Avant d’exercer en Guadeloupe, je travaillais à Nantes dans le domaine de la protection de l’enfance, notamment au sein d’un Espace-Rencontre. Je travaillais auprès d’enfants et de pères qui étaient certes défaillants, mais qui restaient dans la vie de leur enfant pour la plupart.
En arrivant en Guadeloupe, j’étais frappé par la fréquence des cas où les pères disparaissent de la vie de leur enfant, souvent brutalement au moment de la séparation conjugale, qu’elle soit choisie ou subie. Alors que je cherchais une situation clinique qui me permettrait d’aborder cette problématique avec vous, je découvre en salle le film « Zion » de Nelson FOIX. Alors, ce film s’est présenté à moi un peu comme l’envers de ma question, puisqu’il raconte comment un homme accepte d’être père.
Je vous propose, chose qui n’est pas coutume, je vous propose de regarder la bande-annonce pour vous plonger dans l’ambiance du film et mieux appréhender la suite de mon propos. Alors, Victor, si tu peux lancer la bande-annonce, il dure une minute trente. …
(Bande Annonce ZION)
En tout cas, c’est un film qui a beaucoup marché en Guadeloupe. Les salles ont été remplies, les notes des spectateurs sont vraiment excellentes. C’est un très beau film. Je vais vous l’expliquer.
Chris, 26 ans, est un petit dealer de quartier entouré d’objets. Des objets destinés à sa jouissance: les filles, la moto, les joints.
Odell, un trafiquant lui propose une mission : déposer deux colis de drogue contre un scooter surpuissant flambant neuf. Chris accepte. Au petit matin de la mission, on sonne à sa porte. Chris ouvre et découvre un sac de course avec un bébé dedans et un mot où est écrit “Ti Moun Aw”, qui veut dire en créole : “ton enfant”.
Dans la bande-annonce, on voit bien le bébé dans son sac avec le petit mot.
Qu’est-ce, sinon, un autre objet ? Mais celui-là sort de la série de ses objets habituels. C’est un objet qui l’encombre, qui l’embarrasse, pour ne pas dire qui l’emmerde, car il ne vient pas servir sa jouissance comme les autres objets. Au contraire, il vient la contrarier.
Il faut vite s’en débarrasser. Il cherche dans le carnet d’adresse de son portable, laquelle, parmi ses nombreuses conquêtes, pourrait être la mère du petit. Il part avec le petit paquet posé sur le marchepied du scooter au domicile de celle-ci. Mais il découvre qu’elle a déménagé. Il tente de le confier à d’autres femmes. Il se fait rembarrer, elles sont trop habituées à ces petites combines. Donc, pas le choix pour Chris de faire sa mission. Déposer un paquet de drogue, encombré d’un autre paquet, le bébé. Le film se construit autour de sa vie de petit frappe au cœur de conflits de bandes rivales (Odell et Tidog), pour ne pas dire de gangs, avec son sac de course qui est comme une gangue enveloppant un objet autant encombrant que précieux. Du gang à la gangue, il va devoir choisir entre les deux paquets, celui de la jouissance, et celui du désir, notamment le désir d’être père.
Donc, ce petit moun-la, au fond, c’est aussi un objet, un objet petit a, qui va montrer dans la réalité ses différentes figures:
Mais il y a surtout un autre objet omniprésent dans le film. C’est le sac de course dans lequel a été déposé l’enfant et avec lequel Chris va chercher la mère, fait sa course… fuit, etc. Ce sac de course semble faire un clin d’œil aux courses de moto. Il y a toute une scène où l’on voit ses balades en moto, etc, aux courses qu’on lui demande de faire, aux courses de l’ultra consommation, le bling bling, etc., aux courses-poursuites.
Ce sac m’évoque surtout ce qu’on appelle en obstétrique “la poche des eaux”, qui fait partie du placenta. En obstétrique, le terme poche des eaux désigne :
“La partie des membranes ovulaires (amnios et chorion) qui contient le liquide amniotique dans lequel baigne l’embryon puis le fœtus jusqu’à l’accouchement ; la poche des eaux est directement accessible au toucher vaginal. Ses membranes sont fines et transparentes mais résistantes. La membrane intérieure, l’amnios, contient le liquide amniotique et le fœtus. La membrane extérieure, le chorion, contient l’amnios et fait partie du placenta.”
Ce sac poche des os ne tombera qu’à la toute fin du film, quand il y aura du père.
Nous allons y revenir, mais avant cela, un autre travail nécessaire à Chris pour devenir père serait de s’inscrire lui-même dans sa propre filiation. C’est de nouveau ce bébé, ce fils potentiel, qui va œuvrer en ce sens. Mais ce bébé pas sa gangue. Ce bébé dans ce sac me fait penser à i(a), l’image spéculaire, avec l’objet petit a caché entre les parenthèses. La rencontre avec ce bébé dans le sac provoque chez Chris un retour de refoulé. Il se revoit enfant dans ses rêves, il rêve de sa mère et du drame qu’elle a vécu. D’ailleurs, il y a un tel retour de refoulé qu’après qu’on lui expliquait ce dont avait besoin un bébé, il s’en va à la boutique acheter du lait et des couches, et il tombe sur son père. Chris s’étonne de la coïncidence de cette rencontre. Durant leur bref échange, on comprend que père et fils ne se voient pas souvent et ne se parlent pas beaucoup. Le père tend une perche “Viens! Passe à la maison!”. Lors de cet échange, Chris pousse discrètement le sac du pied pour que son père ne le voie pas. Une statuette de la Vierge Marie tombe dans le sac. Bref, Chris tombe sur son père et le timoun tombe sur la Sainte Mère.
Chris ne cesse de tomber sur son père par la suite. Il le croise dans la rue quand il part en scooter faire un braquage qui finira mal. Le cousin d’Odell s’y fait tuer. Plus tard, alors qu’il est poursuivi par Odell en rage à cause de la mort de son cousin, il tombe de nouveau sur son père et sa voiture; il s’engouffre dedans avec le bébé toujours dans son cabas, pour échapper aux balles. Son père et sa belle-mère les hébergent.
La nuit, Chris rêve. On comprend alors son histoire qui était à peine évoquée dans les premières images du film. Alors que Chris était âgé de 8-9 ans, ils vont au carnaval avec sa mère. On devine que la mère se fait tuer par les CRS. Je ne développe pas toutes ces parties-là vu le temps imparti, mais le film évoque de nombreuses questions sociétales propres aux Antilles : les bavures policières, mais aussi la pauvreté versus le tourisme, la CAF, le problème de l’eau, etc.
L’histoire de Chris semble vouloir se répéter. Pris dans ce conflit de bandes rivales, Odell commande à Chris de tuer T-Dog, l’autre caïd , lors du carnaval.
Mais finalement, l’histoire ne se répétera pas. Alors qu’il en a l’occasion, Chris ne parvient pas à tuer T-Dog. Et plus tard, T-Dog ne tuera pas non plus Chris quand son regard se portera sur le sac et l’enfant qui joue avec la vierge.
Au final, quelle lecture ce film m’a-t-il amené à faire ?
Chris ne paraît pas très divisé au début du film, davantage plongé dans une éthique du célibataire. Il est tourné vers ses objets phalliques et sa jouissance. Il n’est pas dans la rencontre de l’autre. Les femmes qu’il croise font partie de la série de ses objets. Il n’y a pas de rencontre sexuelle. Il reste dans la partie gauche du tableau de la sexuation : un sujet (divisé?), tout tourné vers ses phallus imaginaires, pas attiré, pas orienté par le côté droit. Puis vient la rencontre forcée avec un objet petit a, un timoun. Et c’est finalement cet objet qui va venir lui poser la question de la division.
Division face à laquelle il devra répondre par un choix, celui d’être père ou non de cet enfant. Je vais devoir aborder la scène finale et donc la divulgacher… Je suis désolé pour ceux qui n’ont pas vu le film.
Un personnage secondaire important, c’est le prophète. C’est un psychotique SDF qui apparaît 3-4 fois tout au long du film, ponctuellement. Au tout début, on le voit squatter la voiture de la mère de Chris, la maman décédée, la voiture que Chris a héritée. Ils squattent la voiture et ça met Chris en rage. Quand Odell menace d’une arme Chris, le prophète prend discrètement l’enfant et le met à l’eau tel Moïse, proférant des paroles délirantes à son égard. “C’est l’enfant béni, on attendait cet enfant, il ne connaît pas la mort, laisse-le partir”. Chris plonge pour le sauver et rétorque au prophète, “Sé timoun an mwen, timal! Pa ta la vierge!” / “C’est mon fils, mec! c’est pas à la vierge”.
Chris s’approprie son rôle de père, on voit qu’il prend son rôle de père, mais il n’est pas encore père, comme on dit. À la fin du film, le prophète révèle la vérité à Chris, (c’est d’ailleurs le rôle d’un prophète!) La mère de l’enfant c’est Lucie, une “crackée” qu’on voit quelques secondes au tout début du film, qui est prête à vendre son corps pour sa drogue. En apprenant cela, Chris va la retrouver dans un squat occupé par des toxicomanes qui déambulent comme des morts vivants. Chris dépose le sac au pied de Lucie et celle-ci s’adresse au bébé. “Manman désolé, pitit bébé an mwen”, dit-elle en pleurant, sa pipe de crack dans la main qu’elle ne lâchera pas un instant pour prendre son bébé dans les bras. “An pé pa!”, “Je peux pas, je suis désolée”, répète-t-elle. Comprenant l’impossibilité de cette femme à être mère de cet enfant, Chris repousse sa main et sort le bébé du sac et le porte vraiment pour la première fois. Il porte le bébé dans ses bras, laissant le sac derrière lui. Puis il s’arrête et se retourne.
“C’est quoi son nom ?”
“ Zion, comme le paradis sur terre”, répond Lucie.
Chris s’en va avec le petit dans les bras, laissant le cabas au pied de Lucie. La gangue est tombée et Chris laisse tomber les gangs et leur guerre.
La dernière image est celle d’un homme portant son fils qui est un peu redressé, ce n’est plus le bébé allongé, c’est un petit redressé, marchant d’un pas sûr, malgré les flammes et la guérilla urbaine avec les CRS qu’on voit en arrière-plan. Comme s’ils laissaient derrière eux ces combats.
Lucie est dans l’incapacité de renoncer à la jouissance pour accueillir cet enfant et s’occuper de lui. Peut-être est-ce parce qu’elle dit « je ne peux pas » que Chris répond par un acte : “Moi, je peux, je peux renoncer à la jouissance”. Même s’il n’est pas le géniteur, il répond présent, à la place de père à laquelle il a été nommé par cette femme.
On retrouve ce que disait Lacan dans la dernière leçon de son séminaire “D’un discours qui ne serait pas du semblant”, le 19 juin 1971 :
“Ce qui est nommé Père, le Nom-du-Père, si c’est un nom qui a une efficace, c’est précisément parce que quelqu’un se lève pour répondre.”
On retrouve le double mouvement nécessaire à la nomination : être nommé et accepter la nomination. Lucie nomme Chris à la place du père, avec le carton laissé dans le sac, “Timon aw”, “c’est ton enfant”, et Chris accepte cette nomination à la toute fin du film.
Finalement, ce film relate le passage du “père qu’on nomme” au “père qui nomme” (le Père Du nom – Séminaire RSI et Sinthome).
Ce qui est intéressant, c’est que Chris ne nomme pas l’enfant, mais demande son nom à la mère. On peut se poser la question… Est-ce que le nom du fils fait Nom du Père ? Parce qu’au fond, ce film montre le cheminement de Chris dans sa propre filiation, grâce à la survenue de ce petit. Comment Chris redevient fils pour devenir à son tour père, et s’inscrit donc dans la filiation de ce petit. D’une certaine manière, ici, c’est le fils qui fait le père.
Cela m’a renvoyé au travail de Jean-Daniel Causse, dans Lacan et le Christianisme, que nous avons étudié à l’ALI-Antilles, il y a 3 ou 4 ans. Notamment sur la trinité. Donc le dieu Trine, 3 et 1, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Causse reprend les réflexions de Lacan à partir de Saint-Augustin et de son ouvrage De Trinitate.
Je cite :
“Le père n’est appelé Père que parce qu’il a un fils, le fils est appelé Fils que parce qu’il a un père. Ni l’un ni l’autre ne se réfèrent à soi-même, mais l’un à l’autre et ces qualifications sont corrélatives.”
Causse poursuit :
“le De Trinitate est en effet un traité sur la symbolisation du père à l’envers du Père de la Horde qui, dans le mythe freudien, était cause de lui-même, premier maillon de la chaîne, précédé par rien, un père qui n’avait pas été fils. Le Père de la Trinité n’est pas lui-même Fils – ce qui en fait un principe -, mais il n’est Père que dès lors qu’il y a du Fils et d’une certaine manière, c’est le Fils qui le fait apparaître comme Père .”
Ce timoun fait de Chris un père, et peut-être un homme, et Chris fait de ce timoun un fils, et peut-être bien, plus tard, un homme. Pourrait-on dire alors le fils comme agent du père?
Revenons à Causse. Le Père comme le Fils ne sont pas cause d’eux-mêmes, ils émergent en même temps, mais à la condition d’un troisième terme. La Trinité fonctionne comme le nœud borroméen, le 2 ne procède que du 3. Comme vous le savez, il y a un quatrième rond, dont on parlera tout à l’heure. Ce troisième terme, celui de la trinité ou du nœud borroméen pour Zion et son père, c’est le Saint-Esprit.
Dans le film, il y a le prophète, il y a aussi une référence à une croyance sur les iguanes qui ouvriraient le troisième œil, mais surtout, je crois que le Saint-Esprit prend dans ce film la figure de la Vierge-Marie. Je vous rappelle qu’au moment où Chris tombe par hasard sur son père, une statuette de la Vierge tombe dans le cabas du Timoun. Il faut donc la fécondation du Saint-Esprit pour que le nouage père et fils puisse se faire.
Alors, Causse reprend les diverses élaborations de Lacan sur le Saint-Esprit, je ne vais pas tout reprendre ici, mais retenons ceci, je cite,
« Le signifiant esprit n’est pas ce qui fait rapport entre deux, il est plutôt le non-rapport du rapport, c’est-à-dire tout à la fois le lien et l’écart entre le père et le fils. »
Je l’entends un peu comme le poinçon des formules telles que celles du fantasme, S barré poinçon petit a, $◇a. Mais ça m’évoque aussi l’objet transitionnel de Winnicott, la première possession non-moi. Je cite Winnicott dans Jeu et Réalité, c’est une citation un peu longue, je vais prendre juste la fin… je vais reprendre tout quand même, il vaut mieux être plus précis :
“De tout individu ayant atteint le stade où il constitue une unité, avec une membrane délimitant un dehors et un dedans, on peut dire qu’il a une réalité intérieure, un monde intérieur, riche ou pauvre, où règne la paix ou la guerre. Ceci peut nous aider, mais est-ce là bien tout? Si cette double définition est nécessaire, il me paraît indispensable d’y ajouter un troisième élément: dans la vie de tout être humain, il existe une troisième partie que nous ne pouvons ignorer, c’est l’aire intermédiaire d’expérience à laquelle contribuent simultanément la réalité intérieure et la vie extérieure. Cette aire n’est pas contestée, car on ne lui demande rien d’autre sinon d’exister en tant que lieu de repos pour l’individu engagé dans cette tâche humaine interminable qui consiste à maintenir, à la fois séparées et reliées l’une à l’autre, réalité intérieure et réalité extérieure.”
Lacan rajoutera un quatrième rond, celui du Nom-du-Père, qui a fonction de nomination. Cela se joue dans les toutes dernières paroles du film où Chris demande à Lucie le nom de l’enfant. Il me semble qu’il “demande” son nom, comme on “demande la main” à une femme. Ce que je veux dire par là, c’est qu’en demandant le nom de l’enfant, Chris se fait père, comme un homme qui demande à une femme sa main se fait mari( époux) . Ce n’est pas Chris qui nomme au sens strict l’enfant, car la mère a déjà donné un prénom à l’enfant, mais Chris le prend en son compte.
Est-ce qu’on peut dire qu’il devient le “père-du-nom” ?
C’est un petit point de butée chez moi, le père-du-nom, on pourra en discuter, mais c’est un concept que je ne maîtrise pas très bien. Père et fils sortent tous deux de l’anonymat, le désir de Chris n’est plus anonyme, et le timoun devient Zion. Là je fais référence à La note sur l’enfant, où Lacan parle d’un désir non anonyme. Au final, ce film montre comment s’opère le nouage RSI pour cet enfant, et on voit comment ce timoun change progressivement de registre. Il débarque dans la vie de Chris comme un objet réel, face auquel Chris est totalement désarmé, ne sait que dire, que faire, qu’en penser. Chemin faisant, le timoun le renvoie à une image, i(a), à son image de lui, enfant, et Chris renoue avec son passé de fils. Et enfin, l’histoire se clôt sur la dimension symbolique et la nomination. Quand il demande le nom de l’enfant, cela vient parachever l’opération paternisante.
Les trois registres étaient finalement présents dès le début du film :
Le bébé, le réel. Le sac, l’imaginaire. Et le mot, désignant Chris comme père, le symbolique. Mais ces trois-là n’étaient pas noués.
Pour conclure, il me semble qu’aux Antilles, beaucoup d’hommes ne se laissent pas diviser par leur enfant, ne se laissent pas entamer, castrer. Ils ne répondent pas à la nomination par la mère, ou suspendent leur réponse, la réservent, dans une sorte de ni oui ni non. Et la réponse peut devenir finalement “non” quand ils perdent leur femme : comme cette patiente de 40 ans qui me rapporte que son père dit lors du divorce : “pas de femme, pas d’enfants”. Et il coupe les ponts avec tout le monde ; elle avait 10 ans, elle ne le reverra plus jamais, alors qu’ils sont en Guadeloupe (tous les deux).
Ces hommes ne font pas le choix de l’enfant mais de la jouissance. Et si certains pères se lèvent, c’est pour disparaître, c’est pour ne plus être père, mais retrouver les réjouissances du célibataire.
Voilà, cette question reste entière, mais je crois que j’avais besoin de ce préalable pour continuer de cheminer avec vous.
***
Discussion après l’intervention de Ch. Allanic
Victor LINA : Très bien. Merci Christophe. Merci Christophe, 20 minutes. Je n’ai pas démarré le chronomètre exactement, mais le compte est à peu près celui-là, 20 minutes d’intervention.
Donc, nous allons procéder de la façon suivante. Marika Bergès est discutante. Donc, je vais lui laisser la parole. Le reste de la salle pose des questions après l’intervention de Maria BRIAND-MONPLAISIR. Et donc, pour le moment, nous allons entendre Marika BERGÈS-BOUNES, en tant que discutante.
Marika BERGÈS-BOUNES : Merci. Merci d’avoir exposé ce film dont j’ai vu qu’en effet, il avait eu beaucoup de succès aux Antilles. Et c’est drôle, puisque comme vous le dites, c’est en effet, un endroit où les pères sont facilement des “pères courant d’air”.
Enfin, vous avez commencé comme ça et où finalement, ce film vient poser la question qu’est-ce qu’un père ? Alors, qu’est-ce qu’un père aux Antilles ou qu’est-ce qu’un père en général ? Et non, je n’ai pas vu le film, mais j’ai bien entendu ce que vous avez dit, c’est-à-dire comment petit à petit, à travers le film, le nouage borroméen se fait. Et comment finalement, cet homme dont j’ai oublié le nom, le futur père…
Ch. ALLANIC : Chris !
M. BERGÈS-BOUNES : d’accord…devient père. Alors, ce que je n’ai pas compris, c’est s’il était réellement le père ou s’il l’a adopté.
Finalement, j’ai pensé à l’adoption.
Ch. ALLANIC : Alors, non, ce n’est pas le père. J’ai raté, j’ai oublié un échange à la toute fin du film où il demande, mais pourquoi moi ? Et je n’arrive pas à me souvenir de la réponse. Mes collègues non plus que j’ai consultés ne se souviennent pas de la réponse. Mais en tout cas, ce n’est pas lui le géniteur. Ce n’est pas lui le géniteur. Et je ne sais plus pour quelles raisons, mais dans la tête de Lucie, il pouvait assumer ce rôle.
Nicolle ROTH : Parce qu’en fait, alors je l’ai vu trois fois, le film, je n’ai pas le souvenir que cette mère lui réponde vraiment. Elle répond autre chose.
Alors, je n’ai pas noté parce que forcément, dans le noir, c’est un peu compliqué, mais elle ne répond pas à ça. Je crois qu’elle ne lui répond pas à la question, mais en tout cas, beaucoup de gens sortent de là en se demandant si ce n’est pas le prophète le père, du coup.
Ch. ALLANIC : Ah bon ?
N. ROTH : Oui. Il y en a…
Omar GUERRERO :…C’est toujours le prophète…
N. ROTH : En fait, il n’a jamais eu, il le dit : “ je n’ai jamais eu de rapport”. C’est lui qui donne la réponse :… “Je n’ai jamais eu de rapport, je ne t’ai jamais touché”. Il le dit : “ je ne t’ai jamais touché”. Donc voilà, ce n’est pas lui le père.
Maria BRIAND-MONPLAISIR : Mais dans le film, il me semble rappeler qu’à la question…
V. LINA : on ne va peut-être pas discuter, mais donner la parole à Marika Bergès.
M. BERGÈS-BOUNES : Non, non, mais moi, je veux bien que vous discutiez parce que je n’ai pas vu le film du tout. Alors, évidemment…
V. LINA : c’est-à-dire si on reste sur le… parce que soit on lance la discussion à tout le monde ou bien…
Ch. ALLANIC : Peut-être que Maria a une précision quand même sur cette question.
M. BRIAND-MONPLAISIR : je disais que dans le film, à la question « pourquoi moi », c’ est clair, il n’y a pas de réponse. Christophe, tu as parlé du moment où il se demande pourquoi moi, pourquoi est-ce lui qui est désigné comme père.Il n’y a aucune réponse qui est apportée. Il a été désigné par la mère. Je pense que c’est ce qu’il faut entendre.
M. BERGÈS-BOUNES : Alors évidemment, c’est la question.
Est-ce qu’il suffit d’avoir été désigné par la mère pour accepter d’être un père ? Parce que finalement, ce que j’ai compris, c’est que tout le film, petit à petit, le rend père alors qu’au début, il ne savait pas très bien quoi faire de ce paquet. Vous avez dit paquet d’ailleurs.
Je ne sais plus comment vous l’avez appelé ?
Ch. ALLANIC : Oui, paquet aussi.
M. BERGÈS-BOUNES : Donc, c’est intéressant de voir comment, petit à petit, il va endosser ce rôle de père, pour un enfant qui n’a pas encore dit papa, aussi.
Parce qu’au fond, c’est le jour où son enfant dit, où son premier enfant, dit papa, qu’un homme se sent père. Et pareil pour la mère, évidemment, maman. Autrement dit, c’est l’enfant qui nomme le père aussi et qui nomme la mère.
Or là, cet enfant n’a pas encore pris la parole, si je puis dire. Mais au fond, cet homme accepte d’endosser cette paternité et jusqu’au bout, puisque ce n’est pas très facile pour lui. Enfin, il se débat dans des choses un peu compliquées avec la drogue, etc.
Donc, ce n’est pas une paternité facile et cependant, il accepte de l’endosser et de prendre ce rôle de père sans mère. C’est ça qui est intéressant aussi, c’est qu’il n’y a pas de mère et la seule qui pourrait être une mère, dit qu’elle n’en veut pas de ce rôle. Alors, je me suis demandé pourquoi c’est un film qui avait eu un tel succès aux Antilles, quand même, où la question du père est posée régulièrement.
Qu’est-ce que c’est venu toucher chez ces pères qui se posent des questions ? Parce que moi, j’ai l’habitude de dire que les symptômes de l’enfant sont toujours une question que l’enfant vient poser à ses parents. Quel que soit le symptôme, l’enfant vient poser la question à son père, qu’est-ce qu’un père ? Et à sa mère, qu’est-ce qu’une mère ? C’est toujours ça. Le symptôme de l’enfant, à mon avis, quel qu’il soit, c’est toujours cette question posée.
Sauf que là, cet enfant n’a pas encore pris la parole. Il la posera, évidemment. Dès qu’il pourra parler, c’est clair qu’il va la poser lui aussi.
N. ROTH : Alors, je crois que l’enfant dans le film, c’est Chris aussi. Et Chris pose cette question indirectement à son propre père. À un moment donné, il est sur le balcon.
V. LINA : C’est-à-dire qu’on n’a pas encore ouvert la discussion, on n’a pas encore ouvert le débat.
N. ROTH : C’était par rapport à ce que dit Marika. Elle pose une question, donc j’apporte des éléments, puisqu’elle n’a pas vu le film et qu’elle ne connaît pas les Antilles.
V. LINA : C’est quand même important de rester sur ce principe.
M. BERGÈS-BOUNES : Oui, mais en effet, j’ai entendu ça, c’est-à-dire que Chris se retrouve en position d’enfant et va retrouver son père aussi, au cours du film. Donc, en effet, c’est aussi son propre voyage qu’il vient faire vis-à-vis de son père pour accepter cet enfant nouveau-né.
Vous avez raison de dire qu’en effet, il va refaire ce voyage et il va lui-même retrouver son père qui l’avait lâché. Donc, en effet, il se retrouve dans la position d’un homme qui pourrait lâcher un enfant, son enfant, comme il l’a été par son père. Et au contraire, il prend la position inverse.
Petit à petit, en effet, par ce nouage et par tout ce qui lui arrive, il va se retrouver en train d’accepter la position que son père n’avait pas pu accepter, lui. Ce qui n’est pas très fréquent quand même, puisque habituellement, on reproduit plutôt ce qu’on a vécu. Et là, finalement, il prend le contre-pied de cet homme, de son père à lui, de ce grand-père au bout du compte.
Bon, mais encore une fois, je n’ai pas vu le film, donc c’est un peu compliqué pour moi d’en parler. Mais je vais vous répondre aussi avec un autre film qui, moi, m’a beaucoup intéressée. Et j’ai pensé à cette réunion d’aujourd’hui, quand j’ai vu ce film.
C’est le film des frères Dardenne (Luc et Jean-Pierre Dardenne), qui est un film qui vient de sortir, qui s’appelle “Jeunes mères”. Et ce film se passe en Belgique, dans une maison, je ne sais pas comment ils appellent, une maison maternelle, je crois, où il y a des jeunes mères, qui sont des jeunes adolescentes, qui se retrouvent enceintes et qui accouchent d’un enfant sans père, la plupart du temps. Il n’y en a qu’une qui se trouve avec un compagnon, qui accepte finalement cet enfant.
Bon, bref, ce n’est pas de ça que je veux parler. Ce que je veux dire, c’est que dans ce film, ce qui m’a beaucoup frappée, c’est que ces jeunes femmes, elles sont cinq, ces jeunes femmes, elles vont toutes retrouver leur mère. Soit elles la connaissent, soit elles ne la connaissent pas, parce que ce sont des filles qui ont été abandonnées, la plupart du temps.
Et elles vont toutes retrouver leur mère pour lui poser quelle question ? Pourquoi tu m’as abandonné ? Aucune, aucune de ces filles ne vient demander à sa mère qui est mon père, qui est mon géniteur. Et ça, j’ai trouvé que c’était quand même fort de café. C’est-à-dire que la question de ces filles, c’est pourquoi tu m’as abandonné et pas du tout avec qui tu m’as fait et qui est mon père ?
Donc là, le père est complètement gommé. Il n’y en a pas. Et donc, j’ai beaucoup pensé à ce que Jean-Pierre Lebrun nous dit en ce moment, quand il dit qu’on arrive de plus en plus – je ne sais pas si c’est vrai, mais enfin, c’est ce que dit Lebrun – qu’on arrive dans des sociétés qui sont de plus en plus matrilinéaires ou matrifocales. Ce que Melman avait annoncé, d’ailleurs, dans “La mère comme agent du père”.
Et Lebrun dit beaucoup, c’est pour ça que j’ai beaucoup pensé à lui devant ce film “Jeunes mères” qui, en plus, est belge. Et Lebrun dit qu’on est de plus en plus dans une société incestuelle, qui serait incestuelle. Je mets tout ça au conditionnel. Or, ce film vient justement démontrer le contraire. C’est-à-dire que c’est un film qui vient brandir l’étendard du père, de la paternité. Et où la mère, au contraire, est complètement… enfin, elle n’est pas complètement effacée. Mais en tout cas, elle ne peut pas prendre ses responsabilités et elle ne peut pas prendre une position de mère. Voilà, ça m’a paru intéressant de… peut-être, de parler des deux. Enfin, il n’y a pas que moi qui vais parler, j’espère, parce que vous avez des idées aussi.
Ch. ALLANIC : C’est un film qui m’a paru très “patrifocalisé”. Les femmes sont assez absentes. Il y a la voisine qui donne quand même pas mal de coups de main, mais pas affectueusement. Il y a la belle-mère, quand même, qui accueille l’enfant, qui est maternelle avec lui. Mais c’est la seule femme, vraiment, qui est maternante avec ce Timoun-là.
Il y a beaucoup d’hommes : Chris, les caïds, le père. C’est un film très masculin.
N. ROTH : Alors, je me permets juste… Par rapport au succès qu’il a eu, je pense que parce qu’il représente beaucoup de questions. Il y a certes la question du père, où on va revenir, mais il n’y a pas que ça. Il y a toutes les problématiques que nous retrouvons aux Antilles, à propos de l’eau, tout ce qu’il y a.
X : À propos de ?
N. ROTH : De l’eau, par exemple. Les coupures d’eau. Il ne peut pas prendre sa douche parce qu’il n’y a pas d’eau, en fait. Et ça, c’est des choses qui arrivent, vraiment.
Donc, je pense que ça a beaucoup parlé aux gens, parce qu’il y avait quelque chose qui nous touchait. Stéphanie Mulot, c’est une sociologue de la Guadeloupe, qui explique qu’ elle travaille beaucoup sur la matrifocalité, mais elle explique que les familles ne sont pas que matrifocales. Effectivement, il y a des familles matrifocales, mais il n’y a pas que ça, effectivement.
Et c’est pour ça qu’un jour, je me souviens avoir entendu quelqu’un dire : les Antilles sont matriarcales. Et j’ai dit non, on ressent quand même ce patriarcat. Les matrifocales se ressentent. Il y a une matrilinéarité qui existe, c’est sûr. Il y a cette mère “potomitan” (en créole, le poteau du milieu qui tient la maison), mais il n’y a pas que ça. Le second symptôme de l’enfant vient toujours se poser.
C’est là-dessus. Je répondais aux deux questions, si je me permets.
V. LINA : Nous aurons une discussion tout à l’heure pour tout le monde. Maria BRIAND-MONPLAISIR, tu vas présenter ce…Tu as la parole pour nous parler pendant une vingtaine de minutes.