse est le malheur de la question. Et l’on voit bien combien et pour Œdipe et pour la Sphinge qui se précipitera du haut d’un rocher, c’est davantage la mise en tension d’un discours, d’une parole qui est susceptible de mener le sujet comme désirant toujours un peu plus loin plutôt que la réponse. Lacan dit qu’Œdipe part dans la vie en l’ignorant, en ignorant la portée de l’oracle, de la même manière que Tirésias avait sommé la mère de Narcisse de faire en sorte qu’il ne se connaisse jamais. Pour Narcisse ce principe de plaisir opère jusqu’à ce moment vacillant de cette connaissance, méconnaissance, lorsqu’il se découvre comme reflet d’un autre. Freud oppose au principe de plaisir, un principe de réalité qui garantirait lui, une satisfaction plus réelle. Je comprends par principe de réalité ce qu’il en est du langage et de ses effets, langage qui vient mettre son grain de sel ou grain de sable dans ce principe de plaisir, dans cet ordre en apparence immuable des choses, dans un réel beaucoup plus ordonné qu’on ne se le représente habituellement. C’est ce que je lis à la page 301 de la leçon XVIII :

« C’est en cela… que se produit le point d’intersection entre le monde du symbole en tant qu’il est aliénant pour le sujet, plus exactement qui fait que le sujet se réalise toujours ailleurs, que sa vérité lui est toujours, par quelque partie, voilée. Le rapport qu’il y a entre cela, qui est le principe, le fondement même du phénomène de l’insistance significative, de l’insistance répétitive, c’est là le point de recoupement entre le symbolisme et la réalité qui passe précisément au niveau de l’imaginaire. C’est là que la fonction de l’imaginaire, l’inflexion du symbolisme vers l’image, vers quelque chose qui ressemble au monde, si on peut dire, qui ressemble à la nature, qu’il y a dans ce symbolisme fondamental quelque chose d’archétypique ».

C’est à ce niveau-là, que je comprends les différentes lignes d’écriture que fait Lacan à partir du jeu de pair ou impair comme l’immixtion dans le Réel d’un imaginaire qui peu à peu va montrer du Symbolique, en tant qu’insistance répétitive. La première ligne d’a,b, g, est une image de la première « pair ou impair », puis la troisième est une image de la seconde, et cetera et cetera et peu à peu, une loi s’en dégage. Ce dont on s’aperçoit finalement à relire le mythe, c’est que dans son errance, Œdipe n’eut aucun recours à une possibilité de paroles ou d’élaboration, il y est bien trop fidèle, c’est ce que dit Lacan, à cette parole et n’est susceptible d’aucun blasphème, jusqu’à son arrivée à Colone. S’il avait pu faire part à quelqu’un de ses rêves, les élaborer, c’est à dire non pas y parcourir le catalogue des pulsions, ou des pensées latentes, le catalogue des objets du désir positivé, mais nommer ce qui cause ce désir, c’estàdire désir de rien, reconnaissance d’un désir de mort, il aurait pu aboutir plutôt à cette phrase qui sonne pour lui comme une sentence : « Est-ce maintenant que je ne suis rien que je deviens un homme ?»

Car qu’était-il avant, sinon comme le fait Lacan à reprendre les mots de Freud : qu’était-il sinon une boursouflure de la vie, de bulle, qui tout d’un coup s’effondre et se dissout dans le liquide purulent, inanimé ?

Que dire maintenant et pour finir de la libido d’Œdipe prise comme telle ? On voit bien dans ces leçons comment la tendance est à unifier à travers le mythe, un champ entier de la connaissance de l’homme puisque cette libido s’insère complètement dans ce qu’on appellera plus tard le complexe d’Œdipe. Comme le dit Lacan on voit mal comment, à nommer les différents objets, dans une relation univoque de l’enfant, puis de l’adolescent, puis de l’adulte Œdipe, à nommer ainsi cette relation à ces divers objets, on ne voit pas bien comment la parole aurait un poids dans une quelconque déviation de sa destinée.

La libido, c’est l’unité de mesure quantitative, même si on ne sait pas très bien comment la mesurer. Elle a ses effets qualitatifs d’état et changement d’état qu’on nomme aussi transformation, régression, fixation, sublimation de la libido. Cette théorie, comme dans tout projet scientifique, nous dit Lacan vise un idéal qui est d’unifier et d’objectiver. Hors l’expérience freudienne ne vise pas à aboutir à un sujet unique et toujours idéal ; ce n’est pas un monde de choses et un monde de lettres qui serait constitutif d’un modèle, on peut entendre ici métapsychologique et existant préalablement au sujet pour lui garantir une possibilité par l’analyse, de réguler, de s’adapter à ce monde-là.

Plutôt que de relation d’objet, Lacan préfère parler de rapport au désir, désir qui est lui constitutif ou pas de ce monde. Il considère que l’objet est toujours en construction, en cours d’élaboration, de création et qu’on ne peut pas l’envisager uniquement sous l’angle de stades qui verraient se succéder les objets oraux, anaux, génitaux. Il y a structuration en mouvement de l’objet ; il ne faut pas situer le désir comme manque d’un objet mais au contraire situer le manque à être, le défaut fondamental, comme organisateur du désir, comme structurant primitivement le monde de l’homme.

C’est dans cette approche théorique qui viserait à unifier cette catégorisation des objets comme émergeant à la pure conscience de l’être, en ignorant le fait que ces objets sont trompeurs car pris dans les filets de la parole et de l’Imaginaire. C’est sur ce point que Lacan situe l’impasse du narcissisme et de tout ce qui s’y rapporte. Le désir est désir de rien qui soit nommable.

Il y a dans ces deux leçons donc, de nombreuses discussions à propos du désir sexuel, du désir dans le rêve, de l’hallucination, visant à la satisfaction de ce désir, du désir de dormir, du désir de l’enfant, de l’interprétation de ce désir, de sa nomination. Sur un plan clinique, un sujet dépressif se plaindra toujours de ne rien désirer, de n’avoir goût à rien où c’est bien plutôt le manque du manque qui ici lui fait défaut comme organisateur de son discours et de son désir dans l’Autre. Ainsi le désir est préalable à toute conceptualisation car celle-ci sort de lui. On est forcément amené sur un plan clinique à objectiver ce désir ; mais en réalité c’est le désir qui est une instance préalable à toute objectivation.

C’est à la suite de ces remarques sur la libido que dans la leçon XIX, Lacan va aborder la question de la résistance, la situant cette fois du côté de celui qui exerce une force, ici l’analyste, plutôt que du côté de l’analysant. Alors que la question est pour lui sur un plan technique de savoir comment délivrer le sujet de l’insistance qu’il y a dans le symptôme, dans les mirages, insistance qui procède d’un au-delà, d’un désir de rien, à partir duquel le sujet s’est vu écrire son histoire. Lacan dit ceci p. 331 :

« Mais si peu qu’il parle, quelque peu de valeur qu’ait ce qu’il dit, vous devez considérer ce qu’il dit comme son interprétation du moment, et la suite de ce qu’il dit comme l’ensemble de ses interprétations successives ». La résistance de l’analyste consiste à y mettre dans ce discours un point d’abstraction, c’est-à-dire une interprétation, « c’est-à-dire l’introduction de l’idée qu’il y a un point mort, que si ça avance » et que ce point mort, il convient de le réduire. »

Freud ne fait pas de la vie une déesse exaltante, elle n’est caractérisée par rien d’autre que par son aptitude à la mort. C’est là que nous porte la dialectique freudienne dit Lacan. Et il semble bien que ce terme de pulsion, qui suppose toujours un mouvement vers, contient dans ce mouvement même cette tension entre vie et mort, entre mort exactement sous la vie comme dit Lacan, cette pulsation. C’est un terme qui prête à malentendu car ce serait inexact d’envisager la position d’Œdipe à Colone sous l’angle de la malédiction d’un masochisme primordial, de la même manière que le sadisme n’est pas une pulsion inverse du masochisme, pas plus que le transfert s’insère dans une économie libidinale, close sur elle-même. Il n’y a pas de transfert sans parole et Freud nous rappelle que la vie ne peut, ne veut pas guérir. Il n’y a que la parole qui puisse aider à guérir de la vie. Car sans la parole, que cela résiste ou non, que cela insiste ou non, rien n’existerait. Cette vie qui ne songe qu’à mourir, à dormir, à rêver peut-être. Alors, entre résistance, insistance et existence, qu’est-ce qu’un psychanalyste aurait pu proposer à Œdipe, sinon qu’il aurait possibilité d’en savoir un peu plus, sans forcément y perdre la vue.

Applaudissements

M. Darmon Merci Jean-René [Duveau] pour ce texte très bien écrit, qui est très beau. Je suis tout à fait enchanté par votre écriture.

J.-R. Duveau – C’est la lecture qui m’a enchanté. Ça m’a amené à relire Œdipe, chose qui n’était pas arrivée depuis longtemps, puis Œdipe à Colone que je n’avais jamais lu.

M. Darmon Œdipe à Colone, où Œdipe disparaît…

J.-R. Duveau – Dans un regard.

M. Darmon – Il s’évanouit. Effectivement il a affaire à Antigone, Œdipe à Colone. Antigone qui lui servait de guide parce que son père était aveugle.

J.-R. Duveau De soutien, de béquille.

M. Darmon – Vous avez comparé ça à Anna qui servait de soutien au vieux Freud. Alors à propos de la question que vous posez, si Œdipe avait rencontré un analyste, qu’est-ce qui ce serait passé ? Mais l’histoire d’Œdipe est une analyse avec la fin d’Œdipe à Colone.

Marie-Christine Laznik – C’est très juste la façon de faire remarquer que ça aurait été très différent en fonction du moment : l’enfant adopté donc l’enfant abandonné, le jeune homme éperdu d’une femme plus âgée, c’était le seul petit détail de l’analyste. Celui qui effectivement s’automutile est dans une culpabilité ; la culpabilité c’est le pain quotidien.

M. Darmon On peut se demander si l’Œdipe est toujours vivace, aussi fort, aussi déterminant dans les cures que l’on pratique. La question quand je vous ai écouté c’est le lien que fait Lacan entre le Moi et la mort.

M.-Ch. Laznik Et entre la sexualité et la mort aussi, on entend ce qui va apparaître dans le séminaire XI, quand il fera la deuxième théorie des pulsions il la rabaissera en disant toute pulsion a une face de pulsion de vie, on l’entend dans ce que vous apportez très clairement déjà, si tôt dans ce séminaire.

M. Darmon – Effectivement, c’est des questions qu’il aborde dans ce séminaire. C’est-à-dire, c’est un séminaire qui est construit avec en toile de fond Au-delà du principe du plaisir, dès la première leçon ; c’est-à-dire qu’il s’oppose à une conception utilitariste de la psychanalyse. Ce n’est pas la recherche du plaisir qui est… (J-R. Duveau qui est au bout du chemin), oui, qui est fondamentale, qui est essentielle. Ce que la psychanalyse découvre, ce que Freud a amené c’est au-delà du principe du plaisir. Alors il y a un passage où vous avez parlé du principe de réalité et du principe du plaisir. Le principe de réalité c’est toujours du principe du plaisir.

J.-R. Duveau C’est biface.

M. Darmon – C’est biface. C’est à dire… (B. Vandermersch — Faut que ça dure un peu plus.). Voilà, c’est ça, ça fait partie de l’économie petite bourgeoise. Ce que Freud amène c’est l’au-delà du principe.

Bernard Vandermersch Principe bourgeois. Bon écoutez, pas de politique Monsieur Darmon.

M. Darmon – Bon ! Est-ce que vous avez envie de dire quelque chose ? Monsieur ?…

B. Vandermersch – Pour qui allez-vous voter ?

M. Darmon – Ben, il va falloir choisir entre le principe…

B. Vandermersch – Entre le principe de plaisir et la pulsion de mort ! Et l’au-delà. Un peu de jouissance, sinon quoi, ça rendrait vain l’univers. Et en même temps avec, ce n’est pas terrible non plus. C’est un peu pessimiste, le petit roulement de fond, j’ai trouvé…

J.-R. Duveau – Ah oui.

B. Vandermersch – Je n’ai pas été enchanté.

J.-R. Duveau – Cela ne vous a pas enchanté, vous Monsieur Vandermersch ?

B. Vandermersch – Enchanté mais un peu dans le…

M. Darmon – Je me demande s’il n’y a pas du…

J.-R. Duveau – Mais il le dit Lacan, il dit…

B. Vandermersch – Enchanté dans le sens, oui, d’une poussière qui vous amène tranquillement, là…

J.-R. Duveau – Il dit, je suis pas désabusé en disant tout ça, mais quand même !

M. Darmon – Je me demande s’il n’y a pas de l’être pour la mort, dans ce séminaire.

B. Vandermersch – Il y a de l’être pour la mort.

J.-R. Duveau – Il y a de l’être pour la mort ?

B. Vandermersch – C’est en faire trop pour la mort, je trouve. Enfin, on n’est pas obligé.

J.-R. Duveau – Mais non…

V. Nusinovici – Il dit bien, la mort en tant que telle, ça ne veut rien dire, il lui donne une autre signification à la mort. C’est pas la mort imaginaire, c’est le nom de ce qui est au-delà.

M. Darmon – C’est le nom de ?

Valentin Nusinovici – C’est le nom de ce qui a rapport avec cet au-delà, mais c’est pas la mort (J.-R. Duveau – Ce n’est pas la mort biologique), de toutes façons, c’est inimaginable. Donc moi, je ne vois pas du tout de…

B. Vandermersch – Tu la vois comment, toi ?

V. Nusinovici – J’essaie juste de rapporter, j’essaie juste de la rapporter à ce qu’il rapporte lui. Il la rapporte à quelque chose qui est, c’est justement, ce dont vous n’avez pas parlé. Et qui termine les deux leçons, c’est la question du dé. Les deux questions se terminent sur la question du lancement de dés, du rapport du dé au sacrifice, c’est dit métaphoriquement avec le lieu de la crucifixion, et c’est-à-dire, elle est rapportée au hasard. Elle est quelque chose qui est là, donc pour ne pas nous empêcher de la situer comme terme, dans l’au-delà du principe de plaisir, avec la question du hasard. Mais enfin, le hasard qui est bien bien compliqué, d’ailleurs le hasard vient de l’arabe, du jeu de dé. Hasard, cette question du dé, c’est-à- dire à la fois de ce qui est le symbole, parce que la mort, elle est en rapport avec le symbole, la mort dont il parle, ce n’est pas la mort en tant que telle, c’est la mort qui introduit, que le symbole introduit dans la vie.

M. Darmon – Le Symbolique, on pourrait dire.

B. Vandermersch – Et qu’il abolit d’une certaine façon. Mais c’est cette question, c’est ça vers quoi vont les deux, tout le séminaire clairement et ces deux leçons en particulier.

M. Darmon – C’est une question qui est soulignée dans l’étude de La lettre volée.

B. Vandermersch – Bien sûr.

M. Darmon – Mais il dit aussi, quelque part, que le dé, ça rejoint un peu le, ce que vous nous avez dit sur le blasphème.

J.-R. Duveau – Oui. Il en parle à ce moment-là

M. Darmon – C’était puni dans,

V. Nusinovici – Dans certaines circonstances.

M. Darmon – Dans certaines circonstances de jouer aux dés. C’estàdire de,

J.-R. Duveau – De s’en remettre,

M. Darmon – C’est à dire que le,

V. Nusinovici – De s’en remettre au hasard, là où il y a justement le déterminisme le plus net, en principe, le plus dogmatiquement, le plus marqué.

M. Darmon – Oui, mais le hasard en tant que Symbolique.

V. Nusinovici – Oui.

M. Darmon – Donc les lois du hasard sont les lois du Symbolique. Et puis, il dit aussi que « il n’y a plus de blasphème » en quelque sorte. C’est très actuel comme réflexion.

V. Nusinovici – Il n’y a plus de blasphème ?

M. Darmon – Il n’y a plus de blasphème.

M.-Ch. Laznik – Il y en a de nouveau. A l’époque, à la fin du XXe, il n’y en avait plus. De nouveau, le blasphème est possible.

M. Darmon – Mais il dit que la dimension du blasphème, ses copains surréalistes,

B. Vandermersch – N’osaient pas l’aborder.

M. Darmon – qui étaient très sensibles, qui ne se seraient pour rien au monde permit de faire un blasphème, parce qu’on ne sait jamais.

V. Nusinovici – Cela dépend desquels, certains quand même…

M. Darmon – et que, que c’est une dimension du Symbolique qui disparaissait dans notre monde moderne. Et effectivement, Marie-Christine [Laznik] a raison pour dire que c’est pas fini.

M.-C. Laznik – Non, ça recommence. On peut enfin, la dimension du blasphème a retrouvé sa place.

V. Nusinovici – Parce qu’il a retrouvé son poids.

B. Vandermersch – Il s’est même un peu étendu parce qu’il s’étend aux non croyants. Je veux dire que le blasphème, c’était à l’intérieur de ce qu’il croyait, que d’aller dans la sacristie et d’aller commencer à je ne sais faire quoi, à jouer aux dés, mettons. Mais ça ne s’appliquait pas à celui qui ne croyait pas, je veux dire, à la limite. Ça n’avait de sens que pour celui qui était dans cette…. Alors qu’aujourd’hui, il y a des gens de certaines religions qui vous accusent de blasphémer leur prophète. C’est assez étrange.

M. Darmon – Bon, on va passer la parole à Elsa. [Caruelle Quilin]


La Topologie et le Temps, Elsa Caruelle Quilin

Elsa Caruelle Quilin – On va reparler du dé. Pas de suite mais on va en reparler.

B. Vandermersch – Et du blasphème, non ?

E. Caruelle Quilin – Non, le blasphème, non.

M. Darmon – Ce n’est pas tendance…

B. Vandermersch – Ce n’est pas tendance le blasphème ?

E. Caruelle Quilin – Alors, parler est-ce toujours finir par se répéter ? Enfin, par répéter ou par se répéter ? Comme Sisyphe avec son rocher. Est-il possible de ne pas répéter, de ne pas « se » répéter ? Pour tout dire, je ne savais pas du tout quoi dire ce soir, j’avais l’impression d’avoir tout dit ce que j’avais à dire… Je me disais qu’il aurait mieux valu se taire.

V. Nusinovici – Il aurait mieux valu être aphone.

E. Caruelle Quilin – Voilà, mieux valu n’être pas né. Et voilà que par hasard, je pèse mes mots, par hasard donc, j’entends Alice Massat nous présenter La lettre volée à la dernière séance. Donc vous vous rappellerez peut-être, pour ceux qui étaient là, la discussion qui s’ensuivit sur le chiffrage et l’absence de hasard dans l’inconscient. Dans le dernier chapitre de La Psychopathologie de la vie quotidienne, Freud revient effectivement longtemps sur cette impossibilité du hasard. Je cite : « Sur ce point, le paranoïaque a donc dans une certaine mesure, raison. Il voit quelque chose qui échappe à l’homme normal. »

Ce qui n’est pas sans poser la question de la direction de la cure, de la cure comme paranoïa dirigée. Freud évoque des nombres soi-disant pris au hasard qui sont en fait, je cite : « Parfaitement motivés et déterminés par des raisons qui échappent à la conscience ».

On sait bien sûr que Freud a élaboré la question de l’ombilic du rêve, au-delà de la folie de l’interprétation. Mais pour Freud, il est effectivement impossible de dire un chiffre au hasard, peut-être même qu’il est impossible de dire « au hasard ». C’est là-dessus que je voudrais discuter.

Il n’en reste pas moins qu’une question reste ouverte. C’est-à-dire, le nombre est-il effectivement déterminé ou sommes-nous en présence d’une motivation inconsciente, c’est-à-dire qui pousserait rétroactivement à tout symboliser, à tout analyser ? Quelqu’un dit un chiffre au hasard et puis on lui demande à quoi ça lui fait penser et donc, il interprète.

Je me rappelle une histoire qui racontait l’émerveillement de Freud devant les hystériques de Charcot. Charcot avait hypnotisé une dame et l’avait suggestionnée pour qu’à son réveil, elle ouvre un parapluie. C’est pas tant le fait qu’elle ouvre ce parapluie qui a intéressé Freud, c’est le fait que, quand Charcot lui demande pourquoi elle ouvre ce parapluie, elle invente sur le champ, pour Charcot, un sens à cet acte immotivé. Est-ce donc faux, qu’une analyse soit, comme je l’avais imprudemment avancé, le soir où Alice [Massat] a présenté. Est-ce donc faux que le but d’une analyse soit, je me cite : « de produire le hasard ».

Monsieur Darmon m’avait justement répondu qu’une machine qui produirait le hasard produirait en fait un hasard programmé, déterminé, c’estàdire, pas un hasard. Aurait-t-il été plus juste que le but d’une analyse, soit non pas de produire, mais de rendre possible le hasard, que le hasard soit possible ?

Je ne sais pas pourquoi, cette impossibilité du hasard m’avait tellement touchée au vif. Au vif du sujet, si j’ose dire. Tant est si bien que le lendemain, j’en parle dans ma séance d’analyse. Pourquoi est-ce que ça me révolte tellement finalement ? Pourquoi avais-je pu affirmer que les nœuds nous sortaient de cette affaire ? De ce solipsisme d’un sujet déjà mort, d’un sujet amoureux de son inconscient, qui ne ferait que répéter ce qui était déjà là dans la batterie des + et des – de La lettre volée. C’est alors que je repère, au cours de cette séance, dans mon analyse, qui a duré un certain temps, que si une intervention de mon analyste m’avait marquée durant toutes ces années, c’était un « non » de sa part. Je m’explique. Je vous passe les circonstances d’un jour qui fut dramatique pour moi, pour en venir à ce que j’avais dit alors à mon analyste :

« Le plus horrible dans cet événement, c’est que lorsque mes parents sont entrés dans la pièce ce jour-là, j’ai eu la sensation et sûrement eux aussi, que ce qui arrivait là, c’était tellement nous, c’était au final, tellement normal. »

Le plus horrible ce jour-là, c’était qu’il n’y avait là qu’une répétition, un destin, que c’était écrit en somme, que ça n’arrivait pas par hasard. C’est là que j’ai entendu ce qui a marqué mon analyse, un « non » de mon analyste. C’est ce « non » qui m’a marquée, qui m’a libérée.

Ce « non » de mon analyste n’est pas sans évoquer pour moi, la difficile question de la contre analyse. Évoquée par Lacan dans L’insu.

Qu’est-ce que la marque de cette intervention ? Ce « non », pour moi, c’est un « non » qui désolidarise – premier schéma – qui désolidarise le Réel et le Symbolique, qui vise l’au-delà du fantasme, le non-rapport entre R et S, rapport idéal, dont Lacan parle dans le Moment de conclure. C’est un « non » qui barre le sujet supposé savoir dans l’analyse. La conduite d’une cure insiste sur la répétition. C’est sûrement nécessaire, mais jusqu’où ? Y a-t-il une conduite de la cure orientée moins par la vérité de la répétition, que par le Réel de ce que provisoirement, je nomme le hasard ? Est-ce vrai que les nœuds borroméens rendent possible le hasard comme je l’avais avancé à brûle pourpoint ce soir-là ?

Pourtant Monsieur Darmon retrouve déjà là, dans La Lettre volée, la formule du nœud borroméen. Il n’y aurait donc rien, en fait de nouveau, rien qu’une retrouvaille de ce qui était déjà là, gisant dans l’inconscient. Le nœud ouvre-t-il à une modification de la conduite de la cure ? Y a t’il dans La Lettre volée quelque chose, un primat du symbolique pour le nommer, qui rend impossible le hasard, qui rend impossible que le Réel soit, je cite : « le possible en attendant qu’il s’écrive ».

Est-ce simplement une revendication hystérique de ma part. Ou y a-t-il effectivement dans La Lettre volée, une version obsessionnelle du Réel ? Tout comme le pile ou face de l’obsessionnel – je crois que c’est dans Lhomme aux rats – la particularité de ces + et des – de La Lettre Volée, c’est qu’il suppose un tout des possibles, + et –. La batterie est pleine. Cette totalisation des possibles dans La Lettre volée, c’est un inconscient plein et consistant. Ma question aujourd’hui est : « peut-on le vider ? » Peut-on aller, comme Lacan le souhaitait dans Le Sinthome, je cite : « Plus loin que l’inconscient, c’estàdire plus loin que le structuralisme.». C’est comme dans un lancé de dé, il y a six faces possibles, un nombre unique entre un et six sortira de ce lancé. Le Symbolique recouvre l’ensemble fermé de tous les possibles, c’est ce que Quentin Meillassoux appelle l’univers D dans son livre Après la finitude. Mais alors, ce jeu de dé, de pile ou de face, de + ou de –, est-il vraiment un jeu de hasard ou seulement de probabilité ?

Depuis la chûte de la métaphysique et la théorie corrélationniste de Kant, nous sommes désormais enfermés, dehors du Réel. Un Réel tout relatif d’ailleurs, un Réel relatif à nous-même. Nous avons perdu avec la modernité, ce que Quentin Meillassoux appelle le grand dehors. Nous avons perdu ce qui n’est pas relatif à nous.

Le corrélationnisme, c’est n’avoir accès qu’à un pour nous. C’est Kant qui a commencé ça, de ce que j’ai compris, c’est Kant. On a plus accès qu’à un pour nous, plus accès à la chose en soi.

Le modèle corrélationnel du pour nous, interdit de passer la barrière solipsiste du nombre relatif à la batterie close du sujet. Ne faisons-nous effectivement l’amour qu’avec notre fantasme ? Et pourtant, « Comment un homme rencontre t-il une femme ? » demande Lacan et de répondre : « par hasard ». Après coup, on peut toujours retrouver un trait identificatoire. Mais n’y a-t-il pas là un abus de métaphore, pour reprendre un des termes du séminaire.

Ne sommes-nous effectivement amoureux que de notre inconscient ou le non rapport sexuel ouvre-t-il une voie de sortie du sujet vers ce qui ne serait pas relatif à lui ? Une voie de sortie du soliloque identificatoire ? Y a t-il une expérience possible du hors sujet ?

Le hors monde, c’est classiquement une tentative hystérique, une objection faite à l’univers du discours. Mais y a-t-il un autre moyen de renouer avec le dehors ? Un autre moyen de sortir de soi ? Du fantasme sujet-objet ? Si la chose en soi est inconnaissable, Kant affirme tout de même que la chose en soi est non contradictoire. Kant impose au dehors de ne pas être n’importe quoi. Pas tout est possible. Le Réel, ce n’est pas un réel sans loi, ce n’est donc pas un Réel traumatique.

Nous savons donc quelque chose de ce hors sujet, de cet en soi, de ce non rapport. Mais cela, je cite Quentin Meillassoux : « Non en vertu d’une loi supérieure, mais en vertu de l’absence de toute loi supérieure ».

Pour Meillassoux, la chose en soi ne peut en effet pas être contradictoire, puisque la contradiction est un rapport au discours. Nous sortons donc de la version hystérique du non-rapport après être sorti de sa version traumatique. Le raisonnement de Meillassoux ne consiste pas à soutenir que la contingence est nécessaire mais à soutenir très exactement que seule, la contingence est nécessaire, contre, je cite : « L’illusion qu’il y aurait des constantes des lois immuables du devenir ».

Utilisons-nous indûment dans La Lettre volée, le hasard et les probabilités en dehors de leur champ légitime d’application ? En tant que les lois qui régissent les + et les –, semblent découler d’un lancé aléatoire alors qu’elles sont en fait les conditions mêmes de ce lancé. Je cite Meillassoux :

« Nous savons en effet depuis Cantor que rien ne nous permet d’affirmer que le concevable soit nécessairement totalisable. Car un élément essentiel de la révolution de Cantor consiste en la détotalisation du nombre dont l’autre nom est le transfini ».

L’inconscient est-il cet univers D, ou tout, y compris l’improbable est prévisible ? Cet univers D, des + et des – ne fonde-t-il pas une technique de comptes qui implique je cite, toujours Quentin Meillassoux, qui ne s’occupe pas du tout de Lacan, je cite :

« Une propension à croire en la répétition à l’identique de ce qui s’est déjà répété et qui gouverne l’ensemble de notre rapport à la nature ».

Disons, pour nous, de notre rapport au Réel. Cet univers D ne consiste-t-il pas à mettre dans le chapeau, le lapin que nous ressortirons par la suite dans les alpha, bêta, gamma ?

Le sujet est un phénomène local d’une infinité générique comme nous l’enseigne la coupure de la bande de Mœbius. La totalisation des possibles sur laquelle se fonde l’univers clos des + et des – dans l’inconscient n’est depuis Cantor, d’aucune nécessité a priori. La lalangue, soit le Symbolique sous forme direct, quand il n’y a pas de retournement sur le nœud, la lalangue est-elle effectivement cette opposition d’éléments discrets, les + et les – de La Lettre volée, qui couvriraient la totalité des possibles. Ou relève-t-elle en fait du transfini ? La lalangue symbolise-t-elle l’absence de la mère ou incarne-t-elle la présence de son absence ? Je cite Lacan en 73 : « Est-il légitime de substituer une négation à l’appréhension éprouvée de l’inexistence ? »

Est-il légitime de substituer l’absence d’une présence symbolisée donc par les – dans la chaîne à la présence d’une absence, c’est-à-dire au littoral d’une absence incarnée dans le visage de l’Autre maternel. La capacité à être seul selon Winnicott c’est une capacité à être seul en présence de la mère. La lalangue n’est-elle pas moins métaphorique que métonymique ? N’est-elle pas moins discrète que continue ? En tant que seule l’intersection de R et de I produirait une discontinuité sur le rond du Symbolique alors que La Lettre volée suppose un Symbolique pur et pourtant discret, antécédent le Réel et l’Imaginaire. Le Réel au temps du nœud borroméen c’est le Réel du trois, comme condition préliminaire à tout traitement possible du Symbolique.

Ce qui caractérise la lalangue contrairement au + et au –, c’est son incarnation qui déborde la fonction symbolique. Cette alternance des + et des – nous condamne-t-elle à un solipsisme du rythme, puisque c’est le sujet, qui court-circuite la rencontre du non rapport comme ces couples avec leurs objets connectés au restaurant. Nous sommes en rapport avec ces objets, le virtuel dans la modernité est-il une clinique de ce rapport en tant qu’il court-circuite notre capacité à consentir à la contingence du temps et de l’Autre ? Cet Autre incarné, ce n’est pas l’Autre du sujet ou l’Autre de l’Autre. C’est l’Autre que le sujet. Là est peut-être la suspicion légitime de la modernité quant à une analyse qui réduirait le sujet à un discours sur lui-même alors que l’Autre disparaît dans les sociétés dites modernes et avec lui le non rapport à soi.

Ce primat du Symbolique dans La Lettre volée obture-t-il la positivité du non rapport et avec elle toute la question de la jouissance Autre ? C’est-à-dire de la contingence.

Schéma :

L’imaginaire est-il susceptible d’ouvrir l’accès au Réel de l’inexistence du rapport ? L’enjeu serait, je cite Meillassoux : « D’énoncer quelque chose à propos de la structure même du possible et non pas à propos de telle ou telle réalité possible. »

Il ne s’agit pas là d’un contenu, il s’agit de la structure du possible, pas de tel ou tel possible. Cet Imaginaire-là n’est pas un contenu plein mais un contenant vide, un possible en attendant qu’il s’écrive ce qui est l’une des dernières définitions du Réel par Lacan. Ce contenant vide est-il une interprétation possible du ventre vierge de la mère dans la doctrine chrétienne comme lieu de l’incarnation ombilical c’est à dire de l’incarnation anti-métaphorique ? En ce sens une femme, fut-elle mère, serait possiblement toujours vierge en tant qu’elle incarnerait possiblement le hasard, le possible pour un homme. Cette incarnation de l’inexistence est possible mais elle n’est pas nécessaire.

L’Autresexe comme Lacan l’écrit en un mot est porteur de traits bien évidemment mais surtout il les incarne.

Je cite Barthes dans Fragments d’un discours amoureux :

« Socrate en tant qu’amant porte le nom d’Atopos, c’est-à-dire qu’il est inclassable, d’une originalité sans cesse imprévue. Y a-t-il, demande Barthes, entre tous les êtres que j’ai aimés un trait commun, un seul, si ténu soit-il, un nez, une peau, un air qui me permette de dire voilà mon type ? »

Y a-t-il une différence entre l’amour et l’identification ? Il me semble que Freud a déjà répondu à cette question dans Deuil et Mélancolie. La différence, le passage de l’amour à l’identification, c’est le deuil. Ce travail de deuil tellement méprisé par la modernité, que nous sommes sommés de faire notre deuil en moins de deux mois, selon le DSM V.

C’est cette même modernité qui réduit l’autre à un ensemble de traits identificatoires sur les sites de rencontres virtuels.

Je continue avec Barthes, c’est une citation un peu longue là:

« X avait bien des traits de caractère par lequel il n’était pas difficile de le classer, il était indiscret, ficelle, paresseux, mais il m’avait été donné à deux ou trois reprises de lire dans ses yeux une expression d’une telle innocence, pas d’autre mot, que je m’obstinais quoiqu’il arrivât, à le mettre en quelque sorte à part de lui-même, hors de son propre caractère. À ce moment-là, je l’exonérais de tout commentaire. Comme innocence, l’atopie résiste à la description, à la définition, au langage, à la classification des noms. Atopique, l’autre fait trembler le langage, on ne peut parler de lui, sur lui, tout attribut est faux, douloureux, gaffeur, gênant. L’Autre est inqualifiable, ce serait le vrai sens d’Atopos. »

À la question pourquoi l’amour ? La réponse pour rien est peut-être la seule réponse réelle. Il n’y a pas de rapport parce qu’il n’y a pas de raison. En ce sens l’érotisme du non rapport c’estàdire de la rencontre de l’autre sexe est le dernier barrage contre la totémisation de l’Autre. Cet Autre atopique n’est pas utopique, l’utopie ce serait, en tous cas pour moi, la succession des + et des –, c’estàdire un Autre désincarné, c’estàdire existant. C’est cette atopie qui nous délimite, qui nous extrait de nous-même soit littéralement hors du trait identificatoire. Cette extériorité, nous le savons avec la topologie, n’est autre que notre intériorité la plus intime, notre extimité. Cette altération de l’Autre c’est aussi la nôtre. C’est cette atopie qui selon Byung-Chul Han dans Le désir : Ou l’enfer de l’identique, je cite : « Met en marche une connaissance de soi volontaire, un vidage de soi intentionnel. »

C’est ce vide, c’est cela qui n’apparaît nullement, pour ma part, pour ce que j’ai essayé d’en entendre, qui n’apparaît nullement dans les + et les – de La Lettre volée. Qu’il n’y ait pas de rapport sexuel ne se limite pas au fantasme qui est écrit dans l’inconscient. Ce n’est pas tant que l’Autre n’existe pas mais qu’il advient comme inexistant. Je cite [Jean] Allouch dans Pourquoi y a-t-il de l’excitation sexuelle plutôt que rien ? : « C’est vers cette inexistence que se dirige l’excitation érotique, pour mieux la questionner ou peut-être pour mieux s’en assurer. »

Alors heureuse ? demande l’amant à l’amante, l’homme s’inquiète, a-t-elle joui ? A-t-elle simulé ? Remarquons que la question de la simulation porte spécifiquement sur la jouissance féminine en tant que si cette jouissance est possible, elle n’est pas nécessaire, elle n’est pas déjà là. La femme ne jouit pas, non parce qu’il n’y a pas de jouissance, mais parce qu’elle s’est absentée. C’est un abandon tout à fait actif, l’Autresexe jouit d’une jouissance qui n’est pas la sienne. Il s’agit bien d’une jouissance en plus, non pas d’une jouissance en moins comme dans la frigidité hystérique. Que la barre soit posée sur l’Autre ou sur la jouissance,

[Schéma aux deux écritures]

ne revient pas du tout au même. Je cite Martin Buber dans Je et tu :

« L’homme que j’appelle tu, n’est dans aucun temps ni dans aucun lieu déterminé, je peux les situer, je suis sans cesse obligé de le faire, mais dès lors il est un il ou elle, c’est un cela, ce n’est plus mon tu. Dans l’amour, un je prends la responsabilité d’un tu. »

Mais jusqu’où va cette responsabilité ? Jusqu’où est-il possible, je cite : « …que la vie de l’être humain ne se limite pas au cercle des verbes transitifs. »

Jusqu’où une femme est-elle responsable de l’au-delà du fantasme d’un homme ? C’est envers ce non rapport que se joue, je crois, notre ambivalence aux prises avec notre désir de meurtre. En ce sens, l’érotique et la mort ont partie liée, ce qui n’échappe pas à l’obsessionnel. Être mortel c’est être livré à une possibilité toujours ouverte, c’estàdire toujours non advenue, non comptée dans un univers déjà là.

À ce propos, un patient me dit l’autre jour en séance : « la voie est toute tracée (et puis il continue)… plus on vieillit, plus on s’approche de la mort. » Si c’est une phrase communément admise, c’est en revanche logiquement tout à fait faux. La mort n’est pas un point fixe déjà écrit. Ce patient fantasme, bien sûr la mort comme un néant, c’est-à-dire qu’il l’anticipe rétroactivement, qu’il la positive comme un événement, peut-être même comme un – ? En ce sens il n’est pas mortel, il est déjà mort.

La mort est un pur possible en tant qu’elle ne nous arrive pas, en tant qu’elle n’existe pas au sens symbolique du terme, fut-ce dans l’écriture d’un moins dans la batterie signifiante. En ce sens la mort est anti-métaphorique. Le patient, comme Hamlet avec son « être ou ne pas être » comme les + et les – de La Lettre volée, ce patient récuse la négativité dé-mesurée pour un Symbolique saturé qui englobe l’ensemble des possibles. Le non rapport à la mort comme le non rapport à l’autre sexe est une négativité sans reprise, une possibilité toujours ouverte, soit non pas ce qui arrive, mais ce qui ne peut pas arriver. Peut-être ne tombons-nous amoureux que parce que nous sommes mortels, c’est-à-dire non réductibles à la structure de l’après-coup de l’identification ?

Y a-t-il deux inconscients ? Un inconscient déjà là à déchiffrer et un inconscient en devenir à chiffrer ? Il me semble que cela ne revient pas au même dans la conduite de la cure, de concevoir un inconscient plein de + et de –, ce qui est sans doute nécessaire que de concevoir un inconscient vide en acte, au-delà du fantasme, ce qui est peut-être contingent. Est-ce de cet autre inconscient, que l’univers clos des + et des –, dont il s’agit dans le passage du sujet au parlêtre à partir du Sinthome ? Avons-nous tiré toutes les conséquences de ce passage du sujet comme, je cite : « effet de signifiant qui n’a rien à voir avec la jouissance » au parlêtre comme, je cite : « un être charnel ravagé par le verbe. » ? Le ravage ne peut pas ne pas évoquer l’ouverture sur la féminité. Y aurait-il là un véritable enjeu dans la conduite de la cure en tant qu’elle s’adresserait, je cite Lacan dans Un discours qui ne serait pas du semblant à : « Ce qui s’appelle la liberté en tant qu’elle est précisément identique à cette non existence du rapport sexuel. »

Applaudissements.

M. Darmon – Nous sommes gâtés ce soir, les exposés sont riches et intéressants. J’étais très intéressé par votre développement sur le hasard, le Réel. Je ne comprends pas très bien, vous allez essayer de me répondre, pourquoi vous considérer les + et les – comme quelque chose de fermé allant contre le hasard. Alors que dans la construction de Lacan, la suite des + et des – est au hasard. Elle ne suit pas une loi, elle est sans loi.

E. Caruelle Quilin – La question que je me pose, ça m’a posé un problème cette affaire qu’il n’y ait pas de hasard. C’est le fait que toutes les possibilités soient là au départ, c’est à dire ces + ou ces –, il y a six faces dans un dé, donc vous pouvez tirer une des six faces, mais l’univers est clos dès le départ.

M. Darmon – C’est + ou c’est – !

E. Caruelle Quilin – C’est ça le problème. Cette totalisation des possibles, c’est là-dessus que Lacan revient ensuite avec les nœuds borroméens. Je pense que c’est de cela qu’il voulait sortir. Il n’y a pas de trou. Il y a un ensemble fermé.

B. Vandermersch – C’est parce qu’il est complet.

E. Caruelle Quilin – Une fois qu’on est dans cet ensemble fermé, grosso modo vous pouvez faire ce que vous voulez, mais finalement, la loi de répétition qu’il va trouver, elle est déjà incluse dans le fait de faire un ensemble fermé dès le départ. Un dé, c’est tout, sauf du hasard ou alors il faut appeler ça autrement. Messailloux dit, la question est-ce qu’il y a une totalisation comme ça des possibles dès le départ ? Ensuite on est enfermé dans cet « univers De».

Julien Maucade – … Ce que j’ai trouvé intéressant dans votre exposé c’est que vous soulevez la question du 2 et du 3, justement par les – et les +, parce que si on les prend par deux, il n’y a pas une loi qui peut sortir de la suite. Par contre si on les prend par 3, il y a une loi qui peut sortir. Là où vous rejoignez cette question du 2 et 3, c’est quand vous posez la question de l’amour et comment un homme rencontre une femme. Lacan dit par hasard, est-ce qu’on peut ajouter aussi, par hasard qui n’existe pas ?

E. Caruelle Quilin – Ma question c’est vraiment est-ce que, j’ai mal expliqué, lui, il s’en sort par Cantor, peut-être qu’il explique ça mieux que moi. Sur la question est-ce que la totalisation des possibles… C’est vrai cela m’a fait penser à le bande de Mœbius, je me suis dit est-ce que ça c’est un univers clos ou est-ce que au contraire il y a la question du transfini ? Si lalangue est plus continue que discrète il n’y a aucune raison de découper comme ça en cinq choix, six choix … deux choix possibles, c’est-à-dire que là, à partir de ce moment là l’inconscient serait à chiffrer et pas à déchiffrer. Il n’y a pas de raison de considérer un univers clos dès le départ. Ou en tout cas, si on le considère clos dès le départ, il ne faut pas s’étonner qu’il soit clos à l’arrivée.

M. Darmon – Si on prend Cantor, la question du continu et du discret. Pour Cantor, l’écriture du nombre Réel est limitée par des 0 et des 1 si on prend un système binaire et pourtant le nombre Réel échappe à cette écriture discrète. C’est-à-dire à la fois l’écriture est discrète mais c’est par ce moyen, par ce biais qu’on va démontrer qu’il y a un trou, c’est insuffisant. Il y a un nombre qui échappe à cette écriture. Il n’y a pas d’opposition.

B. Vandermersch – Il y a quand même une opposition avec les alpha, bêta, gamma, qui sont manifestement…

M. Darmon – Ah non, je ne dis pas les alpha, bêta, gamma !

B. Vandermersch – J’ai été assez sensible à l’enjeu, est-ce qu’on avait pensé à un moment, un sujet calculable, une position de l’analyste qui a une batterie complète et avec son ordinateur dans sa tête il calculait l’interprétation. Hors ce que vous semblez, c’est lutter contre cette propre idée que l’on pourrait avoir de cette chose-là. Alors que, le jeu de l’articulation avec le transfini, en tous cas, quelque chose qui a beau s’écrire avec des 0 et des 1 et de façon …C’est presque une expérience de pensée les théorèmes de Cantor, enfin la démonstration de Cantor, il peut toujours y aller avec ses 0 et 1 jusqu’à l’infini pour montrer que quand on aura fait tout le tableau il y en aura toujours au moins un qui sera… (M. Darmon – qui échappe au tableau) qui échappe au tableau. Mais enfin, c’est plus de l’ordre de l’expérience de pensée que de l’écriture réelle. (M. Darmon – C’est vrai, qu’on peut avoir à faire au Réel différemment.) C’est moins la question du hasard dans cette affaire que la question d’un déterminisme. En tout cas ce que vous avez vécu dans votre expérience personnelle qu’un non, (E. Caruelle Quilin – ce n’est pas de la répétition) en tout cas ce n’est pas de la répétition à l’identique.

E. Caruelle Quilin – Non, l’intervention pour ma part, il peut vous arriver autre chose que la répétition de vous-même. (M. Darmon – Vous pouvez sortir de la répétition) ou sortir de la répétition. Il peut arriver dans une analyse ou que certains analystes interprètent tout, tout est bon pour rentrer dans la machine. Tout va être repris dans le fantasme du sujet. Mais en réalité il peut vous arriver, notamment si vous rencontrez une femme de temps en temps ou autre chose que votre fantasme, pas que votre fantasme, il peut vous arriver autre chose. Sinon … on est déjà mort, mais je ne crois pas que ce soit vrai.

M. Darmon – Il y a une façon très simple de toucher à l’écriture du Réel, c’est prendre un triangle rectangle où l’hypoténuse est égale à la racine carrée de la somme des deux côtés. C’est quelque chose qui est apparu aux penseurs grecs dès l’antiquité, que l’on pouvait tracer très facilement quelque chose qui échappait au nombre connu. Voilà un exemple de continu qui est tout à fait imaginaire, imaginarisable et qui échappe au discret.

E. Caruelle Quilin – C’est ça, et les + et les – si j’ai bien compris, les – c’est en gros la métaphore, c’est la marque de l’absence de la mère, (M. Darmon – C’est le fort da), c’est ça mais je pense qu’en deçà de ça, la question de l’absence en présence de la mère, qui n’est pas une symbolisation, qui est ce qu’il dit une appréhension éprouvée d’une inexistence, qui n’est pas tout à fait la même chose que l’écriture d’un –. Evidement qu’ensuite on va symboliser et ce sont les conditions de la symbolisation, mais pour qu’il y ait ce retournement il faut d’abord qu’il y ait des conditions dont l’incarnation de l’absence et pas la symbolisation incarnée.

J. Maucade – C’est toujours la question du signifiant, quand l’enfant lance dans le fort da, la bobine, (E. Caruelle Quilin – Je parle d’avant le fort da) quand elle est loin il dit ici, quand elle n’est là il dit ici. Et quand elle est là, il dit loin, c’est l’enjeu du signifiant avec cette présence absence.

E. Caruelle Quilin – Je parle de ça, je parle du moment où quelqu’un est absent en sa présence, c’est à dire que la lalangue, ça fait aussi, enfin je pense Marie-Christine [Laznik] pourrait dire quelque chose à ça… (M. Darmon – L’absence dans sa présence). Ce que Lacan appelle l’appréhenssion, je vous relis « …est-il légitime de substituer une négation à l’appréhension éprouvée de l’inexistence ? » On peut le faire, je ne sais pas si c’est légitime, ce n’est pas tout à fait la même chose.

B. Vandermersch – C’est à dire d’écrire il n’existe pas x et de l’éprouver. C’est quoi la distinction ? On a l’impression que vous appliquez un certain type de difficultés névrotiques où il y aurait une sorte de trop de RS et d’où la certitude de certaines gens que tout est déterminé etc. L’idée c’est de réintroduire quelque part l’Imaginaire de la Chose, mais alors comment ? On ne l’a pas trop dit. J’entends bien cette difficulté que le nœud borroméen pourrait résoudre d’une certaine façon en réintroduisant et comment ? Par un forçage ? Par l’Imaginaire ? Pourtant il y a déjà de l’Imaginaire dans la certitude du lien entre,… (E. Caruelle Quilin – C’est la même chose le couple RS est presque égal à I)… égal à I, voilà c’est ça, c’est égal à I mais d’une façon, c’est l’idéal freudien, (E. Careulle Quilin – Les mots font les choses), ce n’est pas la difficulté, c’est un certain type, je pense …

E. Caruelle Quilin – En tous cas, j’ai noté, je n’en ai pas parlé parce que j’ai trouvé intéressant dans le livre Pourquoi y a-t-il de l’excitation sexuelle plutôt que rien de Allouch, ça m’a dérangé que le vrai trou qu’il situe en J de A barré, n’était pas au centre du nœud. Il parle très bien de ça pour dire comment nous dérange cette excentration, ce qui compte c’est l’objet a qui est au milieu. Il y a une excentration y compris par rapport au sujet. Dans une cure le fait d’insister sur le fait que non ce n’est pas une répétition à l’identique, mais je pense qu’il peut arriver des choses qui ne sont pas de la répétition et que c’est important dans la conduite d’une cure, dans mon expérience personnelle, ça a été important de pouvoir repérer qu’il peut vous arriver autre chose que vous-même. Il peut vous arriver quelque chose qui n’était pas dans la batterie, qui est autre chose. Cela peut être traumatique, certaines fois, traumatique pour les traumas. C’est vrai aussi je pense quand on tombe amoureux, il arrive autre chose que soi-même. Autrement ce n’est pas la peine de changer de partenaire. Ma question est est-ce qu’on est amoureux que de son inconscient ?

M. Darmon – Dans ce cas la rencontre est impossible. (E.Caruelle Quilin – C’est ça qui est bien). Si on est amoureux que de son inconscient, il n’y a pas de rencontre, (E. Caruelle Quilin – Ça arrive souvent ? Non ?) Oui ! Pour que la rencontre se fasse par hasard, il faut d’une certaine façon qu’il n’y ait aucun recouvrement de l’inconscient de l’un et de l’inconscient de l’autre. (E.Caruelle Quilin – pas aucun, mais pas tout). S’il y a recouvrement de l’inconscient de l’un par l’inconscient de l’autre…un trait

E. Caruelle Quilin – Il y a des traits c’est la différence entre l’identification, il y a des traits identificatoires, mais si on confond amour et identification, on ne fait pas la différence que Freud fait dans Deuil et mélancolie. Effectivement, l’amour et l’identification ne sont pas sans rapport, ça ne revient pas tout à fait au même,

M. Darmon – Il dit que l’amour c’est l’identification avec la persistance de l’objet. Contrairement au deuil, (E.Caruelle Quilin – l’identification c’est le deuil de l’amour), si vous le prenez dans ce sens, (E. Caruelle Quilin – le travail de deuil c’est quand même de prélever un trait), oui mais l’objet a disparu. Là il s’agit de s’identifier, l’objet étant permanent, toujours là.

E. Caruelle Quilin – Je ne sais pas s’il s’agit de s’identifier à l’Autre, je pense qu’il y a quelque chose d’autre de possible.

B. Vandermersch – Je voulais vous poser une question à propos du vrai. Pourquoi il est plus vrai qu’un autre ce trou-là ? (E. Caruelle Quilin – C’est pas moi qui le dit, c’est la citation de Lacan) le vrai trou c’est par opposition au faux trou, (E.Caruelle Quilin – non). Ah bon ?

M. Darmon – Pas dans Le Sinthome. Il dit c’est là le vrai trou.

B.Vandermersch – S’il le dit c’est que c’est vrai. Pourquoi introduire la vérité à cet endroit-là ? Pourquoi introduire la vérité entre le Réel et l’Imaginaire ? À l’exception de l’objet a. En tout cas l’objet a, lui il est bien là pour introduire le lieu de la vérité, puisqu’il vient boucher, à la place de garantie de la vérité.

M. Darmon – Est-ce que le vrai trou est là pour introduire la vérité ?

E. Caruelle Quilin – Oui, ce n’est pas sûr.

B. Vandermersch – Quand il dit le faux trou, c’est celui-là qu’il faut vérifier, à vrai dire le faux trou il est beaucoup plus vrai que le vrai trou du rond, parce que le vrai trou du rond il est quasiment réel, c’est un trou de structure, la vérité n’est mise en jeu qu’à partir du moment où il y a un défaut dans le savoir. Le nœud borroméen évoque bien cette énigme que ça tienne, on ne sait pas pourquoi ça tient ? Ça ne tient que parce qu’il y a des faux trous, en quelque sorte le faux trou est plus vrai, plus en rapport avec la vérité que le vrai trou. Je ne sais pas pourquoi il dit cela, c’est celui de la jouissance Autre ?

M. Darmon – Ce n’est pas la vérité c’est le trou de S de grand A barré, c’est le trou de l’absence de l’Autre de l’Autre

E. Caruelle Quilin – L’Autre ce n’est pas des trous, c’est des bouchons.

B.Vandermersch – C’est le trou réel ?

M. Darmon – Oui.

Retranscription : M. Combet, F. Salvan, A. Douce, D. Foisnet-Latour.

Relecture : S. Liotard, D. Foisnet-Latour, É. Croisé-Uhl