« Tant qu'il y aura des hommes ?....il y aura des femmes »
06 septembre 2025

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Yasmina HAMADACHE
Journées d'études

« Tant qu’il y aura des hommes?…il y aura des femmes ». En choisissant ce titre j’avais pour  but de souligner que ces deux signifiants ne vont pas l’un sans l’autre et tenter d’explorer  en tenant compte de leur altérité sexuelle, la place de l’homme dans le champ du désir féminin. La particularité de mon intervention si je peux dire, c’est de m’appuyer sur la clinique du deuil puisque mon propos émane de mon expérience clinique auprès de femmes veuves.

 

Je me suis rendue compte après avoir exposé mon texte lors de la journée du 6 septembre 2025 que ce travail pouvait prendre des axes cliniques très différents et qu’il interrogeait aussi la question du deuil au féminin.

 

Pour me rapprocher au maximum du thème de cette journée qui portait sur la position phallique de l’homme jusqu’au bout de la vie j’ai dû remanier mon texte et le centrer sur la cause du désir pour l’homme. Comment s’aménage ce temps de rupture quand il n’y a plus d’hommes dans leurs vies?

 

Deux axes cliniques m’interpellent dans le discours de ces femmes rencontrées. D’une part, les traits mélancoliques associés à cette perte. La souffrance morale qu’elles manifestent est proche du deuil pathologique  avec résistance au changement, ancrage dans le symptôme. La perte de l’objet aimé, de l’objet sexuel impacte leur vie intime, leur jouissance et vient anéantir la dialectique du désir. Le manque induit une position dépressive et la présence de l’autre sous fond d’absence fait symptôme sur le plan clinique.

 

Cet autre point que j’ai relevé se situe dans ce qu’elles relatent de leur vie amoureuse. Celle-ci s’illustre sous une forme de complétude passionnée à deux. Ces hommes disparus font figurations de double qui les habitent sans entrave.

 

Nous savons que le deuil se décline sous les 3 registres du Réel, de l’imaginaire et du symbolique et laisse supposer une consisitance imagianire dans l’idéalisation de l’amour pour cet objet perdu. Rappelons nous qu’en 1923 Freud définissait dans le Moi et le ça l’idéal du moi comme l’héritier du complexe d’Œdipe, il constitue l’introjection de l’objet perdu dans le moi. Ce processus d’introjection de l’objet perdu n’est pas sans ambivalence dans les phénomènes de deuil et sont déterminants des complications qui en découlent.

 

Un autre texte de Freud intitulé Notre rapport à la mort met en avant l’imaginarisation de la relation au défunt. En général après sa mort celui-ci est magnifié dans la parole de l’autre et ne fait plus l’objet de critique ni de mépris.

 

Madame D que j’ai reçu pendant plusieurs mois, s’autorise à dévoiler au cours de nos entretiens ce que son mari représentait pour elle, la place et le statut qu’il occupait dans sa vie de femme, de mère et en tant que père pour leurs enfants. En général l’éprouvé de la perte apparait plus douloureux dans la dimension conjugale. Cette fin de vie du couple induit un dénouage où l’autre se retrouve dans un état de détresse provoqué par cet évènement pouvant être vécu comme une privation ou punition.

 

Je la rencontre pour la première fois en février dernier. Elle est bouleversée par sa mort survenue 15 jours auparavant à leur domicile d’une pathologie cancéreuse. Elle pensait faire face à ce deuil seule avec l’aide d’antidépresseurs prescrits par son médecin traitant. Il y avait chez elle un impératif à faire le deuil le plus vite possible.

 

Ce traitement qu’elle arrêtera quelques mois plus tard n’était pas suffisant pour apaiser sa douleur. Elle ressent le besoin d’en parler, son verbatim est libre et spontané.

 

Dès notre premier rdv elle se remémore: il est parti en plein hiver juste après le mariage d’une de leurs filles. La cérémonie avait été avancée pour qu’il puisse y assister, sa présence était précieuse. C’est à bout de force qu’il a conduit sa fille à l’autel de l’église. Après la messe il a demandé à sa femme de le raccompagner chez eux. Son devoir accompli il s’est éteint dès le lendemain.

 

Ce temps de la fin de vie a été un moment très crucial, éprouvant pour elle. Elle le passe à le soigner, se donne entièrement pour qu’il ne manque de rien, qu’il soit au mieux. Ce qui la surprend et la frustre  c’est sa réaction. Elle ne comprend pas, il se montre froid, distant avec elle tandis qu’avec les autres il reste souriant. Dans ce détournement du regard qui n’est pas rare dans cette dernière phase de la vie, on peut se demander ce qui chue? Il est évident qu’il y a un insupportable à soutenir dans le regard de l’autre. Est-ce la dégradation de l’image dans le miroir qui renvoie à la défection de l’objet regard ? Objet petit a définit par Lacan comme un des objets cause du désir.

 

Ce détournement du regard résonne aussi du côté de la position de soignante qu’elle avait endossée à cette période. Je me suis demandée si cette fonction ne venait pas figurer ou imposer l’image du grand Autre maternel dans le miroir?

 

Cet homme rencontré dans sa jeunesse semblait faire « chaire » pour elle. Il était selon ses dires, son équilibre. Elle décrit leur union harmonieuse dans une entente parfaite, une sorte d’alchimie où ils se rejoignaient jusque dans leurs pensées, laissant entendre que l’un pouvait deviner ce que l’autre allait dire ou penser. Des désaccords, il y en avait mais cela ne durait pas. Ils finissaient toujours par s’arranger.

 

Généralement, ce que ces femme révèlent c’est une expérience de l’amour à un niveau de sublimation assez élevé. L’autre masculin qu’il soit amant, mari, compagnon représente l’être le plus aimé. Il occupe une place tout à fait singulière dans l’économie de leur désir. Les signifiants qu’elles emploient laissent entendre l’appropriation d’une complétude amoureuse,  » c’était ma moitié « ,  » mon âme sœur», « mon homme ».

 

Pour Madame D la perte est vécue tel un arrachement. L’absence de l’autre induit un vide viscéral rendant le manque insupportable au point de se dire qu’elle aurait préférée partir en premier.

 

Une lutte contre la mort s’impose à elle. A la différence du mélancolique elle s’écroule mais se relève pour ne pas mourir, ne pas le suivre. Il est à savoir que le suicide n’est pas rare chez une femme endeuillée, qu’il y a une vigilance à assumer  par rapport à ce risque de passage à l’acte qui peut être immédiat ou à distance.

 

Depuis sa mort, la vie a pris une toute autre tournure, sans désir elle erre dans un rapport au temps qui lui aussi s’est déconstruit.

 

Elle court après son ombre, va sur les lieux qu’ils ont parcourus ensembles, découvrent ceux qu’ils avaient prévus d’explorer. Dans ces voyages qu’elle fait seule, elle lui parle, l’entend, le sent, se persuade de sa présence surtout la nuit.

 

Ce qui se passe pour elle la laisse perplexe, confrontée à ce trou dans le réel.

 

« A quoi ça sert? » c’est une question qui revient souvent pour elle, elle ne se la posait jamais avant. Il y a un autre sens à réattribuer à la vie pour alimenter le désir. Quel sera le support de cet objet a?

 

J’entends derrière ce dire « à quoi le ça s’erre? » puisqu’un hors sens se fait valoir dans le réel en référence à la perte de ce lieu dans l’Autre. Un hors sens qui vient souligner le désarrimage à la jouissance phallique provoqué par la mort et l’exclusion dans l’ex-sistence du sujet. Pourtant ce qui insiste et perdure malgré la perte de l’autre c’est l’aliénation phallique, le refus d’évacuer ce qui a existé.

 

Un jour, complètement épuisée physiquement et mentalement elle dit « je veux qu’on me foute la paix, qu’on me prenne et qu’on s’occupe de moi ». Cette demande d’être possédée, d’intervention de l’autre pour qu’il nous prenne dans ses bras nous serre, n’est pas rare. Elle se situe dans l’amour de transfert et équivaut à une demande d’être l’objet de jouissance dans l’Autre.

 

J’entends au fil des séances une autre dynamique, ses intentions de jouir et d’être jouie. La demande d’intervention de l’autre viendrai t’elle faire barrage à cette dimension mortifère de l’autoérotisme que nous rencontrons dans la solitude de l’endeuillé?

 

La question de la jouissance sexuelle est rarement abordé dans ces séances y compris chez des femmes plus jeunes. Qu’un sujet puisse énoncer ouvertement son désir pour un nouveau choix d’objet d’amour est récusé, cela fait tâche dans le discours social. Toutefois sur le plan subjectif pour Madame D c’est latent. Elle ne cesse de pointer la frustration qu’elle ressent devant cette prescription de se montrer triste, morose du fait de son veuvage d’autant plus qu’elle exprime depuis quelques temps son envie d’embrasser la vie.

 

La visite quelques soirs à son domicile du meilleur ami de son mari, un homme célibataire n’est pas sans laisser penser l’expression d’un désir naissant. Elle tente de mettre à l’écart ces pensées par la dérision et se défend contre le sexuel. Cet homme a le même âge que son mari mais elle dira « En plus c’est un vieux il n’est pas jeune ». Elle se demande ce qu’il lui veut et se dit qu’il doit répondre aux directives que son mari lui a laissé. Elle ne cessera de rappeler que son mari était très prévenant, protecteur avec elle, la mettant régulièrement en garde pour ne pas qu’elle se fasse avoir. Ces propos ne sont pas sans laisser entendre la petite fille et la relation au père qui s’invitent au cours de nos séances.

 

Elle se dit qu’elle aurait vécu ce deuil autrement si son père avait été en vie. Lui seul aurait pu l’apaiser. Un autre point les relient dans cette douleur, il s’est retrouvé veuf au même âge qu’elle.

 

Je fais un petit détour par Ch. Melman qui dans Refoulement et déterminisme des névroses parle de ce « dispositif bien connu qu’une femme attend d’un homme qu’il soit à l’image du père idéal, du père mort non castré ». Il ajoute » Mais pour que cela tienne entre eux, il faut qu’elle le castre et qu’elle puisse être la cause de son refoulement à lui ». Qu’à partir de là « nous saisissons mieux pourquoi une femme est un nom du père. Nom du père en tant que son intervention promet à la jouissance sexuelle ». Il fait référence à la loi symbolique, aussi appelée loi paternelle. C’est une loi qui aménage une place aussi bien à l’homme qu’à la femme.

 

Le deuil de son mari, pas question de le faire.  Elle tente de se séparer de ses affaires mais cela lui fait violence. Je lui conseille d’attendre pour cela.  Son chemin elle a l’intention de le poursuivre mais pas sans lui, « de toute façon il est là et sera toujours là ». Ce propos m’interroge sur la possibilité du deuil amoureux chez la femme.

 

Je reviens avant de conclure sur cette expression mythifiée du couple et de ces expressions « c’est ma moitié, mon âme sœur » comme ce qui relève d’une représentation phallique parfaite. Cet homme qui fait chaire pour elles qui illustre la passion du couple, d’être deux mais aussi la différence sexuelle  la mythologie n’a eut de cesse de l’illustrer.

 

Dans son excellent ouvrage La passion d’être deux , Le sexe ineffable, Georges ZIMRA écrit cette passion qui s’est instituée depuis l’Antiquité Grec. Passion d’être deux à une passion du Un et de la complétude bercée par la nostalgie d’un temps antique où l’homme originel vivait au delà du bien et du mal dans l’ignorance de son désir et de la mort.  De nombreux mythes retracent cette passion.

 

Tout au long de l’histoire l’homme a toujours été considéré comme la forme la plus aboutie de la nature, la plus parfaite. Au départ, la différence des sexes ne reposait nullement sur l’anatomie. Elle relevait d’une force dans la capacité à produire de la chaleur, du frottement et du mouvement. La sexualité n’était que la prolongation de cette production physiologique. La première déviation de la nature à cette époque fût de créer une femme. Il fallait veiller sur cet être trouble.

On peut se demander pourquoi la psychanalyse et Freud en premier fait ce détour sur la mythologie?

 

Il disait « l’homme des premiers âges survit inchangé dans notre inconscient ». Cette tendance à vouloir retrouver cette nature antique de l’homme est explicite dans le texte de G Zimra.

 

S’affirmer en tant qu’homme dans l’antiquité impliquait un dépassement de soi. Il ne fallait jamais se départir de sa virilité. Un autre de ses principes était la maitrise de ses passions, il ne devait jamais en être la proie. Avec l’arrivée du christianisme toute une conception de la sexualité s’en trouve modifiée. L’abstinence sexuelle fût considérée comme une vertu des plus sacrés, restaurant la place de l’homme au paradis.

 

Si nous revenons à notre approche psychanalytique du rapport au Un phallique entre homme et femme, dans son séminaire encore Jacques Lacan disait qu’il n’y a pas de rapport sexuel, rien qui puisse aboutir à une union parfaite entre un homme et une femme, rien qui puisse garantir l’unité et soustraire l’être homme ou femme à sa condition de parlêtre qui le fait manquant et incomplet, pas de rapport sexuel qui mènerai à la complétude.

 

Dans un texte recueilli à L’ALI intitulé Autour du statut à donner à la négativation du phallus Cécilia Hopen nous indique que le mythe biblique place la femme d’être cet objet phallique de l’homme pour qu’il soit comblé. Elle rappelle que les travaux de Lacan et ses formulations tels qu’il n’y a pas de rapport sexuel…. ont permis de démythifier le rapport du couple Homme-femme et ce fameux faire une seule chaire comme corrélat de l’illusion de l’Un unifiant maternel. Comment sortir de cette fascination de l’un pour l’autre qui se dessine dans la clinique en tant que symptômes qui résultent de l’expression du rejet de la castration?

 

L’auteur, toujours à partir de J. Lacan revient sur l’Idéal de la jouissance de l’Autre que Lacan appelle le pôle maternel et nous dit que celui-ci plane dans la rencontre sexuelle dans le couple. Cet Un du couple est  de l’ordre du Grand Autre maternel et qu’une des conséquences que notre imaginaire soit habité par ce fantasme de complétude qu’on pourrait dire « d’homo » laissant entendre le même, est qu’on est soumis dans cette configuration amoureuse à la frustration, la menace de privation, d’abandon, la gratification et tous les doutes qui en découlent, « est-ce qu’il m’aime, est-ce qu’il ne m’aime pas?

 

Dans son texte Refoulement et déterminisme des névroses, Ch. Melman indique qu’il n’y a pas de rapport sexuel possible dans la mesure où il y a un rappport d’équivalence, rapport homosexuel entre les deux sexes. Dans ce cas du sexe il n’y en a pas.

 

Pour en revenir à Madame D, lors du dernier rdv avec moi, elle est un peu dans un état d’exaltation qui laisse supposer une autre dynamique psychique moins morose. Elle porte un tee-shirt rose fluo avec une inscription que j’ai du mal à déchiffrer mise à part le mot connasse. « Maintenant je fais partie du club des connasses » me dit-elle.  Elle m’annonce qu’elle n’a plus besoin de moi, va beaucoup mieux et exprime sans tenir compte de mon point de vue de son choix d’arrêter les séances. Elle se sent revivre, a une impression de renaissance, d’être une adolescente. Quelque chose se rejoue dans ses liens d’amitié  avec deux femmes qu’elle vient de rencontrer.

 

Ces nouvelles amies, l’une d’entre elles est veuve, elle s’identifie partiellement à elle, l’autre est divorcée. A travers les discussions avec ces femmes elle découvre d’autres modalités du couple. La veuve lui raconte qu’il lui arrivait d’aller au cinéma sans son mari. Madame D est surprise, victorieuse elle dira « avec mon mari on faisaient tout ensembles ».

Est ce ce qui les unissaient? Elle répondra, « c’était la force d’être deux, c’était un confort. Mais d’être aimée c’était encore mieux ».

 

Je ne la reverrais pas pendant tout l’été. Au retour de mes congés je trouve 27 appels de sa part sur mon téléphone professionnel. Je la rappelle. Elle est à nouveau effondrée. Elle a même penser à mettre fin à ses jours. Les vacances chez son fils se sont très mal passées. Elle s’est sentie seule, veille. Personne ne s’intéressait à elle. Son fils était distant, sa belle-fille odieuse et sa fille pas concernée par ce qui se passait. Elle se dit si P avait été là tout aurait été différent. Avec leurs enfants il faisait barrage à la jouissance maternelle, elle pointe deux bords différents de  la castration . Un jour elle dira « Je ne sais pas comment mon mari réussissait à leur dire, non je ne veux pas ».

 

Pour chacune de ces femmes on voit que ce n’est pas du côté du narcissisme qu’il y a à se positionner en tant qu’homme. Dans la relation de couple on peut supposer que ce qui fait qualité ou défaut se situe au niveau de la loi symbolique. Cette sensibilité dans le conjugo n’est pas sans faire valoir les lois qui émanent de l’enfance, fondés sur le prototype du couple parental.  C’est  aussi  du côté des règles qu’elles soient familiales, sociales, religieuses que s’organisent la position de chacun. On peut supposer que l’institution mariage à elle aussi ses effets structurants.

 

La modalité symbolique et ses impossibles puisqu’elle a des limites est nécessaire dans le couple, alors que nous passons beaucoup de temps à  nous en défendre. On le constate encore plus aujourd’hui dans les contingences familiales et revendications multiples au nom d’une  position sexuelle.

 

Dernièrement une femme me faisait part des propositions de son mari qui dès leurs premières rencontres lui proposait une sexualité à plusieurs. C’était très humiliant pour elle. L’amour elle ne l’a pas rencontré dans cette modalité de jouissance et pourtant elle est restée mariée à lui en me disant « il est comme ça ».

 

On voit comment pour  certains, la relation de couple c’est toujours vers le réel qu’elle se bouscule, mettant à mal la loi symbolique et on assiste à une modalité psychopathologique de la sexualité, du couple et cela peut durer toute une vie. Alors que le sexe s’inscrit dans la loi symbolique et le phallus n’est désirable que s’il est positionner d’une certraine façon sur la scène du monde et ce qu’on soit homme ou femme.