2 + 1 = 0, je ne « compte » plus
13 septembre 2025

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Michel HEINIS
Journées des cartels

Cartel : Échos de la préparation du séminaire du mardi L’Acte psychanalytique

 

Je vais évoquer un aspect du séminaire sur l’acte psychanalytique, sur lequel Lacan revient avec insistance.

Le proverbe que rappelle Lacan selon lequel « il n’y a jamais deux sans trois » m’a rappelé cette hypothèse que Fernand Oury fait, dans un livre où il présente la pédagogie institutionnelle, sur les difficultés d’apprentissage d’un enfant. Il cherche à les traduire par ce 2 + 1 = 0. C’est moi qui rajoute « je ne compte plus ». On pourrait aussi dire je ne sais plus (comment) compter.

Si ma mère n’est pas toute pour moi, je n’ai plus d’ex-sistence. Le sujet ne se compte plus, parce qu’il est vrai que comment le sujet se compterait-il s’il était une partie de sa mère. En réalité, le sujet se compte en se faisant fonction de manque, comme le note Lacan .

Se compter est appelé la voie moyenne en grammaire qui fait de l’énonciateur l’objet de ce qu’il énonce. Jacques Nassif dans le séminaire sur l’acte psychanalytique déduit de la démarche de Descartes de vidage de tout savoir pour atteindre l’être, qu’il fonde sur l’effacement de la distinction entre je et me, que cette démarche pourrait bien représenter la négation de tout acte. La voie moyenne indique, supporte donc bien la distinction que l’on doit faire entre le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation, où se profile le sujet de l’inconscient.

C’est l’hypothèse de l’instituteur, dont le 2 + 1 = 0 appelle pour ainsi dire le « jamais deux sans trois ». Il l’inclut d’une certaine façon.

Lacan ne lit pas ce proverbe comme une répétition ou une accumulation. Il pourrait se formuler en usant du pas sans comme « pas de deux sans trois », ou encore « pas de deux qui ne suppose trois ». Ce proverbe n’exprime alors non pas une répétition du genre si n alors n + 1, mais que pour faire deux il y en a nécessairement un troisième, lequel explique que le deux ne fait pas un, ne conduit pas à l’unité. Ça inscrit la différence entre l’un unifiant et l’un comptable. L’un comptable joue ainsi un rôle essentiel dans la capacité de compter au sens arithmétique.

L’idée d’union, d’unité, vient d’une représentation répandue, car perçue comme naturelle, d’une fusion originelle avec la mère. Lacan énonce cette idée comme si « il n’y aurait pas d’inconscient sans la mère ». On voit tout de suite que la mère serait ici en position d’origine plutôt que le langage. L’inconscient se constituerait dès lors dans une séparation d’avec la mère.

Lacan y oppose l’énoncé selon lequel « il n’y a pas de demande qui ne s’adresse à la mère », c’est à dire que l’inconscient naît d’une adresse, et est donc un fait de (l’inscription dans le) langage. Cette adresse va tant de l’enfant à la mère que de la mère à l’enfant. Jean Bergès l’avait illustré par le cas d’une étudiante qui tout en étudiant son cours donnait le biberon à son enfant… auquel il refusait de téter. C’est dans la marge entre la demande à la mère et le besoin que le désir trouve sa cause, sous la forme d’un reste qui est à perdre, pour autant que cela soit un geste d’amour. En répondant à son besoin tout en lui parlant, elle lui donne ce qu’elle n’a pas, de l’amour. C’en est une trace.

« La prétendue fusion mythique de l’enfant avec le corps maternel,
qu’est-ce qui, dans le ça parle, le suggère ou l’appelle, se demande Lacan . Il ajoute que « la réalité de la mère est rapportée, désignée, par la f() de l’objet partiel ». Réalité qui n’est justement pas le réel. Cet objet, ici le sein, est partiel certes, mais non comme partie d’un tout qu’il ferait avec la mère, puisque d’objet du besoin il introduit aussitôt à l’objet du désir.

D’où qu’il faille concevoir l’objet partiel comme plaqué sur la mère. C’est de cette façon qu’il renvoie, en tant que partie, à l’objet a, et en tant qu’il est à perdre. Cela fait dire à Lacan que « le tout est le fantôme de la partie ». On en a un exemple dans l’objet transitionnel, succédané de l’objet partiel qu’en général un enfant finit par abandonné.

« L’œdipe, dit-il, métaphorise le rapport de l’enfant à la mère sous la forme d’un tout . Cette métaphore identifie le tout avec les parties. Cette identification rappelle la métonymie de la partie pour le tout. C’est ainsi que l’on peut comprendre que « L’analyste est là pour faire entendre les effets métonymiques de cette présence métaphorique ».

« L’idée du tout survit dans le couple qui n’est pas plus un tout que l’enfant n’est une partie de la mère », note Lacan. Il y revient sans cesse car dans la clinique c’est un nœud. L’acte sexuel en serait le modèle. Des estampes érotiques japonaises illustrent qu’il y a quelque chose d’inaperçu dans l’illusion d’unité que semble favoriser l’acte sexuel. Dans un coin du tableau quelqu’un regarde le couple sexuel ou sexué. Ce regard représente la fonction qu’y a l’objet.

Cette idée fusionnelle de la mère avec son enfant, par ailleurs peu réaliste, est néanmoins couramment et comme sans y penser projetée dans le couple d’adultes. On pourrait dire que dans ce cas une demande s’adresse à une femme mise en position de mère. Et en réalité d’ailleurs une telle adresse paraît dirigée vers la femme identifiée avec la mère.

Entre tout (passion, fixation) et toutes (« pourquoi une seule ? », « qu’est-ce qui cause mon désir ? »), de jeunes adultes se questionnent. Oscillant entre tout et toutes, c’est la question de s’engager dans une relation de couple avec sa relation à l’amour qui est posée. Cela concerne aussi celle de travailler, dont le rapport à tout cela est peut-être moins visible mais aussi à l’œuvre.

 

Pour la journée des cartels du 13/9/2025
Michel Heinis

 


[1]Écrits, p. 807

[2]Ou réflexive, que plusieurs auteurs y assimilent, ce qui n’est peut-être pas le cas au point de vue de la logique.

[3]p. 192

[4]p. 97

[5]p. 204 et suivantes