Leçon XIV du 20 mars 1968 : « Le sujet comme effet »
20 mai 2025

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Norbert BON
Séminaire d'été

Préparation au séminaire d’été 2025 – Étude du séminaire, L’Acte psychanalytique

Mardi 20 Mai 2025

Présidente-Discutante : Sandrine Calmettes

Norbert Bon – Leçon XIV du 20 mars 1968 : « Le sujet comme effet »

 

 

« Tout homme est un animal, sauf à ce qu’il se n’homme ».

 

Cette « petite formule » que Lacan a écrite au tableau, « n’a pas, dit-il, la prétention d’être de la pensée ». Remarque surprenante (dénégation ?) après les considérations sur la négation des deux précédentes leçons. C’est bien, en effet cette capacité de se nommer, soit d’être parlant, qui vient nier chez l’homme son animalité, le dénaturer : l’homme n’est pas tout animal.

Ayant sans doute eu quelques retours sur l’effet de ses énoncés « à prétention pensatoire » autour de la formalisation logique de Frege, Lacan se prend à penser que ses élaborations pourraient n’avoir aucune suite et être livrées à ce qu’en médecine légale on nomme escouades de la mort. A savoir, ces petites bêtes chargées de consommer les restes d’un débris humain, à l’instar « d’un certain nombre d’activités universitaires autour de ces restes de pensée : les escouades de la mort » (p. 242)[1]. Lacan vise là ceux qui, après la publication des Écrits et sans en attendre l’effet « se mettent tout de suite à proliférer sur ce qu’on peut retenir de [ses] énoncés », en espérant qu’ils soient sans conséquence pour eux.

 

C’est qu’en effet son discours, même s’il est plus largement suivi, s’adresse à ceux qui y sont impliqués, à savoir les psychanalystes autour de la question : « en quoi l’acte psychanalytique peut opérer pour réaliser ce quelque chose que nous appellerons l’identification du psychanalyste » (p. 242). Entendre la qualification du psychanalyste. Il y a, bien sûr, des règles, des procédés, des modes d’accès, mais ça ne dit pas ce qu’est un psychanalyste. Mieux en préciser l’acte permettrait de faire un pas en ce sens. Y compris pour ce public plus large en passant par un griffonnage pédagogique sur le schéma du quadrangle où peut être figuré l’axe selon lequel s’opère l’effet de cet acte : l’éjection du petit a vers celui « qui a autorisé les conditions de l’acte à ce prix qu’il vient lui-même à supporter cette fonction de l’objet a », le psychanalyste. Acte qui aboutit du côté du psychanalysant à la réalisation de la castration : – φ. Avec un retour sur le point inaugural, celui de l’aliénation, dans un acte où il sait « en connaissance de cause pourquoi cet acte ne le réalisera jamais pleinement comme sujet » (p. 244).

 

L’acte psychanalytique ainsi spécifié porte quelques lumières sur l’acte en général, lequel n’arrive pas très souvent. C’est ce qu’apporte comme un défi la découverte psychanalytique : l’acte est un fait de signifiant par où se produit l’effet de sujet en tant qu’il est radicalement divisant. Rien n’explique pourtant, au terme d’une psychanalyse, « ce saut par quoi cet acte a permis la tâche réalisatrice, la tâche psychanalysante. » Et Lacan rappelle que toute pensée ordonnée se situe à partir d’un bivium, d’une bifurcation où soit elle rejette cet effet de sujet, c’est le cas, fût-il honnête, du cogito cartésien qui a libéré l’entrée de la science qui ne s’occupera plus du sujet sauf à la frontière de la logique où il vient à se faire sentir et pose quelques difficultés. Mais c’est à ce prix de n’avoir rien à dire sur le sujet de l’acte que la science doit son succès. Soit, c’est l’autre partie du bivium, la pensée touche à l’effet de sujet et participe de l’acte. Lacan en prend l’exemple de l’exploitation de l’homme par l’homme qui peut conduire à l’acte révolutionnaire et les difficultés qui s’ensuivent du côté de l’intelligentsia avec l’ordre communiste. Seulement tant que l’acte n’est pas mis en train à son terme, toute pensée qui dans le passé a fait école, le stoïcisme par exemple, reste « épinglée dans les herbiers universitaires », ça tourne court, et la nécrophagie peut commencer (p. 246).

 

Lacan en revient à l’acte psychanalytique qui opère en distribuant d’une part le sujet divisé qui a eu la levée mais pas complète, de ce qu’il y avait de masqué dans le symptôme qui l’a amené à l’analyse, d’autre part l’objet a, cause de la division du sujet, autour duquel a tourné toute l’expérience. Objet dont l’analyste s’est fait le support grâce à l’effet de transfert où l’analysant pris dans la demande qui instaure le désir « s’est trouvé déterminé par ces fonctions que l’analyse a épinglées comme étant celles de l’objet nourricier, du sein, de l’objet excrémentiel, du scybale, de la fonction du regard et de la voix… » (p.247). Fonctions distribuées sur celui qui s’en fait l’instrument, le pivot et à terme le déchet.

 

C’est ce que suggère l’analogie avec le héros tragique : comme Œdipe, Antigone, par exemple, « tout un chacun qui, dans l’acte, s’engage seul, est voué à cette destinée de n’être enfin que le déchet de sa propre entreprise » (p. 248). Fiction tragique à ne pas confondre avec ce qui est la seule acception fondée de la tragédie : la représentation de la chose. Analogie structurale amenée dès Freud avec l’œdipe et qui hante l’idéologie analytique dans une littérature qui ne fait que tourner en rond de façon stérile. Si l’œdipe est intégralement lié à la structure de toute notre expérience, on ne peut guère aller plus loin, raison pour laquelle Lacan a renoncé à faire le séminaire Les noms du père trouvant plus sûre la voie concernant l’effet de sujet et qui a affaire à la logique. L’acte psychanalytique a en effet rapport avec la logique, en ce qu’il situe le psychanalyste. En quoi ?

 

Lacan rappelle que si c’est au terme de l’expérience de la division du sujet que le psychanalyste peut s’instaurer, la formule qu’un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant n’y suffit pas puisque le signifiant ne peut représenter tout le sujet. Le fait que la fonction « tout » relève de l’objet a comme cause aliène la complémentarité entre $ et S, prédicat au champ de l’Autre, champ où « dans rien de ce que nous pouvons inscrire nous-mêmes […] nous ne pouvons nous reconnaitre » (p. 249). Impossibilité donc de se faire reconnaitre dans quelque énoncé universel, ce qu’il articule de façon ramassée « que le sexe n’est pas tout et c’est cela la découverte de la psychanalyse » (p. 250). Et Lacan évoque à ce propos les tentatives de rassembler en un tout les textes de Freud, notamment celle sans mesure d’un certain Brown où est noté le pansexualisme freudien. Or, ce que montre l’expérience, c’est que cette tentative de faire un tout dans la conjonction sexuelle, masque que le tout est un déplacement de la partie, que c’est l’objet a qui fait surgir la fonction du tout. D’où les difficultés singulières que fait surgir la logique des quantificateurs qui, tout en ayant l’apparence d’exclure le sujet au moyen du maniement de lettres, ne permet pas d’en « soustraire ce quelque chose qui s’inscrit dans la structure grammaticale, je veux dire dans le langage ordinaire, et qui fait intervenir ces fonctions du tout et du quelque » (p. 251). Conséquence qu’ont permis de mettre en évidence les logiciens : dans tout système de règles surgit de l’indécidable. (J’attire votre attention sur la répétition de ce terme surgir). Lacan donne un exemple de cet indécidable avec la notion de nombre parfait, c’est-à-dire égal à la somme de ses diviseurs : on ne connait pas de nombre impair qui soit parfait mais on ne peut pas démontrer qu’il est impossible qu’il n’en existe pas (p. 252). Mais c’est une impasse féconde pour l’expérience analytique, ce qui serait une fermeture, ce serait au contraire de croire que l’on peut toujours trancher sur la vérité ou la fausseté d’une proposition. « Il n’y a pas de sujet dont la totalité ne soit illusion, parce qu’elle ressortit à l’objet a en tant qu’élidé » (p. 252).

 

Lacan se propose de l’illustrer dans la dimension analytique, à savoir que tout savoir n’est pas conscient. Dès lors que l’on met une négation sur le « pour tout », surgit (encore !) l’existence d’un particulier : il y a de ce tout quelque chose qui ne … pas. S’agissant du savoir, tout savoir n’est pas conscient. Si l’on n’admet plus que le savoir se sait lui-même, est-il correct de dire qu’il y a de l’inconscient ? (p. 253).

 

C’est une question à laquelle Lacan s’était attelé dans son article « Position de l’inconscient » (Écrits) rappelant que c’est une réflexion ancienne qui fait prévaloir – Platon par exemple- la référence à l’artisan lorsqu’il s’agit de la pratique. Est-ce que, comme la charpente du charpentier, la thérapeutique se sait elle-même ? S’agissant de la psychanalyse, le rapport à l’objet a entraîne que le psychanalyste « n’est nullement en droit de se poser comme faisant le bilan de l’expérience dont il n’est à proprement parler que le pivot et l’instrument » (p. 254). Ce qu’il explicite ainsi : « le statut du psychanalyste en tant que tel ne repose sur rien d’autre que ceci : qu’il s’offre à supporter dans un certain procès de savoir ce rôle d’objet de demande, de cause de désir, qui fait que le savoir obtenu ne peut être tenu que pour ce qu’il est, réalisation signifiante accointée à une révélation de fantasme » (p.254).

 

De là, il formule la réponse à sa question sur le savoir inconscient : Si « pas tout savoir n’est conscient […], il n’est pas vrai qu’il existe forcément du savoir inconscient que nous pourrions théorétiser [théoriser] sur n’importe quel modèle logique » (p. 255). Le psychanalyste n’a pas le fin mot de ce qu’il obtient du parcours de l’analysant. Son trajet ne s’achève pas dans l’ordre d’un « pour soi », un « je suis qui pense » son en soi, il reste divisé : « Il n’y a pas de psychanalysé, il y a un ayant été psychanalysant, d’où ne résulte qu’un sujet averti […] », (j’ajouterai : qui n’en vaut pas deux !) mais se juge au regard d’un acte qui réitère la castration, tandis que « la tâche psychanalytique, elle-même, se réitère en s’annulant comme sublimation » (p. 255). Formule qui m’a quelque peu arrêté dans la mesure où tout acte véritable comporte comme la sublimation une part de transgression. Sur le quadrangle dans La logique du fantasme, il les situe d’ailleurs au même point.

 

Ce passage à l’acte qui met le sujet dans cette position d’assumer cette place de l’objet a peut n’avoir aucune idée de ce qui la conditionne. Sans doute, le praticien aurait beaucoup à apprendre de la logique développée depuis l’antiquité, mais à cela, la psychanalyse peut apporter quelque lumière sur ce qu’il en est de cette fonction pratique qui met en valeur la présence de l’objet a.

 

Lacan rappelle pourquoi à la fin du séminaire les Problèmes cruciaux de la psychanalyse, il s’est attardé sur le rapport de la géométrie projective avec l’effet de sujet, en tant qu’elle instaure une autre définition de l’espace qui met en question le domaine de la vision et lui a permis d’isoler le regard comme objet a jusqu’alors négligé. Le tableau des Ménines lui ayant permis d’en montrer la fonction subtile, à la fois présente et voilée, qui met en question notre existence de spectateur en « la réduisant à être en quelque sorte plus qu’ombre au regard de ce qui s’institue d’un ordre de représentation qui n’a à proprement parler rien à faire avec ce qu’aucun sujet peut se représenter » (p. 257). D’où le piège à quoi cède le psychanalyste lorsqu’il théorise l’expérience au regard de son expérience clinique sans y présentifier la fonction de son propre regard. Lequel est mis en œuvre avec les réserves que l’on sait dans le cabinet du psychanalyste. D’où mon étonnement qu’un peu plus haut, il situe le sujet supposé savoir comme illusion liée au champ de la vision, tandis qu’il l’amène du côté du transfert symbolique par rapport au transfert imaginaire repéré par Freud.

 

Et il termine la leçon, comme la précédente, sur le fait que l’objet a bénéficie d’une immunité à la négation. Il y a de l’indéniable dans l’objet a, ce qu’il explicite avec les quatre objets a :

 

– je ne regarde pas, c’est qu’il y a quelque chose à voir

– je ne prends pas le sein, avec ce qu’il en est dans l’anorexie.

– Je ne lâche pas l’objet anal avec ce qu’il en est d’une « avarice structurante du désir ». J’ajoute mais comment faire la part entre l’entêtement obsessionnel et ne pas céder sur son désir ?

– Enfin un « Je ne dis pas non » qui renvoie à l’objet voix et que pour ma part, j’aurais plutôt formulé Je n’entends pas. Sa dernière question à son auditoire étant d’ailleurs : « L’entendez-vous vous-même ainsi : Je ne dis pas ? ».  Mais comme chacun sait : qui ne dit rien consent.

 


[1] La pagination correspond à la version de 1997 de l’Association freudienne internationale mise à l’étude au séminaire d’été de 2015. (La différence est de 8 pages en excès avec cette dernière)