Y a-t-il un lacanien dans la salle ? Sans doute y en a-t-il un certain nombre évidemment. Mais si je pose la question de cette façon, c’est pour aborder d’emblée la problématique de la transmission de la psychanalyse telle que a priori nous la concevons à l’ALI et à l’AFB, c’est-à-dire de façon lacanienne – et j’ajouterai même avec une spécificité par rapport à d’autres groupes lacaniens (sur laquelle je reviendrai tout à l’heure).
Puisqu’il est question d’expérience psychanalytique et de sa transmission, qu’est ce que nous transmettons ? Ce ne sont pas tant des connaissances (qui, elles, s’enseignent), mais plutôt un savoir, au plus près du sujet donc,et même un « savoir y faire » comme a pu le dire Lacan, un savoir y faire avec son symptôme, avec l’inconscient.
Ce savoir y faire doit bien sûr s’accompagner,pour celui qui prétend occuper la position d’analyste,de connaissances solides concernant entre autres ce que Freud et Lacan ont pu laisser comme doctrine. Mais il est particulièrement intéressant de remarquer, me semble-t-il, que sans que l’analyste ne fasse le moindre cours à son patient, chaque analysant ayant mené son analyse assez loin en sait un bout sur des grandes notions, des grands acquis de la psychanalyse (le caractère sexué de l’inconscient, le rôle du transfert,l’équivoque et le quiproquo propres au langage, la division subjective, la différence entre désir et jouissance, le non-rapport sexuel, etc.). Quelque chose donc se transmet indéniablement hors tout enseignement, par la pratique du divan.
La transmission n’est donc pas si impossible que cela,comme Lacan a pu le craindre et le regretter,mais elle n’est pas standardisable. On ne sait pas à l’avance le résultat,et les surprises peuvent être nombreuses – pas toujours mauvaises d’ailleurs. Je dirai donc que la transmission de la psychanalyse n’est pas-toute impossible,ou que la psychanalyse n’est pas-toute intransmissible. C’est bien pourquoi elle se transmet d’ailleurs d’une génération à l’autre,malgré les difficultés,depuis plus de 120 ans.
Je passe sur le fait qu’il convient bien sûr qu’un enseignement rigoureux viennent compléter la seule expérience du divan, forcément trop singulière et aléatoire pour suffire à la formation du psychanalyste. Si la cure, y compris avec d’éventuelles nouvelles tranches pour l’analyste, est bien le pilier de cette formation-transmission,l’étude des grands textes analytiques,des sciences affines aussi,ou encore une certaine expérience institutionnelle (hospitalière si possible),sont indispensables. L’enjeu est complexe,puisqu’il s’agit de pouvoir nouer savoir et connaissances…
Précisons un peu plus notre question : que transmet-on dans la cure ?Il m’est déjà arrivé de dire que la psychanalyse était une thérapéthique (c’est-à-dire un nouage entre thérapeutique et éthique)… On dit souvent qu’elle n’est pas une thérapie au même titre que les diverses psychothérapies. Le seul aspect thérapeutique,en effet,ne suffit pas,d’autant que tout peut être thérapeutique (un curé,un médecin,un coach,un psychothérapeute,un psychanalyste, etc.). Il faut prendre en compte l’éthique analytique (celle de la vérité et de la responsabilité pour Freud, celle du désir et du bien-dire – donc de la responsabilité aussi – pour Lacan). Cette dimension éthique,ajoutée à la méthode freudienne (l’association libre,l’écoute flottante et interprétative,le divan,etc.), spécifient la singularité de la pratique psychanalytique.
Mais attention,cette approche éthique ne suffit pas non plus. Pas d’éthique sans thérapeutique, disais-je à l’instant. S’il s’agit juste de faire des jeux de mot, des belles constructions poétiques ou simplement de mettre en avant la précieuse singularité de chaque sujet,mais tout ceci sans effet thérapeutique,on rate je crois l’essence même de la psychanalyse. Lacan avait bien précisé,à propos des critiques entendues sur sa « guérison qui ne viendrait que par surcroît »,qu’il parlait alors – je cite le séminaire L’angoisse – « d’un point de vue méthodologique » et que l’analyste était bien là pour le mieux-être de son patient,pour « améliorer la position du sujet ».
Il s’agit en effet de pouvoir attraper quelque chose,une scansion doit pouvoir faire des vagues,et une interprétation avoir des effets… Ce n’est pas toujours le cas,certes,mais c’est ce qui doit être visé. C’est pour cela que si c’est bien d’abord le patient qui travaille,c’est le psychanalyste qui dirige la cure,qui se sert du transfert et de son désir d’analyste pour faire en sorte qu’il se passe quelques chose,que de l’analyse il y est,afin de tâcher peut-être d’obtenir ce que Lacan a appelé de façon un peu à énigmatique « la différence absolue ».
Y a-t-il alors bien une spécificité lacanienne?Forme-t-on, transmettons-nous la psychanalyse différemment à l’ALI qu’à la SPP, et même différemment à l’ALI qu’à Espace analytique ou aux Forums du champ lacanien par exemple ? Lacan,me semble-t-il, n’a pourtant pas modifié tant de choses à la technique et à la théorisation freudiennes (il dira même quant à lui n’avoir inventé que l’objet petit a)… Peut-être a-t-il insisté davantage sur le rôle de la parole et du langage, mais c’était bien déjà présent chez Freud,de même bien évidemment que le rôle central de la sexualité, ou bien celui du transfert,ou encore la règle de l’association libre. La psychanalyse donc,aucun doute là-dessus,c’est Freud (même si Lacan a apporté quelques notions nouvelles très utiles – RSI, Nom-du-Père, jouissance, etc.) !
Une cure d’obédience lacanienne comporte cependant au moins deux petites différences par rapport à celle qui serait purement freudienne : D’une part, une insistance sur la structure du discours davantage que sur les éléments biographiques (un lacanien sera en général plus orienté par la recherche de la structure et des effets du discours,et un post-freudien davantage par la recherche de causes biographiques) ; L’autre différence concerne évidemment la durée variable des séances. L’insistance sur la ponctuation est liée à l’affirmation lacanienne que l’inconscient est structuré comme un langage. La pratique de la scansion vise à en tenir compte et à pouvoir provoquer quelques effets dans le réel… Elle fait d’ailleurs une grande confiance au travail de l’analysant,qui ne s’arrête pas évidemment au temps de la séance (pourquoi alors,fixer 45 minutes invariables et pour tout le monde ?).
Ces différences sont sans doute ténues mais pas négligeables,et suffisent à ce que l’on puisse parler de psychanalyse lacanienne,même si celle-ci reste aussi freudienne. Mais les dits-lacaniens vont-ils forcément mener des « cures lacaniennes »?Certains ici se souviennent sans doute que Melman a pu regretter à plusieurs reprises que des collègues récitaient leur Lacan à longueur de congrès mais que dans leur pratique ils n’en tiraient que très peu de conséquences, ils faisaient comme bon leur semblait,alors que Lacan,lui,– je cite Melman – « pratiquait exactement comme ce qu’il enseignait ».
Il est vrai, à entendre de nombreux échos et témoignages (et même en les prenant avec quelques pincettes),qu’il y a de grandes diversités parmi les lacaniens. Certains pratiquent par exemple des séances plutôt courtes et variables,alors que d’autres font des séances plutôt courtes mais fixes,et d’autres encore des séances plutôt fixes mais de longueur « classique ». Et puis certains lacaniens sont réputés être presque muets (par référence ou déférence au maître) alors que d’autres seraient de vrais bavards… Enfin,concernant cette insistance plus marquée pour la structure langagière et la ponctuation plutôt que pour la quête d’éléments biographiques et traumatiques,là aussi les approches au sein d’une même école lacanienne sont assez variées. Cette diversité peut sembler riche et rassurante (les lacaniens ne sont pas des clones !) mais peut aussi nous questionner…
Une grande part de ce qui se passe va en effet dépendre de la singularité de chaque analyste (son style,sa structure psychique,les effets de sa propre cure,sa lecture propre de l’éthique analytique,etc). Une autre part va même dépendre spécifiquement de chaque rencontre singulière entre analyste et analysant, de chaque « couple transférentiel » pourrait-on dire. C’est en cela que la psychanalyse est en partie intransmissible,au sens scientifique que pourrait avoir ce terme,ce n’est pas standardisable ni reproductible à l’infini,pas de fabrication de psychanalystes à la chaîne ni de pratique univoque, et heureusement !
Evidemment, toutes ces diversités n’enlèvent rien aux spécificités cliniques et théoriques de le psychanalyse lacanienne (que j’ai très brièvement et très partiellement rappelées) et aussi en ce qui concerne son abord de la formation (insister par exemple sur le désir de l’analyste,ce n’est pas pareil que d’insister sur la reconnaissance ou non du caractère didactique de l’analyse de l’analyste). Quelles que soient donc les diversités, qui sont jusqu’à un certain point – mais un certain point seulement – bienvenues, il y a une richesse propre à la psychanalyse telle que Lacan l’a renouvelée. D’ailleurs c’est dans les pays où le lacanisme s’est le plus implanté que la psychanalyse se porte – disons – le moins mal.
Un mot encore,pour finir,concernant ce qui pourrait être notre abord de cette question à l’ALI. Après Freud puis Lacan, Melman a-t-il amené des choses qui nous donneraient éventuellement tel ou tel caractère ou atout supplémentaire?Je crois que son enseignement peut être perçu,non pas comme une exégèse de l’œuvre lacanienne,ni comme un apport purement personnel et indépendant,mais comme une véritable mise en pratique de l’enseignement lacanien – et freudien aussi –,une mise à l’épreuve de la clinique des concepts de Lacan et de Freud. Voilà je crois ce qu’il a pu nous transmettre comme démarche vivante,rigoureuse et inventive. Cela lui a permis bien sûr de proposer un certain nombre d’apports personnels (par exemple le phénomène du mur mitoyen,le complexe de Moïse ou encore la nouvelle économie psychique, entre autres),mais sa démarche selon moi était bien celle-ci : une mise à l’épreuve de la clinique des enseignements de Freud et de Lacan, y compris pour y repérer telle ou telle impasse,telle ou telle question restée en suspend,et voir s’il lui était possible d’aller un peu plus loin – ce qu’il a pu faire à certains endroits.
Cela n’empêche pas bien sûr que Melman, si nous voulons bien suivre sa démarche et mettre son propre enseignement à l’épreuve,nous a laissé à son tour certaines questions restées – y compris pour lui-même – insuffisamment résolues… Parmi ses grandes questions il y avait entre autres, je crois : « est-il possible de se défaire du symptôme? » ; « la relation entre un homme et une femme est-elle condamnée à la guerre des sexes? » ; ou encore : « la relation entre maître et élève pourrait-elle éviter les écueils habituels? ». Ces questions, je dirais qu’il les a beaucoup traitées et qu’il y a apporté quelques éléments de réponses très enrichissants, mais sans les résoudre complètement… Voudrons-nous les reprendre à notre compte,comme lui-même l’a fait pour diverses questions de Freud et de Lacan ?
Si nous reprenons cette démarche qu’a eu Melman, en tenant compte aussi de ce qu’il a pu apporter lui-même en complément de Lacan, et si nous parvenons aussi à nous inspirer (sans le copier surtout !) de son courage et de son intransigeance dans la défense des fondements de la psychanalyse,aussi subversive et scandaleuse puisse-t-elle être, aussi critiquée ou menacée puisse-t-elle être (tout particulièrement aujourd’hui), si nous sommes donc capables de cela, les uns et les autres, si nous en sommes capables collectivement au sein de notre association, alors l’ALI gardera sûrement une spécificité fort intéressante, au sein même du milieu lacanien. Nous verrons bien, pour le moment, il m’a en tout cas paru un peu prématuré d’intituler mon exposé : « Y a-t-il un melmanien dans la salle ? ».