Le désir de l’analyste et ses désinences
29 août 2025

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Felipe DIAZ
Séminaire d'été

 

            Au fil du séminaire sur L’acte psychanalytique, les remarques concernant explicitement le désir de l’analyste ne sont pas nombreuses. Toutefois, Lacan ne manque pas d’y faire une référence lors d’une conférence, le 19 juin 1968. Il mentionne que, si son séminaire ne s’était pas vu interrompu, il aurait abordé comment le désir du psychanalyste entre en jeu dans la réalisation de son acte.

 

Je voudrais en retenir une remarque que je pourrai ériger en fil rouge de cette petite allocution. En parlant du désir du psychanalyste, Lacan dit qu’il est impossible de « le tirer d’ailleurs que du fantasme de l’analyste ». Il ajoute : « c’est du fantasme du psychanalyste, à savoir de ce qu’il y a de plus opaque, de plus fermé, de plus autiste dans sa parole que vient le choc d’où se dégèle chez l’analysant la parole, et où vient avec insistance se multiplier cette fonction de répétition où nous pouvons lui permettre de saisir ce savoir dont il est le jouet »[1]. Cette assertion me paraît très intéressante. Il s’agirait d’une fonction qui dégèle la parole de l’analysant et qui permet de saisir le savoir dont il est objet.

 

A ce sujet, j’ai trouvé une autre piste dans le séminaire que nous mettrons à l’étude l’année prochaine. Dans la leçon du 8 mars 1961, Lacan évoque à nouveau la métaphore du bridge, qu’il avait évoqué dans La direction de la cure, pour rendre compte de la position de l’analyste. « Le paradoxe de la partie de bridge analytique, c’est cette abnégation qui fait que, contrairement à ce qui se passe dans une partie de bridge normale, l’analyste doit aider le sujet à trouver ce qu’il y a dans le jeu de son partenaire. (…) Et c’est pour cela qu’il est dit que le i (a) de l’analyste doit se comporter comme un mort. Cela veut dire que l’analyste doit toujours savoir ce qu’il y a là dans la donne. »[2]. A savoir que la donne dans le bridge est l’ensemble de cartes qui sont joués lors d’une manche. La position de l’analyste tâche d’aider l’analysant, via l’interprétation, en faisant résonner les signifiants qui le commandent, les cartes qui organisent son jeu.

 

            Or, par quel procédé pouvons-nous faire opérer la fonction du désir de l’analyste au cœur de la cure et de son aboutissement ? Nous pourrions être tentés de répondre, un peu rapidement : « Le procédé est la règle fondamentale de la psychanalyse, l’association libre… voyons ! ». Certes, grâce à la mise en place de la libre association le désir de l’analyste peut opérer et soulever un savoir à partir du « dit » de l’analysant – un savoir qui coule dans la rainure du vrai, comme le dit Lacan dans Les non-dupes errent. Mais – et c’est là mon point – l’association libre ne peut se mettre en place de la même façon dans toutes les situations cliniques. Ce n’est pas pareil pour un enfant, un adolescent ou un adulte. De même, la chose ne saurait être identique en institution ou au cabinet. Le désir de l’analyste est-il pour autant moins opérant en dehors du cabinet ? Rien n’est moins sûr.

 

            C’est pour cela que je me demande si nous ne pourrions pas parler de « désinences » du désir de l’analyste. A la manière des déclinaisons et des conjugaisons, le désir du psychanalyste serait un radical fixe auquel s’ajouterait un suffixe désignant le mode grammatical du mot originel. Cet effet de dégel semblerait être au cœur de l’opération produite par le désir de l’analyste d’après le propos de Lacan. Cette fonction, peut-elle se décliner de façons différentes ? Voilà la question que je voudrais partager aujourd’hui avec vous, à propos de la mise en acte du désir de l’analyste. Il me semble que nous pourrions parler de désinences de cette fonction si et seulement si cette démarche de dégel reste au cœur de notre travail. Le dégel dont parle Lacan pourrait, me semble-t-il, être précisé ainsi : il s’agit de l’opération qui permet de faire entendre la coupure entre S1 et S2, faisant ainsi apparaître un effet de sujet permettant un mouvement de relance. Cette coupure radicale mobilise, non pas un savoir qui serait totalisable, mais un savoir qui est gravé, troué même, par « le signifiant du manque dans l’Autre », S(Ⱥ), tel que Lacan le souligne dans Subversion du sujet et dialectique du désir. « Ce signifiant – S(Ⱥ) – sera donc le signifiant pour quoi tous les autres signifiants représentent le sujet : c’est dire que faute de ce signifiant, tous les autres ne représenteraient rien. Puisque rien n’est représenté que pour »[3]. Les modalités selon lesquelles cette démarche prendra forme pourraient être alors désignées comme des « désinences ».

 

            Le travail de Jean Bergès est en ce sens d’une valeur inestimable pour repérer de quelle manière le désir de l’analyste est décliné dans la clinique de l’enfant, que ce soit en institution ou au cabinet. Je me permets d’évoquer certaines de ses remarques qui m’aident à envisager une déclinaison spécifique du désir de l’analyste dans la clinique des enfants. Dans son ouvrage Psychothérapie d’enfant, enfants en psychanalyse, Jean Bergès s’efforce à reconnaître la psychanalyse au regard des psychothérapies. Une première différence radicale est dès lors convoquée : la suggestion et la libre association.

 

Le psychothérapeute s’appuierait sur une idée de la maturation « normale » de l’enfant pour essayer de remédier et de rééduquer les aspects du développement psychique de l’enfant dont l’évolution se serait vue interrompue. Le diagnostic de « dysharmonie évolutive », très utilisée il y a quelques années encore, est redevable de cette conception clinique. De nos jours, ce sont les Troubles neurodéveloppementaux qui s’érigent en maître-mot du parcours de soin de l’enfant. L’étiologie neurologique ou génétique est ainsi brandie pour faire étalage des progrès scientifiques de la psychiatrie biologique. De nouvelles méthodes sont avancées, lesdites « recommandations de bonnes pratiques » de la Haute Autorité de Santé visant à optimiser le parcours de soins de l’enfant. Lorsque l’on examine ces méthodes, on s’aperçoit que leur outil principal n’est guère le transfert mais la suggestion.

 

L’analyste, en revanche, tenterait de mettre en route ce sujet situé dans la faille qui se produit entre deux signifiants. Pour ce faire, il dispose d’un seul moyen : l’association libre opérant sur fond de la disparité subjective radicale du transfert. C’est ainsi que se produit ce que Lacan nomme « un savoir sans sujet ». Or, comment favoriser cette association dans la clinique des enfants ? C’est là que Jean Bergès apporte quelques formulations remarquables. Une façon de faire émerger le sujet de l’énonciation passe par la ponctuation. Je cite. « Par exemple, cet enfant dont l’énoncé était le suivant et c’était sa plainte : « précédé de deux frères aînés, je ne serai jamais unique » disait-il. « Unique ? » intervient l’analyste après un silence. Voici l’énonciation : « Sauf si mes deux frères meurent ». D’où l’on voit l’émergence du sujet du désir, effet de la ponctuation »[4]. Lorsque l’analyste reprend le mot « unique » et ajoute un point d’interrogation, il laisse la place pour qu’un décalage se produise à l’égard de l’énoncé. Ce mouvement de l’analyste n’est pas le fruit du hasard. Il s’agit de l’hypothèse que l’analyste fait à l’égard de l’enfant : l’hypothèse d’un sujet. Il s’agit d’un mouvement d’anticipation où l’analyste fait un crédit à l’enfant et parie sur le fait qu’il pourra formuler une demande qui ne sera pas forcément celle des parents, mais la sienne. Une demande qui se soutiendrait donc d’un désir propre à l’enfant.

 

J’aime formuler cela en disant qu’il est nécessaire que l’enfant trouve un intérêt à venir parler à l’analyste, au-delà de la demande parentale. Cet intérêt se crée, me semble-t-il, lorsque l’enfant se rend compte que l’analyste est là pour écouter quelque chose qui ne peut être entendu ou tout simplement formulé ailleurs, surtout pas au sein du noyau familial. C’est ainsi que se produit un déplacement dans le rapport de l’enfant au savoir. L’analyse démarre par cette supposition de savoir à l’analyste. Toutefois, Bergès nous met rapidement en garde afin de ne pas trop y prendre goût. « L’essentiel c’est de prêter le savoir à l’analysant »[5]. Lorsque l’enfant saisit que le déploiement libre de la parole favorisé par le désir de l’analyste lui permet de formuler quelque chose d’inédit, c’est là qu’il va trouver une raison pour venir parler à ce monsieur ou à cette dame. Une demande qui ne serait pas identique à la demande parentale initiale. La clinique de l’enfant comporte la particularité de l’utilisation de jouets, de jeux, des dessins et d’autres médiations. Tout de même ces outils ne doivent pas saturer l’espace de l’enfant. Il s’agit plutôt de ruses pour engager la libre association chez l’enfant et la production de son propre savoir.

 

            Je vous partage une petite vignette clinique d’il y a quelques années. F, un garçon de 7 ans, vient me voir accompagné de sa mère à l’institution où je travaille. La mère a traversé un deuil difficile après le décès de son compagnon, le père de mon patient. Lorsqu’elle a réussi à se relever, tant bien que mal, de la sidération de la mort, elle a réalisé qu’un enfant était resté de cette union. L’un des motifs de consultation était que cet enfant n’adressait presque pas la parole à sa mère. Il ne présentait aucun trouble de langage, bien entendu. Ce garçon était donc une énigme totale pour sa mère qui se voyait parfois persécutée par sa présence. « Pourquoi il ne me répond pas ? Il veut me provoquer ? Je pense il veut me provoquer, je ne vois pas d’autre explication ». Les premières séances, F rencontre des difficultés à s’exprimer par la parole ou même par le jeu. Il papillonne d’un jeu à l’autre, et d’un coin à l’autre du bureau sans vraiment s’arrêter. Par ailleurs, il savait bien que j’étais là mais il ne tenait pas vraiment compte de ma présence. Jouer tout seul ou jouer avec moi lui était plus ou moins égal.

 

            Un jour, après quelques années de travail, j’ouvre la porte du bureau et F est dans la salle d’attente avec son grand-père maternel. Pressé, son grand-père, qui rarement m’adressait la parole autrement que pour dire « bonjour » et « au revoir », s’approche et me dit : « Monsieur, je voulais vous dire quelque chose. F est venu me voir et m’a demandé où allait l’argent des morts. Vous savez, ce n’est pas très simple de lui expliquer ce qu’est un notaire et tout ça et bon… je vous le laisse ! Ah ! Bonne chance ! ». Avec la précipitation de quelqu’un qui s’est senti sérieusement en danger, c’est le grand-père qui s’empresse de fermer la porte du bureau. Je regarde F et lui demande s’il a entendu ce que son grand-père venait de dire. Il me regarde tranquillement et me répond qu’il avait déjà compris et que l’argent de son père lui reviendrait quand il serait plus grand. J’acquiesce et lui demande : « Et sais-tu pourquoi il te reviendra à toi ? ». F hausse les épaules. C’est alors que, comme on peut le faire au mieux, j’essaie de parler des enjeux de la transmission. De ce qui passe d’une génération à une autre, comme la couronne des rois. De ce que Lacan évoque dans Le sinthome ainsi : « C’est que le phallus, ça se transmet de père en fils. Et que même ça comporte, ça comporte quelque chose qui annule le phallus du père avant que le fils ait le droit de le porter. C’est essentiellement de cette façon, qui est une transmission manifestement symbolique, que Freud se réfère, que Freud se réfère à cette idée de la castration »[6]. Je parle donc à F du Dauphin, titre nobiliaire attribué au fils aîné du roi de France, et je souligne alors que lorsque le Roi mourait, le Dauphin devenait Roi. Ce qui se produisit ensuite fut presque un trait d’esprit. F me regarde fixement et me dit : « Est-ce que tu as déjà touché un dauphin ? ». Je lui demande s’il lui est arrivé d’en toucher un. F répond : « Je me souviens de quand j’ai touché un dauphin. C’était avec mon père. Un jour, il m’avait emmené dans un parc d’attractions où il y avait un spectacle de dauphins, et j’ai pu en toucher un. ». Lors des séances suivantes, F reparla souvent de son père. Il m’apporta quelques polaroïds de lui et une carte postale qu’ils avaient acheté ce jour-là au parc d’attractions. Peu après, sa mère me dit que F allait mieux, que, s’il pouvait encore se montrer insolent, ce n’était rien d’extraordinaire pour un enfant de son âge et, surtout, que F lui parlait.

 

            Le signifiant « dauphin » que j’utilise pour parier que quelque chose de la transmission peut s’inscrire est repris par mon patient pour le mettre autrement au travail. Il devient le dauphin de son père. Le dauphin du parc d’attractions. C’est ainsi que la production d’un savoir inédit a eu des effets thérapeutiques pour cet enfant qui avait beaucoup de mal à se situer dans sa propre filiation.  C’est ainsi que je voudrais introduire cette question au sein de notre table ronde. Pouvons-nous parler de désinences du désir de l’analyste ? Face aux défis de la clinique contemporaine, devons-nous autres, analystes, trouver de nouvelles formes de décliner le désir de l’analyste afin que ceux qui viennent nous parler puissent s’engager dans un travail analytique ?


[1] J. Lacan. L’acte psychanalytique, Association Lacanienne Internationale, 2024, p.293-294

[2] J. Lacan, Le transfert dans sa disparité subjective, sa prétendue situation, ses excursions techniques, Association Lacanienne Internationale, 2002 p.196

[3] J. Lacan, Ecrits, 1966, p.819

[4] J. Bergès & G. Balbo, Psychothérapie d’enfant, enfants en psychanalyse, Erès, 2007, p.24

[5] J. Bergès, Op. cit., p.33

[6] J. Lacan, Le sinthome, Association Lacanienne Internationale, p.103