Le déchêtre
29 août 2025

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Virginia HASENBALG-CORABIANU
Séminaire d'été

Je voudrais partager avec vous quelques réflexions issues de ma lecture de ce séminaire : une interprétation de la notion qui peut paraître surprenante du « savoir sans sujet ».

 

Pour commencer, une petite histoire.

 

Alors que je séjournais en Argentine et que je devais affronter certains désagréments dont ce pays a souvent le secret, je me suis réveillée un matin avec un lumbago. Autrement dit : j’étais bloquée. Pas d’autre choix que d’y faire face.

Le lendemain, au cours d’un déjeuner avec des amis anglophones, j’évoque rapidement mes soucis. Et, en sortant du restaurant, une Einfall survient : un très bref passage de Finnegans Wake, celui que j’avais découvert dans un atelier des Mathinées Lacaniennes à l’ALI. À ma grande surprise, me revient à l’esprit l’expression de Joyce lui-même : « Oh my Bach! my Bach! ». J’ai ri intérieurement de retrouver, à ce moment-là, ce passage où Joyce joue bien sûr avec le nom du musicien. Et, aussitôt, la douleur a disparu.

 

(Je vous rassure, cela ne m’arrive pas souvent…)

 

Mais j’étais assez fière de constater que mon inconscient avait « chiffré » ce moment symptomatique avec un passage que nous avions travaillé ensemble. Des collègues tels que Tom Dalzell, Helen Sheehan, Bernard Vandermersch, Marc Darmon… étaient présents.

 

Cette fierté tenait au fait que cette Mathinée avait été pour moi un moment de révélation. Et ce mot n’est pas anodin.

 

Voici ce qu’en dit le CNRTL :

Acte pouvant s’exercer suivant divers modes, par lequel Dieu ou la divinité se manifeste à l’homme et lui communique la connaissance de vérités partiellement ou totalement inaccessibles à la raison.

 

Il suffit de remplacer « inconscient » à la place de « Dieu », comme nous invite à le faire Lacan. « Inaccessible à la raison » signifie justement que l’inconscient est un savoir qui préexiste à l’inscription de lalangue dans une antériorité logique au décodage par le sens.

 

C’est en m’appuyant sur ce qui s’était joué lors de cette Mathinée que j’ai pu formuler, l’an dernier au séminaire d’hiver, une remarque sur le savoir sans sujet. J’aimerais ici la développer davantage.

 

En somme, pour cette Mathinée, j’avais inventé une modalité de travail en atelier, une sorte de workshop sur un passage d’une page de Finnegans Wake.

 

J’ai distribué dans la salle le texte en anglais, puis nous avons écouté Joyce lui-même lire cette page, par fragments.

 

Après chaque fragment, les participants étaient conviés à le traduire : cela exigeait de le commenter, relever les équivoques, repérer les usages de différentes langues, etc.

 

Certes, la signification partait dans tous les sens. Nous déchiffrions tantôt de brefs dialogues ou commérages, tantôt des onomatopées (« Ding », « Dong », « Flip Flap », « Splash »), tantôt encore d’autres formulations.

Et là se produisit la révélation : une méthode de chiffrage, celle de Joyce. Ce chiffrage apparaissait comme le seul lieu où se dévoilait la présence de l’auteur.

 

Je souligne ce terme : chiffrage. On peut dire que la procédure de Joyce consistait à chiffrer. L’analyste déchiffre, tandis que l’inconscient chiffre, comme le rappelle Freud dès la Traumdeutung. Le travail de l’inconscient consiste en un chiffrage.

 

Cela ne veut pas dire que dans Finnegans Wake il s’agisse de l’inconscient de Joyce. Si Lacan met en parallèle ce texte avec le rêve[1], le lapsus[2] ou la fin de l’analyse, ce serait par sa mise en évidence d’un procédé de chiffrage – comme celui de l’inconscient – rendu possible par la lettre.[3]

 

En somme, dans le passage en question, Joyce transcrivait le bavardage des lavandières au bord du fleuve, ponctué des onomatopées – splash, flap, ding-dong des cloches – qui interrompaient leur commérage sur telle ou telle famille de Dublin.

 

Au bout d’une heure de travail, j’ai compris que ce que nous entendions n’était rien d’autre que la transcription littérale de tout ce qui se disait et se percevait. Autrement dit, sa méthode devenait un usage de la lettre comme pure combinatoire hors sens, Joyce se réduisant à n’être que le transcripteur-passeur du monde sonore continu en un enchaînement littérale.

 

À l’époque, nous travaillions avec Pierre-Christophe Cathelineau et Marc Darmon sur les derniers séminaires de Lacan consacrés à la topologie. Melman parlait lui aussi de la chaîne sonore continue… Et je déchiffrais la notion de continu chez Cantor, comme je l’ai expliqué dans mon livre.

On peut imaginer un bébé, simplement posé là, soumis au bruit de la parole et du monde, enveloppé par un « ça parle » qu’il ne comprend pas, mais qui s’inscrit. Or, un bébé distingue d’emblée, même avant sa naissance, les voix qui lui sont familières.

On peut aussi imaginer une machine d’intelligence artificielle à laquelle on demanderait de transcrire automatiquement le « ça parle », avec pour consigne d’utiliser la lettre, l’écriture alphabétique sans distinction de langue, en faisant l’économie du sens.

 

Nous faisons l’expérience à petite échelle lorsque nous nous trouvons Lost in translation. J’étais en Chine en 1982, et plus récemment au Japon. Or, dans ces cas, la relation imaginaire au semblable subsiste, chacun reconnaissant qu’il y a un empêchement partagé.

 

Chez Joyce, il n’y avait pas de sujet à proprement parler, sinon celui qui transcrivait l’entendu. Qui chiffre cet entendu ?

Seulement cette sorte d’artefact qui enregistre le flux sonore continu, bruitages compris. Qui chiffrait comme un reveur[4].

Lacan soutient que Joyce en arrive là où l’analyse devrait aboutir : à faire litière de son être devenu l’équivalent de la lettre[5]. Cette phrase m’avait toujours paru énigmatique.

 

Valentin Nusinovici[6] rappelle que Lacan dit dans Encore que le texte de Joyce est « dans le registre du discours analytique » en soulignant la ressemblance formelle entre l’écriture joycienne qui est à lire à la lettre et le lapsus. Bien plus étonnant est ce qu’il avance dans Lituraterre. Joyce n’eût rien gagné à une psychanalyse car « il y allait tout droit au mieux de ce que lon peut attendre de la psychanalyse à sa fin». Le travail de la lettre l’aurait conduit jusqu’au réel de son être, ce qu’il ferait entendre avec l’équivoque letter/litter.

 

Ainsi, lors de cet atelier, j’ai trouvé que ce qui est bien en jeu, c’est la lettre.

Pouvons-nous alors dire que la notion de « savoir sans sujet » serait en rapport avec l’inscription en continu de la chaîne sonore à l’œuvre dans le processus primaire ?[7]

S’agirait-il d’une façon de penser ce qu’il en est du désêtre ?[8]

Le séminaire de Melman sur le Refoulement et déterminisme des névroses avance l’idée d’un refoulement réel, antérieur au refoulement symbolique. Il propose de concevoir ce refoulement réel comme celui de la lettre, que Lacan articule avec la chaîne de Markov, où il est explicite que la lettre choit.

 

Un point qui mérite d’être examiné de plus près !


[1] « L’incroyable, c’est que Joyce, qui avait le plus grand mépris de l’Histoire, en effet futile, qu’il qualifie de cauchemar, de cauchemar dont le caractère est de lâcher sur nous les grands mots dont il souligne qu’ils nous font tant de mal, n’ait pu trouver, enfin, que cette solution : écrire Finnegans Wake, soit un rêve qui, comme tout rêve, est un cauchemar, même s’il est un cauchemar tempéré. À ceci près, dit-il – et c’est comme ça qu’est fait ce Finnegans Wake -, c’est que le rêveur n’y est aucun personnage particulier, il est le rêve même. » Lacan, Séminaire Le Sinthome, 16 mars 1976

[2] « Joyce, c’est un long texte écrit, lisez Finnegans Wake, c’est un long texte écrit dont le sens provient de ceci, c’est que, c’est du fait que les signifiants s’emboîtent, se composent, (si vous voulez, pour faire image à ceux qui ici n’ont même pas l’idée de ce que c’est, se télescopent), que c’est avec ça que se produit quelque chose qui comme signifié peut paraître énigmatique, mais qui est bien ce qu’il y a de plus proche de ce dont nous autres analystes, grâce au discours analytique, nous savons le lire, qui est ce qu’il y a de plus proche du lapsus. » Lacan, Séminaire Encore, 9 janvier 1073

[3] Si la référence à l’objet a apparaît d’emblée, ceci n’est pas sans rappeler le talent de Joyce « à faire litière de la lettre», sa façon de faire glisser la lettre (letter) vers l’ordure (litter), ainsi que le souligne Lacan dans Lituraterre (1971). Lacan relève que saint Thomas d’Aquin considérait, à la fin de sa vie, sa Somme théologique comme bonne à mettre à la poubelle : sicut palea, du fumier, là où il désigne la place de l’analyste à la fin de l’expérience – l’analyste comme déchet de son acte.

[4] « Le Joyce de Finnegans Wake, qui est le rêve, le rêve qu’il lègue mis comme un terme – un terme à quoi ? C’est ce que je voudrais essayer de dire. Ce rêve met, à l’œuvre, fin, Finnegans, de ne pouvoir mieux faire. » J. Lacan, Joyce le Symptôme (wake en anglais veut dire se réveiller !)

[5] Lacan soutient dans Lituraterre que Joyce en arrive là où l’analyse devrait aboutir : à faire litière de son être devenu équivalent de la lettre.

[6] Valentin Nusinovici, « Joyce était-il fou ? », site de l’ALI.

[7] « L’opération du chiffrage, c’est fait pour la jouissance. (…) les choses sont faites pour que dans le chiffrage on y gagne ce quelque chose qui est l’essentiel du processus primaire, à savoir un Lustgewinn ». Lacan, Les non-dupes errent, 20 novembre 1973

[8] « Dans le progrès en quelque sorte continu de son art, à savoir cette parole, parole qui vient à être écrite, de la briser, de la démantibuler, (…) il est difficile de ne pas voir qu’un certain rapport à la parole lui est de plus en plus imposé. Imposé au point qu’il finit par dissoudre le langage même, par imposer au langage même une sorte de brisure, de décomposition qui fait qu’il n’y a plus d’identité phonatoire.

Sans doute il y a là une réflexion au niveau de l’écriture. Je veux dire que c’est par l’intermédiaire de l’écriture que la parole se décompose en s’imposant. En s’imposant comme telle. À savoir dans une déformation dont reste ambigu de savoir si c’est de se libérer du parasite, du parasite parolier (…) qu’il s’agit, ou au contraire de quelque chose qui se laisse envahir par les propriétés d’ordre essentiellement phonémiques de la parole, par la polyphonie de la parole ». Lacan, Séminaire Le Sinthome, 17 février 1976