À la fin de sa vie, déçu par l’expérience de la passe, Lacan dira dans la conclusion du 9ième Congrès de l’École Freudienne de Paris en 1978 que « la psychanalyse est intransmissible, ce qui est bien ennuyeux ». Cette formule lapidaire fera l’objet de nombreuses interprétations et discussions dans nos associations, bien légitimement puisque la mission qu’elles se sont donnée concerne précisément la transmission de la psychanalyse. Ainsi, l’impossible dont elle porte le sceau n’a cessé de nous mettre au travail. Les journées organisées à Bruxelles les 10 et 11 octobre prochain qui ont pour titre L’expérience psychanalytique et sa transmission permettront de poursuivre ce travail.
Certains textes, plutôt rares, mettent en lien transmission de la psychanalyse et transfert de travail. Même si la paternité de ce syntagme revient à Lacan, il n’a donné que peu d’indications à son propos. Il en dit quelque chose d’essentiel dans la note adjointe de l’Acte de fondation de l’École Française de Psychanalyse1 rédigé en 1964 :
« L’enseignement de la psychanalyse ne peut se transmettre d’un sujet à l’autre que par les voies d’un transfert de travail ». Lacan précise que c’est cette thèse qui l’a guidé dans l’acte de fondation de son École : elle occupe une place centrale dans sa conception de l’enseignement et de sa transmission.
Il me semble que dans « enseignement de la psychanalyse », il faut entendre comment joue l’équivoque du génitif : on peut y entendre qu’il s’agit d’enseigner la psychanalyse (génitif objectif) tout aussi bien que de se laisser enseigner par elle (génitif subjectif). Dans la communication2 de 1957 La psychanalyse et son enseignement, Lacan commence avec un argument divisé en deux sections, chacune ayant pour titre une partie de phrase : « La psychanalyse, ce qu’elle nous enseigne… » pour la première, et « … comment l’enseigner » pour la seconde. Sa question est donc de réfléchir à comment enseigner ou transmettre ce que la psychanalyse nous enseigne ; il ne s’agit pas d’enseigner la psychanalyse comme corpus théorique, comme on le fait en sciences, mais de transmettre quelque chose de ce qu’elle nous enseigne.
Si les sciences souscrivent au postulat général de pouvoir être enseignées à tous et toutes, ce n’est pas le cas de la psychanalyse : comme pratique elle produit des enseignements qui ne peuvent être transmis que par ceux et celles qui en ont fait l’expérience à d’autres qui en font l’expérience. Autrement dit, la possibilité même de produire un enseignement de la psychanalyse est conditionnée par le fait de s’être laissé enseigné par elle. C’est précisément ce qui est au principe de l’analyse didactique : son enseignement se fait dans les conditions de l’expérience analytique. Et c’est là que surgit une difficulté : ce qui s’enseigne de l’un à l’autre dans la singularité de la cure, comment l’enseigner à plusieurs dans le cadre d’une école ou d’une association ? Il me semble que la proposition de Lacan pour faire face à cette difficulté est de prendre appui sur la fonction du transfert de travail. S’il indique que ce transfert opère une transmission de l’un à l’autre (cfr supra), ce sont les associations et les écoles qui constituent le lieu privilégié de sa mise en œuvre. C’est là qu’elles trouvent un appui essentiel pour assoir leur mission de transmission.
Comme je l’ai dit, Lacan a peu écrit à propos du transfert de travail qui a surtout été élaboré par des collègues comme J. Oury, G. Lapassade, ou C. Dejours dans leurs champs cliniques respectifs. Comment situer ce qu’il désigne ? Une première clarification consiste à le distinguer du travail de transfert, celui qui met l’analysant au travail, à la tâche dans la cure. Une acception sans doute trop courante du transfert de travail renvoie à l’idée qu’il désignerait la position d’un sujet qui attend des réponses, voire des conseils, de la part d’un collègue – souvent plus expérimenté – à qui il suppose la maîtrise de la théorie et/ou de la pratique analytique. Il s’agirait alors d’un transfert essentiellement imaginaire qui idéalise et place en position de Maître un collègue, éventuellement son propre analyste et pousse à s’identifier à lui. Je pense que ce n’est pas du tout comme cela qu’il faut comprendre ce que Lacan nomme transfert de travail, lui qui n’a cessé de mettre en garde contre ce type d’idéalisation, contre une transmission de Maître à élève – notamment au travers de la procédure de la passe qui avait précisément l’ambition de nous soustraire au pouvoir du tyran4. Je dirais même que le transfert de travail est plutôt l’antithèse d’un transfert au Maître.
Pourquoi ne pas prendre transfert de travail au pied de la lettre : il s’agit de transférer un travail de l’un à l’autre ? L’analyste qui s’emploie à enseigner la psychanalyse n’est pas un Maître mais il est un travailleur – Lacan parle de « « travailleurs décidés » – qui par son travail va mettre l’autre au travail, va faire naître chez lui le désir de travailler ; c’est peut-être ce que désigne la passe : que ce désir passe de l’un à l’autre. Cela me fait penser à l’expression « hydraulique libidinale » que Lacan propose dans une des dernières leçons du séminaire sur L’Acte (19 juin 1968). On pourrait tout aussi bien parler de mobilisation de la fonction phallique.
Si le travail de transfert dans la cure se soutient de l’amour du savoir (inconscient) que l’analysant suppose à l’analyste, ce qui est au cœur du transfert de travail est non pas l’amour du savoir mais le désir de savoir, désir dont Freud a été l’inventeur et qui, au fond, constitue le désir de l’analyste. Plus précisément, le transfert de travail soutient la transmission d’un certain type de rapport au savoir, rapport marqué d’une négation fondamentale puisque prendre en compte l’inconscient implique de reconnaître que l’on ne sait pas. Ce désir de savoir ne s’adresse pas à un Autre supposé détenir un savoir oraculaire mais bien à un Autre barré, un lieu vide à partir duquel du savoir peut se produire, se construire. C’est bien parce que cet Autre est barré et ne sait rien qu’il faut se mettre au travail. Ce nouveau rapport au savoir permet de se dégager de la position névrotique si fréquente qui consiste soit à dénoncer le savoir comme totalitaire ou dogmatique, soit à le considérer comme insuffisant et le traiter avec scepticisme. Comme le dit C. Melman3, ce ne sont pas des savoirs qu’il y a lieu de transmettre mais plutôt des positions correctes quant au savoir.
Accepter que l’Autre est un lieu radicalement vide, un pur trou et endosser la destitution du sujet supposé savoir qui en découle est généralement considéré comme le témoin de la fin d’analyse. On pourrait alors être tenté de penser les choses chronologiquement : il y aurait d’abord le travail de transfert dans la cure puis un transfert de travail s’inscrivant dans une perspective d’enseignement et de transmission prendrait place en fin d’analyse. Il me semble que les choses ne sont pas scindées de cette façon et que les deux peuvent se nouer pendant le temps de la cure. C’est en en tout cas ce que fût mon expérience personnelle – même si c’est plutôt dans le deuxième temps de ma cure que le transfert de travail s’est pleinement développé, avec mon analyste mais aussi d’autres collègues.
On a toujours tendance à personnaliser le transfert, à l’incarner, c’est inévitable. En ce qui concerne le travail de transfert, nous savons que plus que la personne de l’analyste c’est la façon dont il supporte sa fonction (de semblant d’objet a) qui importe. Je dirais que c’est encore plus vrai pour le transfert de travail qui n’implique d’ailleurs pas nécessairement une personne puisqu’il peut concerner un texte, une œuvre littéraire, une création artistique etc. à partir desquels une mise au travail analytique s’opère. S’engager dans ce transfert, c’est accepter d’entrer dans l’univers d’un a(A)utre et de se laisser déplacer par l’altérité d’un dire, d’un texte ou d’une œuvre en faisant le pari que ce mouvement sera source de création, d’une invention qui fera relance. Cette dimension de l’Autre se lit dans la grammaire du transfert de travail en ce que « se laisser mettre au travail » conjugue le temps réfléchi, ce troisième temps de la pulsion qui opère son bouclage autour du vide de l’objet. Ce temps est précisément celui où le (nouveau) sujet va atteindre la dimension de l’Autre barré qui, comme instance évidée, va pouvoir donner consistance à son désir5 ; en l’occurrence celui de savoir et de se laisser enseigner.
On s’interroge parfois sur ce que doit être la visée d’une association d’analystes. La réponse se trouve dans ces lignes : elle doit s’employer à soutenir la fonction du transfert de travail c’est-à-dire mettre en place des dispositifs qui donnent à chacun de ses membres le désir de travailler et celui de faire circuler ce désir entre eux, nouant ainsi l’individuel au collectif avec pour seul référent commun ce trou, cet ensemble vide que C. Melman nomme réel déshabité4. Pour Lacan, le transfert de travail est inséparable du dispositif du cartel. C’est pour lui donner forme au sein de son École qu’il proposa ce dispositif, le plus à même selon lui de soutenir le désir de savoir et sa transmission. Mais il y a d’autres lieux privilégiés pour soutenir ce transfert parmi lesquels le contrôle occupe une place importante.
L’expression la plus tangible du transfert de travail est cet effet de relance qui se nourrit du fait que, pour nous analystes, il n’y a jamais de mot de la fin. Dans son aphorisme archi-connu, Woody Allen disait « j’ai des questions à toutes vos réponses » ; position qui relève d’une logique pas-toute, logique éminemment talmudique qui, pour le dire dans notre vocabulaire, signifie que c’est bien de ce trou dans l’Autre, de ce manque radical d’un signifiant dernier que s’origine notre désir de savoir et de travailler.
Marc Estenne, 23 septembre 2025
1 Lacan J. Autres écrits. Le Seuil, Paris, 2001, pp 229-41. La phrase citée figure à la page 237.
2 Lacan J. Écrits. Le Seuil, Paris, 1966, pp 437-58.
3 Melman Ch. « Transfert de travail ». Disponible sur le site de l’ALI : https://www.freud-lacan.com/documents- ged/transfert-de-travail-2/.
4 Forget J-M. Les enjeux des pulsions. La clinique des pulsions, une clinique actuelle. Érès, Toulouse , 2011, pp45-61