L’acte psychanalytique aujourd’hui
27 août 2025

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Martine LERUDE
Séminaire d'été

Le titre proposé par mes collègues pour cette introduction : « L’acte psychanalytique aujourd’hui » a d’abord suscité un certain recul : pas une question, pas un thème de notre champ qui ne soit frappé « d’aujourd’hui ».   L’ « aujourd’hui » est particulièrement opaque, il ne cesse de nous échapper. Je me suis demandée, après l’introduction de JP Beaumont et l’évocation de Lacan parlant déjà des premiers ordinateurs, s’il ne fallait pas et ce dès le démarrage de ces journées, s’il ne fallait partir de la question du savoir et du rapport à l’IA ?

 

Certes l’IA suscite la croyance en un savoir total, le fantasme de tout le savoir accessible, de toutes les connaissances et la possibilité de leurs mises en relation sur un clic, i.e. le fantasme de la Bibliothèque de Babel enfin réalisé. (Mais encore faut-il savoir poser les questions !). Nous en sommes tous bluffés et émerveillés aussi (cf journées de mai à Bruxelles). Je ne prendrai pas l’« aujourd’hui » du titre sous cet angle qui trouvera sa place dans les débats au cours des journées.

 

Je situerai d’abord l’Acte Psychanalytique dans son contexte historique et théorique (version actualisée « de nos antécédents ») puis je m’intéresserai à la question du temps incluse dans l’acte psychanalytique lui-même.

 

Petit rappel historique et théorique

Ce Séminaire est extrêmement daté : il a eu lieu dans une époque dont Marcel Gauchet, dans une interview au Monde hier ( 26/08/2025), disait que « la mobilisation politique ne se séparait pas de la mobilisation intellectuelle, que ce mouvement de mai était concomitant d’une vague d’avant-gardisme littéraire  artistique philosophique qui suscitait l’enthousiasme. C’est alors, écrit-il, que s’effectue la percée le grand moment des sciences humaines : Lacan foucault Benveniste. » Epoque qui était caractérisée par  « Cette ferveur qui concernait tous les domaines de la culture. Les disciplines reines de l’époque : psychanalyse, l’ethnologie, linguistique ne sont désormais plus que des étoiles mortes ».

 

Le Séminaire se situe dans cette ferveur intellectuelle et politique.

 

Rappelons pour les plus jeunes, qu’il se tient à l’ENS, où Louis Althusser accueillait Lacan depuis 1964 (Séminaire les 4 concepts) ; il a lieu entre le 15 novembre 1967 et le 19 juin 1968 avec des interruptions au mois de mai et juin.  Il se situe à un moment particulier de notre histoire collective (il y a un avant et un après 68) et à un moment tout aussi particulier de l’histoire de la psychanalyse lacanienne. Car l’acte psychanalytique est daté non seulement par les évènements de mai 68 mais par la proposition du 9 octobre 1967 dans laquelle Lacan expose la procédure de la passe ; ce qui souleva un mouvement d’incompréhension voire de révolte chez nombre de ses élèves les plus fidèles et dont les effets ont été délétères à l’EFP.

 

La proposition de la passe est un véritable un coup de force, un acte politique par lequel Lacan veut assurer la transmission de la psychanalyse et une garantie de la formation reçue dans son Ecole. Au contraire de l’établissement d’une hiérarchie, comme il en existe dans les autres sociétés de psychanalystes, Lacan veut faire valoir le réel en jeu dans la formation même du psychanalyste. La procédure qu’il propose se fonde sur l’acte psychanalytique qu’il va développer dans son Séminaire éponyme. Il s’agit de « constituer la psychanalyse comme expérience originale, la pousser au point qui en figure la finitude, pour en permettre l’après coup, effet de temps, on le sait qui lui est radical. »[1]

 

En juin 1968, la reprise en mains de l’ENS par une nouvelle direction aura pour conséquence l’éviction de Lacan de l’ENS qui sera dénoncée par la presse ( « Lacan chassé de Normale sup » Le monde par exemple) . Lacan, rappelons-le, n’est pas un professeur d’université pas plus qu’il ne parle en tant que professeur. « Je ne suis pas un Professeur, affirme-t-il dans ce Séminaire (le 28/03/68) parce que justement je mets en question le sujet supposé savoir. Le professeur lui en est le représentant ». La logique est pour lui une instance exemplaire pour « se débarrasser du sujet supposé savoir ». C’est un des enjeux principaux du Séminaire que nous étudions. Nous allons y revenir. Son auditoire à l’ENS était composé de jeunes étudiants, d’intellectuels brillants engagés politiquement ( Mao, et autres gauches extrêmes) dont certains sont devenus les hérauts, les leaders de mai 68 (Melman Séminaire d’hiver 2007). Tout au long du Séminaire, Lacan se plaint d’ailleurs que ni les analystes, ses élèves, ne soient présents ni les séniors de son Ecole. Leçon 7 : «  Bien sûr que ce discours qui est le mien ait incontestablement cette dimension d’acte et surtout au moment où je suis en train de parler de l’acte, c’est ce qui saute aux yeux ! C’est la seule raison de la présence de la plupart des personnes ici ! Ils sentent qu’il se passe quelque chose ! ». Selon Charles Melman (Pour introduire la psychanalyse aujourd’hui), Lacan a réellement cru qu’il était responsable des évènements de mai 68. En tous cas, il pose la question de l’acte politique en relation avec des textes qui ont d’abord été des dires.[2] Il interroge le cheminement des idées et leur action sur le réel, y compris les siennes.

 

Pas « d’aujourd’hui » dans l’Acte Psychanalytique

Mais cet « Aujourd’hui » du titre m’a aussitôt renvoyé à la phrase de Freud qui conclut la Traumdeutung[3] : Le rêve d’aujourd’hui parle avec des éléments du passé, mais traduit un désir tendu vers l’avenir. Ce qui n’est pas sans évoquer l’acte psychanalytique qui se déploie dans une temporalité longue qui va d’un commencement à un nouveau commencement, qui englobe aussi bien le transfert que la fin de la cure et le passage à l’analyste, c’est à dire la transmission de la psychanalyse. Comme le rêve, Lacan définit l’acte dans une temporalité qui nous précède et qui va bien au-delà dans le futur.

 

L’acte psychanalytique tel qu’il le pose, conjoint le travail de l’analyste et la tâche analysante qui sont subordonnés l’un à l’autre, liés dans un mouvement dynamique temporel qui inclut aussi bien, la présence, l’interprétation, les coupures de l’un, de l’analyste, que les paroles de l’autre, l’analysant, et son incessant déchiffrage avec ses surgissements de réel.

 

L’acte se définit non seulement par un dire (une série de dires) mais aussi par ses conséquences, par sa dimension d’après coup dont souvent nous ne saurons rien ou si peu.

 

L’acte psychanalytique s’inscrit dans un temps long qui est aussi le temps pour comprendre. Il ne peut pas être confondu avec ce Lacan appelait dans ses Ecrits « l’action du psychanalyste » bien qu’il l’englobe aussi ; en effet, la formulation et le sens qu’il lui donne dans ce Séminaire engage psychanalyste et psychanalysant dans un même processus que Lacan va formaliser avec les mathèmes du Sujet S barré, de l’objet a, du sujet supposé savoir et les termes de désêtre et de destitution subjective.

 

L’acte analytique commence dit Lacan avec l’acte de naissance de la psychanalyse, acte premier qui se répète avec la rencontre (le terme est de Lacan) entre un analyste et un patient. « Au commencement de la psychanalyse le transfert. Il l’est par la grâce de celui que Lacan appelle le psychanalysant… Le sujet supposé savoir est dit Lacan « le pivot d’où s’articule tout ce qu’il en est du transfert ».

 

Le sujet supposé savoir a sa propre temporalité, particulière à chaque cure, et le trajet d’une cure est indissociable du destin, de la finitude de ce sujet supposé savoir. C’est à ce sujet supposé savoir représenté par l’analyste, que s’adressait ce que Freud appelait l’amour de transfert.  Quels que soient les doutes, les objections, les sentiments complexes qui l’accompagnent, le sujet supposé savoir est essentiel à l’engagement ( starter ?) et au développement de la cure.  Le psychanalyste sait, du fait de son expérience, qu’il n’est que le support donné au sujet supposé savoir, et que ce sujet supposé savoir est voué au désêtre, qu’il n’en aura été que l’homme de paille. Côté patient, la tâche à laquelle l’acte psychanalytique donne son statut est une tâche qui, déjà en elle-même, implique la destitution du sujet car « Le chemin parcouru par le sujet psychanalysant va du sujet naïf aliéné à cette réalisation du manque » qui s’appelle la castration. « L’analyste se trouve responsable du chemin parcouru, car il a déjà, dès le départ savoir du désêtre du sujet supposé savoir en tant qu’il est, de toute cette logique, la position nécessaire de départ. »

 

L’acte psychanalytique s’inscrit dans une longue courbe temporelle discontinue, avec ses coupures singulières, ses effets de sujet, ses répétitions jusqu’au point d’épuisement du sujet supposé savoir, jusqu’au dénuement de ce reste irréductible qu’est l’objet a. C’est vite dit mais je veux rappeler qu’il y a dans cette construction de Lacan une durée, non déterminée à l’avance (le temps qu’il faut à chacun pour accomplir un certain nombre de tours), un rythme de séances, un engagement qui ne sont plus aujourd’hui supportés par ce que j’appellerai, faute de mieux, l’air du temps. L’air du temps, le savoir pléthorique vrai et faux véhiculé par les réseaux, les neuro sciences dont les résultats radicalisés tronqués par les médias, s’imposent comme des vérités scientifiques ont transformé les questionnements des patients, la manière dont ils s’adressent à nous, la manière dont ils nous rencontrent, et transforment les demandes en demandes de diagnostics positifs, de réponses univoques, de traitements efficaces et rapides. Il n’empêche que, quelles que soient les formulations des demandes que nous recevons, ces 3 termes (S barré, objet a, sujet supposé savoir) permettent de repérer, « les fonctions du psychanalyste », ce qui est exigible pour tenir sa place que ce soit à l’hôpital, au CMPP, dans le champ social. Aussi empêchées ces fonctions soient-elles, il reste le pouvoir de la parole et de l’écoute et ce savoir spécifiquement analytique (indissociable de celui acquis dans la cure) que Lacan ne cesse pas de vouloir formuler.

 

En effet, la question de l’enseignement de la psychanalyse et de sa transmission est au cœur de la problématique de l’acte : dit autrement, l’acte concerne à la fois la psychanalyse en intention (la cure) et la psychanalyse en extension (son enseignement, la transmission, sa voix dans la cité). Dans ce Séminaire, Lacan cherche à construire, à conquérir (ce sont ces mots) un système logique pour  rendre compte, au delà du particulier de chaque cure (le terme de construction revient plusieurs fois) ce que serait un savoir destiné aux psychanalystes. Si chaque fin de chaque cure est particulière, le recours à la logique et l’écriture de l’objet a vont lui permettre de rendre compte de la fin de la cure, peut-être d’une manière idéale, puis qu’il s’agit de se débarrasser la croyance au sujet supposé savoir ; En effet, réaliser le leurre, la fiction du sujet supposé savoir est pour Lacan le seul point d’athéïsme possible, ce qui marque un point d’arrêt à la jouissance du sens, à la jouissance du déchiffrage qui peut être infinie et à la quête de la vérité Une ( La vérité menteuse dit Lacan en 1976).  Mais l’acte psychanalytique, aussi accompli soit –il dans ses conséquences sur la jouissance et le symptôme, laisse néanmoins en suspens une énigme, celle du passage à la position d’analyste que la procédure de la passe voulait éclairer.

 

Comment formaliser ce savoir destiné aux psychanalystes ? Ce n’est, dit-il, « ni un savoir d’expérience ni celui d’un instinct clinique hors pair, pas plus que celui du cadre ou de la place du psychanalyste » qu’il stigmatise avec humour.

 

Alors ?

Il s’agit, dit-il, de déterminer « les fonctions que l’analyste doit occuper pour que cet acte psychanalytique ait lieu, pour que la cure aille à son terme ». Les trois termes mathèmes S barré, l’objet a, sujet supposé savoir, je l’ai dit sont nécessaires ; Cela passe par la conquête d’une référence structurale (,le groupe de Klein par exemple) qui ne peut pas être donnée telle qu’elle. Conquérir une référence structurale fait partie du travail de l’analyste et nous fait passer avec Lacan par la « conquête » de qu’il appelle une structure logique. Cette structure logique se déploie dans la temporalité longue de l’acte analytique qui conjoint, qui mêle le travail de l’analyste  à la tache analysante, du commencement de la cure à sa fin et au nouveau commencement de nouvelles cures par un nouvel analyste.

 

Pour qu’il y ait de nouvelles cures, il faut aussi de nouvelles demandes, de nouvelles rencontres, la possibilité du transfert au savoir supposé des psychanalystes. Pas moyen donc d’éviter la question d’aujourd’hui en 2025 !

 

Que Charles Melman ait voulu créer une école formant des psychothérapeutes, il y a 15 ans m’avait laissée perplexe. Aujourd’hui je pense qu’il a tenté de poursuivre la transmission de la psychanalyse : en engageant les psychanalystes de l’ALI à y enseigner, c’est à dire à enseigner autrement, des connaissances certes mais avec leur savoir d’analyste, en connaissance de cause. Melman a probablement su anticiper le déplacement de la demande tout en lui reconnaissant sa dimension de demande inconsciente et en acceptant que celle-ci puisse aussi s’exprimer par la recherche d’un diplôme socialement validé, par l’exercice d’une pratique qui ne serait pas ignorante.

 


 

[1]Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’Ecole in Autres écrits, Le Seuil 2001 243-259

[2] Leçon 6 : « Est-ce qu’il ne se peut pas que nous puissions situer toute une ligne de réflexion sur l’acte politique en tant qu’assurément ce sont des actes au sens où ces actes étaient un dire (et précisément un dire au nom d’untel) qu’ils ont apporté un certain nombre de changements décisifs ?». Il fait référence à Descartes, Hegel, Marx.

[3]« Indem uns der Traum einen Wunsch als erfüllt vorstellt, führt er uns allerdings in die Zukunft ; aber diese vom Träumer für gegenwärtig genommene Zukunft ist durch den unzerstörbaren Wunsch zum Ebenbild jener Vergangenheit gestaltet. »

« Le rêve nous mène dans l’avenir puisqu’il nous présente nos désirs comme s’ils étaient réalisés ; mais cet avenir, présent pour le rêveur, est modelé par le désir  indestructible, à l’image du passé. » Traduction Meyerson revisitée