Le transitivisme, le forçage symbolique, l’acte, l’acte psychanalytique
29 août 2025

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Sandrine CALMETTES
Séminaire d'été

J’aimerais interroger ce que nous pratiquons dans notre travail avec les enfants et les adolescents avec ce que l’on appelle « le crédit anticipateur ». Cela fait partie courante de ma pratique. Il en va de mon éthique et aussi bien sûr du désir de l’analyste, si ce n’est d’une mise en acte du désir de l’analyste… Du désir de l’analyste d’enfant ou d’adolescent, certes, mais parfois le crédit anticipateur se joue aussi bien plus largement, sans critère d’âge !

 

Tout comme le transitivisme, tel que Jean Bergès en parle, le crédit anticipateur constitue un « coup de force symbolique ». À ce titre, il prend sa dimension d’acte par un dire, un dire « coup de force » qui ne serait donc pas sans violence. Cette violence symbolique rappelle ce que l’on connaît avec la « frappe » du symbolique et avec la question de l’aliénation. Une dimension d’acte, mais de quel genre d’acte, et qui le pose, qui l’impose ? Ce que nous avons travaillé pendant ces journées et cette table ronde me permettront d’accéder à de meilleurs repères sur ces questions.

 

Si le transitivisme normal entre une mère et son enfant se joue au présent, le crédit anticipateur se joue, lui, en direction du futur. Dans le transitivisme maternel (je reprends les propos de Jean Bergès, Le corps dans la neurologie et dans la psychanalyse (1), p. 134 1ère édition), la mère fait l’hypothèse que l’enfant comprend ce qu’elle lui dit et en connaît quelque chose du froid, de la douleur, etc. Ce faisant, elle ne lui demande pas son avis et, en transitivant, elle force l’enfant à s’identifier ce qu’elle lui dit de ce qu’elle éprouve, elle, dans son corps.

 

Le crédit anticipateur s’inscrit autrement dans le temps, pour un à-venir. Ce crédit fait par exemple l’hypothèse d’un sujet, l’hypothèse du sujet, pour le tout petit mais aussi pour des enfants plus âgés en grandes difficultés. Ce crédit peut aussi témoigner par un dire à un enfant qu’il a les ressources pour arriver à faire, « bientôt » ?, « demain » ?, quelque chose pour lequel il est actuellement en échec. Et c’est bien davantage qu’un encouragement. Mine de rien, c’est un coup de force, un forçage. Il est du même ordre (mot pris dans toute sa polysémie) que celui qui survient au stade du miroir, ou quand la mère (ou son substitut) entend, comprend davantage que ce que dit l’enfant et qu’elle lui renvoie un « supplément ». L’enfant dit « to » et la mère lui répond « Ah tu veux un gâteau ?». Elle le force ainsi à entrer dans les lois de la parole et du langage. On est loin de la mère suffisamment bonne de Winnicott ; c’est la « mère de contrainte » telle que la décrit Jean Bergès : « Ce n’est pas une « mère suffisamment bonne », ce n’est pas une mère du holding, c’est une mère qui force son enfant, c’est une mère de contrainte » dit-il (1) p. 135.

 

L’étymologie du mot crédit vient du latin credere, croire. Mais attention, ce crédit est une croyance qui en veut pour son argent, qui en veut pour sa mise. Le crédit anticipateur se fait avec les mêmes conditions que dans une banque : on ne vous fera crédit que si l’on vous sait capable d’honorer et de payer votre dette à son échéance ! Ce qui veut dire que ce crédit anticipateur ne peut pas être une parole en l’air, une « bonne parole », une parole consolatrice pour faire plaisir à l’autre et le rassurer narcissiquement. Cette parole engage celui qui l’énonce et celui à qui cette parole s’adresse en est partie liée par une dette aliénante. Cette aliénation n’existera cependant qu’à la condition que l’autre, le destinataire,  puisse s’y reconnaitre et qu’il y souscrive, j’y reviendrai. Quoiqu’il en soit, c’est un dire, et non pas une recette protocolisée.

Par ce dire, vous faites confiance à l’enfant, étymologiquement c’est se fier à lui. Et j’ai lu aussi une définition pas inintéressante sur Wikipédia : « La confiance est un état psychologique se caractérisant par l’intention d’accepter la vulnérabilité (je souligne) sur la base de croyances optimistes sur les intentions (ou le comportement) d’autrui ».

Il y a tous les liens sémantiques qui existent entre crédit, confiance, espoir, foi et croyance, et qui en passent aussi par un acte. Pierre Marchal évoque les trois vertus théologales (la foi, la charité et l’espérance) comme étant toutes trois passibles d’un acte.

 

 Le crédit anticipateur, un propos « approprié » :

« L’acte (tout court) a lieu d’un dire, et dont il change le sujet. Ce n’est acte, de marcher qu’à ce que ça ne dise pas seulement « ça marche », ou même « marchons », mais que ça fasse que « j’y arrive » se vérifie en lui », J. Lacan, L’acte (Annuaire 1968-1969 de l’École pratique des hautes études) p. 297.

J’y entends ce passage du virtuel des possibilités « en puissance » à une concrétisation de ces possibilités par un acte au travers duquel « j’y arrive ». L’acte introduit une différence majeure avec ce qui se joue lors du stade du miroir. Cet acte ne se situe pas dans un registre d’impossible, cet impossible de notre unification quand bien même l’image unifiée renvoyée par le miroir avait pu nous la faire espérer.

 

Pour que cet acte (si c’en est un)  du crédit anticipateur se solde par un « j’y arrive », il faut pouvoir cerner de manière « appropriée » la marge de progrès de l’enfant ou de l’adolescent pour qu’il puisse « s’approprier » cet écart : ni trop – ce qui lui serait impossible à réaliser et le découragerait possiblement définitivement -, ni trop peu – ce qui le renverrait à ses maigres possibilités. Il faut qu’il puisse se reconnaître dans ce dire qui lui est adressé, comme il s’est reconnu, ou parfois pas encore, dans l’image qui lui était réfléchie par le miroir.

 

Cette reconnaissance serait-elle son acte ?

L’analogie avec Ulysse est tentante, bien qu’elle se fasse en direction du passé. Ulysse se reconnait dans le miroir de l’évocation de ses exploits à Troie par l’aède Démodocos dans l’île des Phéaciens. Ulysse s’y reconnaît en liant l’écart entre ce qu’il est au présent et ce qu’il a été au passé. Ce faisant, il s’historicise. Il prend alors la parole et se nomme « Je suis Ulysse, fils de Laerte ». C’est une parole de sujet, la parole d’un sujet qui sort de l’anonymat (avec l’ambiguïté Ulysse = personne) pour se nommer dans sa filiation ; voilà un dire qui fait acte. C’est un dire de sujet qui soutient l’écart, la disjonction entre l’image renvoyée par un miroir et la perception de soi-même.

 

Cette disjonction est provocatrice d’une temporalité future, et non plus passée, quand ce même type d’écart se joue dans le stade du miroir comme dans le crédit anticipateur.

Au stade du miroir, l’assomption jubilatoire du « Je » en passe par la reconnaissance, l’acceptation, l’appropriation (trois termes qui, ici, paraissent équivalents) de cet écart, « au regard » de cette image venue d’un extérieur à soi, une image unifiée au titre d’un possible futur. Cette appropriation en passe par la nomination d’un Autre, « Oh oui, regarde, c’est toi Paul ».  Cette nomination « appropriante », le plus souvent maternelle, a lieu dans une totale méconnaissance de ce qui se joue, là, d’une image non seulement virtuelle mais absolument aliénante.

 

Le crédit anticipateur rejoue cette scène ; il fait l’hypothèse des possibilités présentes « en puissance » chez l’enfant ou l’adolescent. Il y faut ajouter le pas suivant pour une véritable appropriation par le sujet: « L’énergie propre d’un sujet c’est le passage de la puissance à l’acte » nous rappelait d’emblée J.-P. Beaumont en citant la leçon 16 de La logique du fantasme. Cette appropriation est aliénation. Certains la refusent, et c’est au prix fort, pour continuer dans une logique économique.

 

Le sujet « supposé savoir » ?

À quelle place sommes-nous dans ce crédit anticipateur ? Une place de sujet supposé savoir ? Ou, ce savoir portant sur l’avenir, est-ce une place de devin ?

Le crédit anticipateur, en tant qu’hypothèse, n’est ni une affirmation, ni une négation. En tant qu’hypothèse, nous nous situons dans le symbolique.

Du côté du forçage symbolique, le crédit anticipateur serait-il plutôt une assertion de certitude anticipée, mais faite pour le compte et au lieu de l’autre ? Dans les trois temps logique, la vérité surgit dans l’acte et le sujet s’y constitue dans son engagement.

 

Je ne développerai pas la place majeure du crédit anticipateur dans l’accompagnement thérapeutique des enfants et des adolescents, et tout autant dans l’accompagnement de leurs parents. Les parents ont de grandes difficultés à soutenir les petits progrès de leur enfant, à être dans un entre-deux : ni espérer la guérison à brève échéance, ni renoncer à envisager un quelconque progrès par crainte d’être déçu.

 

Chez qui se situe l’acte ? Le psychanalyste ou l’enfant ou les deux ?

Qu’est ce qui fait acte ? S’approprier un dire, est-ce un acte ?

Peut-on dire que le crédit anticipateur peut ouvrir pour l’enfant une dimension d’acte, celle de son acte, au travers duquel il se subjectivera dans un après coup ?

 

Conclusion : Avoir accès à une expérience de l’ordre du miroir par le crédit anticipateur.

Le stade du miroir suppose-t-il un acte de la part du jeune enfant ? Qu’il se reconnaisse dans le miroir, qu’il s’y reconnaisse, est-ce un acte ? Alors, qu’il se reconnaisse dans le dire de l’Autre porteur du crédit anticipateur serait du même ordre.

 

Le psychanalyste fait-il acte, en tant que lieu ? Et lieu de miroir ? J.-P. Hiltenbrand (dictionnaire de psychanalyse ; symbolique): « Le psychanalyste trouve son efficacité pour autant qu’il assure cette fonction symbolique Autre, non comme personne mais comme lieu, soumis à l’équivoque du signifiant et non à la signification positive du langage (théorie de la communication). La loi du signifiant est d’abord une loi de l’équivoque qui se traduit par le fait que la parole puisse être menteuse, donc symbolique ».

 

Le stade du miroir ouvre à « l’assomption jubilatoire du « Je » est-il dit, il ouvre au registre du virtuel dans sa définition philosophique, avec une expérience d’un écart de soi à soi. Un écart entre le « soi » au présent par rapport au « soi » futur. C’est le pari très ambitieux du forçage symbolique et du crédit anticipateur : créer cet écart et faire advenir l’enfant comme sujet de sa propre existence et dans une temporalité orientée vers l’avenir et, particulièrement, vers son désir.

 

« La formule de l’acte, c’est de susciter un nouveau désir » et, comme le dit Erik Porge (2, p. 35): « Le désir de l’analyste a une structure d’acte, il ne s’analyse pas (…) La clinique de l’acte analytique est la clinique de l’analyste produite par l’analysant, dans l’après-coup ».

 

 


  1. Jean Bergès, Le corps dans la neurologie et la psychanalyse, coll. Psychanalyse et clinique, Érès, 2005
  2. Erik Porge, Clinique de l’acte psychanalytique, La clinique lacanienne 23, Passer à l’acte, Érès, 2013