Si les expressions que Thomas utilise lorsqu’il parle des juifs semblent quelquefois
sévères et péjoratives, ce serait une erreur d’y voir la
marque d’un antijudaïsme de principe. Pour en comprendre le sens et en
mesurer la juste portée, il importe de les restituer à leur contexte.
À cet égard, s’il est une évidence qu’il faut souligner
d’emblée, parce qu’elle est particulièrement importante pour notre
propos, c’est le fait que jamais les références aux juifs et au
judaïsme n’apparaissent dans un contexte de polémique ou d’activité
missionnaire. Thomas n’a pas écrit de » Traité contre les
Juifs » ni de manuel pour servir à la conversion des juifs alors
qu’en certains secteurs de la chrétienté une telle littérature
était assez florissante à cette époque. Certes, Thomas
ne pouvait ignorer qu’il y avait de son temps, au coeur même de la
cité chrétienne, des communautés juives, séparées
par leur existence singulière et de plus isolées par l’ostracisme
des lois de la société. Cependant, si cette présence perdurante
du peuple de la Bible a sans doute été pour lui, comme autrefois
pour Augustin, l’occasion d’un étonnement, les questions qu’elle a suscitées
n’ont jamais été posées dans un climat d’affrontement mais
à l’intérieur d’une réflexion théologique sur le
mystère du dessein de Dieu. C’est dans une vue de sagesse que Thomas
considère le peuple juif. La vocation de celui-ci, sa permanence, son
destin ne lui paraissent explicables que dans le développement de l’histoire
du salut.
Bien que, confrontée au mystère du Christ et de l’Église,
l’économie du judaïsme apparaisse comme un régime différent
et surtout révolu, Thomas ne présente pas pour autant le passage
de l’Ancien au Nouveau Testament comme une simple rupture. Il en discerne les
lignes de continuité selon le regard que Dieu porte sur l’aventure religieuse
dans laquelle, de la vocation d’Abraham à l’accomplissement du Royaume,
Il a engagé l’humanité.
Cette vue de sagesse est présentée en toute son ampleur dans
les deux grandes synthèses que Thomas a élaborées, la Summa
contra Gentiles et la Summa theologiae. Considérés
dans la perspective d’ensemble propre à chacun de ces deux ouvrages,
les aspects de la réalité juive qui semblent parfois opposés
jusqu’à la contradiction, apparaissent comme des parties intégrantes
d’une unité complexe, des éléments divers qui trouvent
leur intelligibilité dans la perspective d’un même dynamisme. Certes,
il s’agit ici et là d’une synthèse chrétienne mais
l’accomplissement du dessein de Dieu en Jésus-Christ n’entraîne
pas, comme une conséquence nécessaire et affligeante, un regard
sur le judaïsme qui ne serait que péjoratif. L’intention même
de ces deux oeuvres amène Thomas à tenir ensemble, en distinguant
sans désunir, ce qui apparaît comme un renouveau ou comme une rupture
et ce qui manifeste la continuité d’un même propos divin.
Soulignons d’abord qu’en dépit de l’interprétation qu’on a souvent
proposée de son titre, la Somme contre les Gentils n’est pas en
elle-même un ouvrage de polémique ni un manuel missionnaire. Comme
R.A. Gauthier l’a montré d’une manière remarquablement documentée1,
il s’agit avant tout d’une oeuvre de sagesse. À l’appui du propos
qui est ici le nôtre, il nous semble important de rappeler son argumentation.
Ce fut longtemps une thèse couramment admise que Thomas aurait écrit
la Somme contre les Gentils sur la demande de Raymond de Penyafort, ancien
général de l’ordre de Saint Dominique, à l’intention des
frères dominicains, futurs missionnaires chez les Maures. Son propos
aurait été de leur fournir un répertoire des erreurs à
combattre et des arguments à mettre en oeuvre, afin de les préparer
à leur tâche d’évangélisation.
À l’origine de cette thèse, dont la tradition a été
singulièrement tenace, on trouve un texte du chroniqueur Pierre Marsili
dans le Commentarium de gestis regis Aragonum Jacobi primi, libris quattuor
qu’il offrit au roi Jaime II d’Aragon, en la fête de la Trinité
1314.
C’est en se fondant sur ce texte de P. Marsili qu’on a cru pouvoir attribuer
au Somme contre les Gentils une intention missionnaire. Toute une littérature
a transmis cette conviction devenue courante au point d’être acceptée
comme un lieu commun.
Gauthier a relativisé, d’une manière qui nous paraît convaincante,
l’autorité qu’on a ainsi attribuée au témoignage de P.
Marsili.
Or, comme le souligne Gauthier, il est frappant que les autres auteurs contemporains
qui ont parlé de Raymond et de Thomas passent sous silence une initiative
qui aurait dû les frapper. Bien plus, Thomas lui-même ne mentionne
pas le fait, alors que s’il avait vraiment écrit la Somme contre les
Gentils à la prière de Raymond, l’usage du temps aurait exigé
qu’il le lui dédiât. En fait, la tradition manuscrite ne présente
aucune trace d’une lettre-dédicace. Le silence même de Thomas contredit
donc le témoignage de P. Marsili et, selon Gauthier, suffit à
l’infirmer. Bref : » Pierre Marsili n’a fait que céder à
la tentation commune des hagiographes en rattachant à son saint un événement
dans lequel celui-ci n’avait que faire. »
À ces arguments de critique externe, Gauthier en ajoute d’autres, pris
du contenu même de l’oeuvre et qui lui paraissent encore plus décisifs.
» Avant d’interroger Pierre Marsili, on aurait dû interroger saint
Thomas d’Aquin lui-même, et l’on aurait vu que son texte, comme l’a justement
remarqué M.M. Gorce, exclut absolument l’intention missionnaire qu’on
lui a gratuitement prêtée. » Ceci apparaît à
l’évidence à l’égard des musulmans : » Le texte même
de la Somme contre les Gentils exclut d’abord l’intention missionnaire
au sens étroit de la mission auprès des Maures. Si Thomas avait
eu l’intention d’écrire un manuel de préparation pour les missionnaires
en pays musulman, il faut bien avouer que son oeuvre serait entièrement
manquée et qu’elle dénoterait de sa part un singulier manque d’information
et de jugement. Un pareil manuel aurait dû en effet mettre au premier
rang des erreurs à réfuter les erreurs du Coran et des théologiens
musulmans. »
Or, ce n’est nullement à ce niveau et dans cette perspective que Thomas
situe sa réflexion. On trouve, certes, ici et là, dans la Somme
contre les Gentils quelques réfutations des erreurs du Coran, mais
c’est toujours à l’occasion d’un point particulier : la béatitude
corporelle dans le ciel, par exemple, la propagation tout humaine du Coran opposée
à la propagation toute surnaturelle du Christianisme, mais il n’y a dans
ces réquisitoires rien qui dépasse le niveau du lieu commun. Réfutant
ces points de doctrine, Thomas ne semble les connaître qu’indirectement
et par ouï-dire. Bref, » même si saint Thomas a lu le Coran,
ce qui est loin d’être prouvé, il ne s’est pas attaché à
le réfuter en détail « .
Les arguments que Gauthier oppose à la thèse traditionnelle sont
convaincants. Par son réquisitoire contre l’usage qu’on a fait du texte
de Pierre Marsili, il a libéré l’interprétation de la Somme
contre les Gentils d’une légende séduisante mais erronée.
Il ne s’agit pas d’une oeuvre écrite sur demande pour répondre
à un projet missionnaire.
Gauthier tire argument de ce débat pour confirmer sa thèse en
montrant que la Somme contre les Gentils non seulement n’est pas une
oeuvre missionnaire mais qu’elle n’est pas une oeuvre polémique.
C’est en se fondant à tort sur le titre traditionnellement accepté
et qui figure dans l’explicit de la plupart des manuscrits de cette oeuvre
qu’on a cru que Thomas l’avait écrite » contre les païens « .
Or, il ne s’agit pas seulement des païens mais de tous les infidèles
: juifs et hérétiques, aussi bien que pagani. Et l’incipit
de certains manuscrits vient appuyer cette manière de voir en proposant
un autre titre qui celui-là pourrait bien être le vrai : »
Livre de la vérité de la foi catholique, contre les erreurs des
infidèles » (Incipit liber de veritate catholicae fidei contra
errores infidelium editus a fratre thoma de aquino ordinis fratrum praedicatorum).
Selon Gauthier, ce titre est en plein accord avec le contenu de l’oeuvre
entière, » car dans ce texte, ce sont bien les erreurs de tous les
infidèles qui sont réfutées, celles des Païens, celles
des Juifs et celles des Hérétiques « . Dans un examen minutieux
des doctrines citées et combattues par Thomas, Gauthier montre que »
ces infidèles dont saint Thomas s’attache à réfuter les
erreurs, ce ne sont pas tant les infidèles de son temps que les
infidèles des temps passés, ces Païens, ces Juifs
et ces Hérétiques morts depuis des siècles, et qu’il ne
s’agissait donc pas de convertir ! » L’analyse et la critique des positions
de ces antiqui, voire de ces antiquissimi n’étaient donc
en aucune manière des pièces relevant de controverses ou de débats
contemporains.
En soulignant ce caractère intemporel, on comprend mieux qu’il ne s’agissait
pas d’une oeuvre immédiatement polémique. À cet égard,
le titre auquel Gauthier accorde le plus de crédit – » Livre de
la vérité de la foi catholique, contre les erreurs des infidèles
» – annonce assez clairement le sens et le contenu de l’entreprise.
» Il donne comme premier objet à la Somme contre les Gentils
la vérité de la foi catholique, et ce n’est qu’en second lieu
qu’il mentionne les erreurs des infidèles… Le propos, et l’unique propos,
de saint Thomas est de faire oeuvre de sagesse théologique en méditant
la vérité de la foi. Mais Aristote a affirmé qu’on ne peut
étudier la vérité sans étudier l’erreur… Saint
Thomas cèdera donc à cette exigence logique et à cet exemple,
et précisément parce qu’il veut méditer la vérité,
il réfutera l’erreur. »
Si la Somme contre les Gentils a un caractère polémique,
ce n’est pas sous la pression du milieu historique, c’est en vertu d’une nécessité
intérieure, inscrite dans la nature même de la science théologique.
Aussi cette polémique est-elle située en dehors du temps, elle
ne vise pas des contemporains qu’il s’agirait de convertir ou contre lesquels
il faudrait se défendre.
À cet égard, il suffit de comparer la Somme contre les Gentils
à la réfutation apologétique ou missionnaire telle que
l’ont pratiquée bien des auteurs de l’époque. Les oeuvres
de ces derniers sont intéressantes pour l’historien parce qu’elles présentent
comme dans un miroir les systèmes et les doctrines qu’ils s’efforcent
de combattre. En revanche : » La Somme contre les Gentils ne fut
certainement d’aucune utilité immédiate pour les apôtres
du XIIIe siècle, et nul historien ne songerait aujourd’hui à la
lire. Œuvre de théologie, elle ne se souciait pas en son siècle
du présent et elle n’évoque pas pour nous le passé. Mais
alors comme aujourd’hui elle invite le lecteur à voir dans une contemplation
intemporelle, la vérité de la foi et la fausseté de l’erreur
qui lui est opposée. »
Bref, comme l’exprime Gauthier en une phrase qui résume toute sa thèse
: » Parce qu’elle répondait à un besoin éternel, la
Somme contre les Gentils est actuelle à jamais. »
Cette thèse a reçu un appui vigoureux dans le maître livre
de Michel Corbin sur la théologie de Thomas d’Aquin.2 Celui-ci voit en
effet dans la Somme contre les Gentils une étape dans la genèse
interne de la réflexion théologique de Thomas. Elle » procède
du même projet théologique que les commentaires du Lombard et de
Boèce et constitue une étape plus avancée de la réalisation
de ce même projet « . Entre l’exposition sur les Sentences
et la Somme théologique, la Somme contre les Gentils constitue
un » second discours théologique « , voire » un discours
théologique total « , dans le progrès d’un itinéraire
» ordonné et irréversible « . À cet égard,
la longue et minutieuse démonstration de Corbin confirme de l’intérieur,
au plan des nécessités théologiques, l’argumentation dont
Gauthier fournissait un ample dossier historique. Pour l’un comme pour l’autre,
l’intention de la Somme contre les Gentils n’est pas une intention d’apostolat
mais une intention de sagesse.
Lecteur et commentateur assidu de la Somme contre les Gentils, Albert
Patfoort a ressenti le malaise d’une solution trop tranchée.3 Il a perçu
que le dilemme qui présente en termes » ou bien, ou bien « ,
oeuvre polémique ou oeuvre de sagesse, ne permettait pas de cerner
adéquatement la nature de cette oeuvre originale. Sur la base d’une
analyse interne extrêmement attentive de la diversité des interlocuteurs
que Thomas a introduits et toutes les nuances de l’argumentation qu’il leur
propose, il a trouvé une voie moyenne en laquelle nous paraît se
trouver la solution la plus équilibrée. Il reconnaît ce
qu’il y a de valable dans chacune des deux thèses en présence.
La formule qu’il en propose, par mode de titre de l’oeuvre entière,
nous semble aussi heureuse qu’objectivement vraie : » une école
de présentation de la foi aux infidèles « .
Comme le résume clairement Patfoort, la Somme contre les Gentils
est » un ouvrage « pensé-pour » des non-chrétiens, pour des
infidèles, mais « adressé-à » des chrétiens appelés
eux-mêmes à prendre contact avec les infidèles, à
aller au-devant de leurs objections, à leur présenter la doctrine
chrétienne d’une manière qui montre qu’elle échappe à
leurs difficultés et coïncide largement avec leurs propres convictions
« . Il n’hésite pas à présenter ce propos comme »
une tentative d’oecuménisme avant la lettre entre chrétiens
et infidèles « , ou encore » un franc dialogue avec l’infidèle
« .
Soulignant, comme avant lui Gauthier, le fait que ce » sont exclusivement
de vieux noms chrétiens ou des courants chrétiens du passé
» qui apparaissent dans la longue série des débats du livre
IV, Patfoort montre que l’anachronisme apparent ou l’intemporalité de
ces discussions confirme leur valeur pédagogique dans une réflexion
sur la vérité qui se veut soucieuse de ceux qui la considèrent
de l’extérieur. C’est qu’en effet, beaucoup plus qu’un arsenal d’arguments
pour des débats actuels, la Somme contre les Gentils » est
en un sens un plan de bataille, une prévision de la tactique à
apporter et des précautions à prendre « . À cet égard,
on peut la qualifier de polémique ou de missionnaire, à condition
de préciser qu’il s’agit avant tout de conforter le croyant dans sa foi
et de le préparer à la rencontre. Elle propose un modèle
au » style » d’une telle rencontre.
La conclusion à laquelle nous venons d’aboutir trouve une confirmation
singulière dans une analyse de la Somme contre les Gentils entreprise
par Guy Allard selon une méthode absolument différente4. La convergence
des résultats en est d’autant plus frappante. Allard met en évidence
le caractère délibératif de la Somme contre les
Gentils.
Il faut reconnaître qu’au niveau formel où elle se situe, l’argumentation
d’Allard est assez convaincante. Il ne dédaigne pas le recours à
l’ordinateur pour mesurer les fréquences d’usage du vocabulaire. De cette
démonstration minutieuse nous ne retiendrons ici que deux éléments
dont la conjonction même confirme justement notre propre conclusion. C’est,
d’une part, l’insistance sur ce fait que l’intention de la Somme contre les
Gentils est un propos de sagesse, ou plus précisément une
recherche comparative des conceptions de la sagesse comme chemin vers le bonheur.
C’est, d’autre part, la mise en évidence du caractère délibératif,
c’est-à-dire dialogal d’une démonstration sans cesse attentive
aux autres positions.
Nous accorderions, pour notre part, plus de crédit que Allard à
la rigueur dialectique et à la valeur démonstrative de l’argumentation
de Thomas dans la Somme contre les Gentils. Mais ce point n’est pas important
dans le présent débat. Ce qu’il faut retenir de son travail, c’est
qu’il confirme à sa manière, selon une méthode originale,
la conclusion à laquelle nous avait menés Patfoort. L’un et l’autre
nous aident à nuancer l’interprétation proposée par Gauthier.
La solution du dilemme, sagesse ou mission, est fondamentalement la même.
La Somme contre les Gentils est fondamentalement une oeuvre de sagesse
théologique, son intention n’est pas de proposer aux missionnaires un
manuel de base ou un répertoire d’arguments pour convertir les infidèles.
Si elle est polémique, c’est au niveau d’une confrontation transcendante
entre la vérité et l’erreur. Si elle est » missionnaire « ,
c’est, pour ainsi dire, au second degré. Thomas entend bien proposer
à tout interlocuteur, quel qu’il soit, ce qui lui semble être,
au nom de sa raison et de sa foi, le meilleur chemin vers la Béatitude.
Mais il s’agit en même temps de préparer le théologien ou
le prêcheur à rencontrer d’autres conceptions de l’homme et du
bonheur présentées par d’autres types de sagesse.
On nous pardonnera ce long développement. Il était nécessaire
de préciser l’intention, le caractère et le style de la Somme
contre les Gentils pour comprendre la manière dont Thomas y traite
des juifs et du judaïsme. Les conclusions auxquelles nous avons abouti
concernant les infidèles et singulièrement les musulmans trouvent
ici une application et une vérification particulières. Certes,
Thomas parle des juifs et mentionne des philosophes juifs mais pas plus que
les autres, son propos n’est ni de les convertir ni de fournir des arguments
pour le faire.
Comment et en quel contexte apparaissent les juifs dans la Somme
contre les Gentils ? Tout d’abord il est certain que Thomas connaissait
l’existence de communautés juives au coeur de la communauté
de chrétienté. Bien plus, quelques allusions du deuxième
livre montrent qu’il était au courant de l’affaire de la condamnation
du Talmud. Celle-ci avait passionné les esprits à Paris, quelques
années avant qu’il n’arrive. Il dut être d’autant plus intéressé
que les frères de son ordre y avaient pris une part importante.
Cependant, si la référence est précise, il faut reconnaître
qu’elle est brève et isolée. Thomas ne cite pas plus longuement
et plus souvent le Talmud, quand il parle des juifs, qu’il ne cite et ne commente
le Coran quand il évoque les doctrines de l’Islam. Comme nous l’avons
constaté à un niveau de considération plus générale,
en écrivant la Somme contre les Gentils, Thomas ne pense guère
à la conversion des juifs de son temps. Comme le fait observer Gauthier,
à l’appui de sa thèse d’ensemble : » Ses allusions au Talmud
restent une exception. En dehors d’elles, il ne mentionne que bien rarement
les erreurs des Juifs, et même lorsqu’il le fait, rien n’indique qu’il
pense aux Juifs de son temps ; ses références sont le plus souvent
très générales et peuvent s’appliquer aux Juifs de tous
les temps. » On peut encore confirmer le caractère intemporel de
ces références en soulignant qu’il arriva à Thomas de nommer
expressément les juifs de l’Antiquité : Pharisiens5 ou Sadducéens.6
D’ailleurs, s’agissant des juifs (et des musulmans), il est un autre fait qui
aide à caractériser, par comparaison, l’intention et le contenu
de la Somme contre les Gentils. S’il est une oeuvre du XIIIe siècle
dont le nom fut et demeure attaché à la polémique contre
les juifs, c’est bien le Pugio Fidei adversus Mauros et Judaeos publié
par le dominicain Raymond Martin en 1278, peu de temps après la mort
de Thomas. On pourra dire, certes, que l’auteur s’y réfère abondamment
à la Somme contre les Gentils pour fonder ou étayer son
argumentation théologique. À vrai dire, cet usage même vient
confirmer le caractère » non-engagé » de l’oeuvre
de Thomas » car si Raymond Martin a écrit son Pugio Fidei c’est
bien parce qu’il se rendait compte que la Somme contre les Gentils n’était
pas l’ouvrage pratique dont il avait besoin « . Le propos et les interlocuteurs,
comme le climat même du débat, sont ici et là différents.
Et cependant, il est vrai que, dans la Somme contre les Gentils, Thomas
mentionne des philosophes juifs, sinon contemporains du moins pas très
éloignés de lui dans le temps : Rabbi Isaac (Xe siècle),
Ibn Gebirol (XIe siècle) et surtout Maïmonide, Rabbi Moyes, mort
au début du XIIIe siècle. La manière dont il les cite,
aussi bien pour les réfuter que pour prendre appui sur leur doctrine,
vient confirmer le fait qu’il les rencontre au niveau d’une recherche de la
sagesse. Ainsi Isaac n’est cité qu’une seule fois, mais c’est à
titre d’autorité.7 Si Thomas cite et réfute Ibn Gebirol, qu’il
prend d’ailleurs pour un philosophe musulman, c’est au niveau de la discussion
philosophique.8
Quant à Maïmonide, il apparaît en fait comme un interlocuteur
privilégié et il est parfois présent dans la discussion
même quand son nom n’est pas explicitement mentionné9.Thomas voit
en lui le témoin de la sagesse philosophique juive. Sur les points les
plus importants de sa doctrine sur Dieu, le débat avec Maïmonide
propose un exemple particulier d’un dialogue entre amants de la déclaration
de la vérité, et en conséquence d’une réfutation
de l’erreur, ce dialogue s’inscrit dans un climat de controverse. Thomas respecte
l’interlocuteur juif, mais avec le sentiment que celui-ci n’a pas encore atteint
la plénitude de la vérité, il entend bien manifester les
points où apparaissent son erreur ou sa limite. Cependant, le débat
se situe au niveau même de la recherche.
C’est le moment de rappeler, en les appliquant à la rencontre avec les
philosophes juifs, les formules que nous avons rencontrées lorsque nous
essayions de saisir l’intention de la Somme contre les Gentils : »
tentative d’oecuménisme avant la lettre entre chrétiens et
infidèles », » phase d’un dialogue où avant d’étudier
les divergences on souligne d’abord, avec joie, les points d’accord10 « ,
mise en oeuvre des » règles discursives définies par
le genre délibératif11 « . Tels sont, en définitive,
le style et le climat qu’il faut restituer aux passages dans lesquels ces »
infidèles » que sont les juifs apparaissent dans la Somme contre
les Gentils. Ils sont considérés dans leur différence,
certes, mais comme des interlocuteurs qu’il s’agira tantôt de réfuter
et tantôt d’écouter, dans le même respect de la vérité
qui est vérité de salut.
La Somme théologique est sans aucun doute l’oeuvre qui a
immortalisé Thomas d’Aquin et qui est considérée comme
le symbole de son génie. Le » génie de l’ordre » comme
le désigne le titre d’un livre consacré à l’exposé
de sa doctrine. Si, comme Thomas lui-même aime à le répéter,
sapientis est ordinare, par sa puissance synthétique et son architecture
interne, la Somme théologique est par excellence une oeuvre
de sagesse, plus précisément une présentation scientifique
d’une vue de sagesse chrétienne.
Comment les juifs et le judaïsme apparaissent-ils dans cette synthèse
? La réponse à cette question demande une démarche inverse
de celle qui fut la nôtre au sujet de la Somme contre les Gentils.
Le problème était alors de montrer qu’en dépit de son apparence
et de la légende qui l’entoure, cette oeuvre qui semble polémique
et qu’une longue tradition a regardée comme orientée vers la mission,
était fondamentalement inspirée par un propos de sagesse. Considérant
à présent la Somme théologique, le problème
est de montrer que ce monument de rationalité, cathédrale de sagesse
chrétienne, assume dans sa construction l’histoire dont la Bible raconte
le déroulement et en particulier la place qu’y tient le peuple juif.
Nous allons voir que c’est justement une des marques du génie et de
l’originalité de Thomas que d’avoir réussi à conjoindre,
dans une synthèse contemplative, l’histoire du salut et l’ordo disciplinae
(l’ordre logique de l’explication des thèmes de la théologie chrétienne).
La Somme théologique est sans doute, dans l’histoire des doctrines
chrétiennes, la tentative la plus achevée de l’effort pour rendre
compte, selon l’ordre des raisons, du dessein dont Dieu a révélé
le mystère dans la Bible.
C’était à vrai dire une révolution, avec toutes les ouvertures
et tous les risques de toute révolution. Le maître en interprétation
de l’Écriture, magister in Sacra Pagina, devient magister in
sacra theologia. Un des mérites exemplaires de Thomas consiste justement
en ceci que chez lui le second de ces titres n’a jamais effacé le premier
et qu’il a assumé tout ensemble l’exigence impliquée par l’un
et par l’autre. La Sacra Pagina demeure toujours actuellement présente
au coeur des démarches les plus rigoureuses, voire les plus abstraites
de son labeur théologique. L’exposé systématique de la
Sagesse chrétienne n’est jamais coupé, dans son oeuvre, de
la Parole qui en est la source vive.
Cependant, s’agissant de Thomas, une telle assertion se vérifie à
deux registres. Elle veut dire, d’une part, que la rationalité est mise
en oeuvre au service d’une intelligence spirituelle de l’Écriture.
Tel était sans doute, au XIIIe siècle, le propos de tout théologien
authentique. Comme le disait déjà Hugues de Saint Victor : »
La chaise du professeur de théologie c’est la sainte Écriture
» (Cathedra doctoris sacra Scriptura est). Comme l’a montré
Chenu, à ce tournant du Moyen Âge, lorsque la méditation
de la Parole passe du monastère à l’école urbaine puis
à l’Université, du scriptorium ou du chapitre à
la salle de cours, la sacra doctrina devient la forme nouvelle de la
lectio divina.
À cet égard, déjà, la Somme théologique
est l’exemple le plus achevé d’une contemplation qui trouve sa joie à
s’exprimer selon l’ordre des raisons. Mais ceci n’est pas assez dire. S’agissant
de Thomas, la référence à l’Écriture implique également
une vive conscience du réalisme de l’histoire que la Parole raconte ou
en laquelle elle retentit. La théologie ne fait pas abstraction des realia
de l’histoire sainte. On exprimera au mieux cette réussite de l’intelligence
dans l’explication de la foi en exploitant selon leur remarquable densité
les mots du vocabulaire latin de l’époque : le propos du savoir théologique,
tel qu’il se déploie dans la Somme théologique, est de
saisir le sens spirituel des mystères révélés dans
la Sacra Pagina et les realia de l’histoire scholastica selon
la rationalité d’un ordo disciplinae.
C’est dans la perspective d’un tel propos qu’il faut comprendre ce qui est
dit du judaïsme et des juifs dans la Somme théologique. Sur
ce point, comme sur beaucoup d’autres, la synthèse que présente
Thomas est profondément originale. Pour en apprécier la nouveauté
et la profondeur, il est important d’en examiner les composantes. Pour ce faire,
il suffira d’ailleurs de reprendre, un à un, les termes que nous venons
d’utiliser : Sacra Pagina, Historia scholastica, Ordo disciplinae. Ils
désignent les divers courants d’un progrès dans lequel Thomas
s’inscrit et qu’il a réussi à unifier dans sa synthèse.
Chenu en a montré la providentielle convergence à cet âge
d’or de la chrétienté12. La Somme théologique se
situe à leur confluent.
Contrairement à ce qu’une habitude séculaire de l’École
pourrait nous incliner à croire, Thomas n’a jamais enseigné la
Somme théologique. Ainsi le livre qui a été pour
des générations de clercs et d’étudiants en théologie
le texte de base de leur curriculum n’est pas le fruit de cours qu’il
aurait donnés. C’est un recueil d’initiation pour débutants.
Le fait est significatif et va paradoxalement nous aider à comprendre
la place de l’Écriture dans l’oeuvre de Thomas en général
et dans la Somme théologique en particulier. Comme tous les maîtres
en théologie de son temps, en effet, Maître Thomas avait pour tâche
primordiale de commenter la Bible, Ancien et Nouveau Testament13. À cet
égard, il pouvait appliquer à son propre travail le principe énoncé
par Hugues de Saint Victor, que nous citions plus haut : » La chaise du
professeur de théologie c’est la sainte Écriture. »
Le jeune disciple d’Albert le Grand qui est arrivé à Paris en
1252, pour y enseigner, a commencé sa carrière de théologien
comme cursor ou biblicus ordinarius, lisant cursorie et
textualiter, biblice comme on disait à Paris l’ensemble
du texte sacré. Propédeutique biblique que bien des clercs d’aujourd’hui
pourraient envier à leurs aînés du Moyen Âge ! Et
tout au long de sa vie universitaire, le commentaire de l’ Écriture a
été, comme pour tous les maîtres, la part fondamentale,
permanente et régulière de son enseignement théologique.
Ainsi, l’oeuvre écrite de Thomas in Sacra Pagina s’étend
sur l’ensemble de sa carrière. Nous sommes loin d’en posséder
tous les textes. Mais ce qui nous est parvenu, qu’il s’agisse de textes composés
par lui (expositiones) ou de reportages qui en ont été
rédigées par d’autres (lecturae), montre qu’il a traité
attentivement les livres proposés alors à l’enseignement courant
: La Genèse, les Prophètes (Isaïe et Jérémie),
les Psaumes, le Cantique des cantiques, le livre de Job, pour l’Ancien Testament,
les évangiles de Matthieu et de Jean, les épîtres de Paul,
pour le Nouveau. En lisant ces commentaires, expositiones ou lecturae,
on perçoit immédiatement que c’est dans cette tâche que
Thomas a conscience d’exercer au mieux sa fonction de théologien. Nous
aurons à examiner comment et en quoi il est ici à la fois traditionnel
et novateur.
Ce qu’il importe de souligner, c’est qu’il héritait, dans cette tâche,
des bénéfices d’un renouveau déjà engagé
: d’une part, un programme pédagogique déjà élaboré
surtout dans le cadre de l’ordre dominicain auquel il appartenait, d’autre part,
un certain capital de recherche, dont les frères de son couvent, le célèbre
saint Jacques de Paris, avaient déjà amassé des résultats
substantiels. Il semble en effet que, pendant les deux décades antérieures
à l’arrivée du jeune Thomas à Paris, un travail d’équipe
s’était poursuivi avec intelligence et acharnement, au couvent Saint
Jacques, dans le domaine des études bibliques, sous l’impulsion d’Hugues
de Saint Cher, d’abord régent du collège (1230-1235), puis provincial,
et bientôt cardinal (1244).
Ainsi, c’est dans une attention permanente à la Sacra Pagina
que s’est développée la réflexion théologique de
Thomas. Dans les divers aspects de sa tâche – bachelier sententiaire,
polémiste des questions disputées, maître que l’on consulte
pour des responsaria et surtout rédacteur de la Somme théologique
– il met en oeuvre et manifeste une référence de base à
la Parole de Dieu. L’étude continue de l’Écriture est vraiment
le terreau où toute son oeuvre théologique, même la
plus systématique et la plus élaborée trouve à la
fois sève et substance.
Il y a dans la Somme théologique, et faut-il préciser
dans chaque partie de l’oeuvre, des tranches entières de matière
biblique, d’histoire sainte, élaborée dans le mouvement même
de la réflexion systématique.
Sans parler des questions consacrées au texte des Synoptiques sur les
Béatitudes, à ceux de l’apôtre Paul sur les fruits de l’esprit
ou sur la liste des charismes, on retiendra surtout les trois gros blocs de
questions qui sont purement et simplement des commentaires de la Sacra Pagina
: la Genèse et l’oeuvre des six jours, dans le traité de la
création (Ia, q. 67-74), les textes législatifs dans le traité
de la loi ancienne (Ia-IIae, q. 98-106), la vie et les mystères du Christ
dans le prolongement du traité de l’Incarnation (IIIa, q. 27-59).Thomas
n’a pas rédigé de commentaire séparé de la Genèse,
du Lévitique ou du Deutéronome. Ils existent cependant, même
s’ils ne figurent pas dans la liste de ses oeuvres exégétiques.
C’est dans la Somme théologique qu’on les trouve.
Ainsi la Somme théologique comporte dans sa construction et sa
pédagogie une théologie biblique qui a été pratiquement
négligée par la plupart des commentateurs et éditeurs de
manuels thomistes. Certes, bien des éléments en sont périmés.
Les progrès de l’exégèse historique et le développement
des méthodes ont introduit une séparation et une autonomie des
recherches autrefois homogènes, mais le principe demeure et on ne peut
oublier la place et le sens de cette présence de la Bible dans la construction
de la Somme théologique sans en déséquilibrer la
synthèse. Un des bénéfices de cette référence
à l’Écriture est l’insertion des événements et des
realia de l’histoire du salut dans la trame du savoir théologique.
La référence au texte sacré implique en effet une référence
à l’histoire sainte.
Si nous donnons à ce paragraphe le titre même de l’ouvrage célèbre
de Pierre Comestor14, ce n’est pas que Thomas l’ait particulièrement
utilisé ou commenté. Il semblerait même qu’il préférait,
quant à lui, enseigner directement le texte de la Bible plutôt
que de se référer à un intermédiaire, quel qu’ait
été le prestige d’un ouvrage très répandu au Moyen
Âge. La raison de ce choix est dans le fait que cette expression, historia
scholastica, résume excellemment l’attention portée, dans
les écoles, à la dimension historique de la Bible dès la
deuxième partie du XIIe siècle.
Certes, il ne s’agit pas ici de l’histoire au sens que nous lui donnons de
» méthode historique » ou de » conscience historique « .
Comme le note avec un certain humour Chenu : » Saint Jérôme
ne détrône pas saint Augustin, même chez un disciple d’André
de saint Victor. » Mais l’importance de l’oeuvre de Pierre Comestor
est qu’elle présente la Bible selon une vue historique du destin de l’humanité.
Son influence est telle que les études théologiques vont connaître
une sorte de clivage pédagogique, consigné dans les programmes
officiels. Face aux Sentences du Lombard, dont le corpus représente
l’introduction définitive d’une organisation systématique et d’une
élaboration dialectique du donné révélé,
l’Historia de Pierre Comestor témoigne d’une réévaluation
consciente de l’histoire sainte. Elle est citée comme l’un des textes
de base à côté de la Bible et des Sentences. Pierre
Comestor sera le Magister Historiarum comme Pierre Lombard le Magister
Sententiarum.
Le plus bel exemple, à cette époque, d’une synthèse
théologique élaborée selon cette perspective historique
se trouve dans l’oeuvre d’Hugues de saint Victor. Son Didascalicon insiste
sur l’importance de l’historia face aux autres disciplines mises en oeuvre
par le théologien : logica, dialectica, grammatica. L’historia
désigne l’économie, la dispensation de réalités
religieuses qui ne s’organisent pas selon un système de l’esprit mais
dans le déroulement du temps, processus saeculi, selon une succession
d’événements exposés dans une series narrationis.
Le Didascalicon d’Hugues de Saint Victor introduit à » une
prise de conscience du donné chrétien comme une série d’événements
et donc à une perception de valeurs humaines et chrétiennes dans
l’histoire « .
On est d’autant plus frappé par la vigueur de la synthèse d’Hugues
qu’on assiste à la même époque à l’apparition d’autres
tentatives qui se caractérisent par une commune tendance à évacuer
le temps. Par exemple : le platonisme d’un Guillaume de Conches et de l’école
de Chartres, cherchant dans le Timée l’explication de l’ordre
des formes dans la nature ; l’entreprise dialectique d’Abélard et son
exposé pédagogique de la doctrine sacrée selon les trois
catégories fides, caritas, sacramentum ; et la théorie
nominaliste de la vérité intemporelle des affirmations de l’Écriture
chez Bernard de Chartres. Toutes ces élaborations théologiques
ont ceci de commun qu’elles abandonnent l’ordre historique en essayant de réduire
tous les faits de l’économie du salut à des catégories
rationnelles.
Était-il possible de surmonter un antagonisme aussi profond et d’assumer
la réalité de l’histoire sainte dans le cadre rationnel d’un ordo
disciplinae ? L’un des grands mérites de Thomas dans la Somme
théologique est sans doute le fait qu’il a réussi à
y conjuguer les exigences issues des deux tendances dont nous venons de constater
l’antagonisme. C’est une oeuvre de sagesse où viennent trouver leur
place, avec leur caractère imprévisible, gratuit et pour tout
dire contingent, les initiatives de Dieu dans l’histoire du salut.
Il faut reconnaître que ce propos n’apparaît pas à première
vue. Le genre littéraire lui-même ne semblait pas l’impliquer.
Lorsque les théologiens du XIIIe siècle commencent à entreprendre
de rédiger des sommes, ils le en professionnels de l’enseignement scolaire
et sont animés d’un triple but : exposer de manière concise l’ensemble
de la doctrine, en organiser systématiquement les objets pour remédier
au morcellement des commentaires et des gloses, en aménager la difficulté
de telle sorte qu’elle soit adaptée aux étudiants.
Thomas lui-même énonce clairement ces intentions dans le prologue
de la Somme théologique. Selon ce canon, déjà, elle
est certainement, dans le genre, la réalisation la plus magistrale.
Ce qui est nouveau, c’est que cette entreprise de conceptualisation et de systématisation
intègre dans sa construction l' » histoire de la dispension de la
providence divine dans le temps » (historia dispensationis temporalis divinae
providentiae), qui était chez Hugues de Saint Victor le principe de l’exposition.
Thomas est sans doute le seul à avoir réussi cette entreprise.
Cette réussite est d’autant plus remarquable que la difficulté
était pour lui beaucoup plus grande que pour ses prédécesseurs
du XIIe siècle. C’est qu’en effet, depuis Abélard et le Lombard,
la notion de science s’était profondément élaborée,
grâce à l’entrée des oeuvres physiques et métaphysiques
d’Aristote dans les écoles de l’Occident. Le problème se pose
désormais de façon plus rigoureuse : la doctrine sacrée
est-elle une science, au sens de savoir organique et démonstratif qui
entend rendre raison de l’ordre des natures ? L’étude de l’économie
du salut, l’interprétation doctrinale du récit biblique qui la
constitue peuvent-elles prendre tournure et structure de science, sans que soit
dénaturée l’histoire sainte ?
Que la Somme théologique soit une introduction à la théologie
conçue comme une oeuvre de sagesse, c’est ce que Thomas explique
clairement dans la première question qui présente la méthodologie
de cette science particulière. La caractéristique d’un tel savoir
est en effet que son objet est Dieu en sa réalité même et
que les autres choses, aussi bien les oeuvres de Dieu ad extra, création
et recréation, que les démarches de l’homme en quête de
Dieu, y seront traitées sub ratione Dei.
C’est un schéma philosophique emprunté à la tradition
néoplatonicienne qui sert de cadre et d’instrument à ce regard
de sagesse sur l’histoire du salut : la procession et le retour, exitus et
reditus. Ici apparaît en toute son originalité le génie
de Thomas. Il conjugue en effet, de manière unique, la représentation
ontologique et cosmique qui, à travers Denys, est passée de Plotin
à la tradition chrétienne, avec les exigences de l’idéal
scientifique d’Aristote.
Mais ce qui est plus remarquable encore, et plus directement intéressant
pour notre propos, c’est qu’il réussit à insérer l’exposition
d’une histoire sainte dans un système qui, dans son inspiration originelle,
excluait toute l’histoire. La conception métaphysique de l’univers, de
l’Un comme source à l’Un comme fin, avait hanté les tentatives
chrétiennes de rendre raison de la création et de la vocation
de l’homme à la rencontre avec Dieu. Pour lui donner droit de cité
en terre chrétienne, il avait fallu, bien sûr, dégager la
vision plotinienne de son émanatisme, la purger de son déterminisme
cosmique et de sa dialectique idéaliste.
Déjà, au IXe siècle, Scot Érigène avait
génialement appliqué le rythme grandiose de la procession et du
retour au mystère de la création et à l’histoire du salut.
Mais si la tentative était magnanime, l’expression en était encore
malhabile et on l’avait jugée dangereuse à cause de ses généreuses
imprécisions.
Thomas reprend le projet du De divisione naturae sur la base d’une métaphysique
plus rigoureuse, d’une théologie plus aiguë concernant le péché,
la nature et la grâce, et d’une épistémologie plus attentive
aux différences de lumière entre la raison et la foi. La Somme
théologique est construite sur ce rythme fondamental de l’émanation
et de la conversion mais Thomas insère organiquement dans son mouvement
les initiatives de la liberté divine. L’histoire du salut se déroule
de la création à la béatitude, entre l’action libre de
Dieu comme cause efficiente à la rencontre béatifiante avec Dieu
comme cause finale.
À première lecture, il pourrait sembler que cette présentation
de la procession et du retour relève plus d’une considération
strictement philosophique que d’une réflexion proprement chrétienne.
De fait, le retour à Dieu par le Christ, c’est-à-dire l’économie
révélée de l’histoire du salut fait le thème de
la tertia pars. L’Incarnation, avec l’organisme sacramentel qui en communique
l’efficience, est le moyen proposé par Dieu, dans l’histoire, pour arriver
au bonheur du salut.
Une lecture attentive de la Somme théologique selon le dynamisme
de sa construction d’ensemble, restituant à chaque partie le mouvement
du tout, permet de découvrir dans la secunda pars la présence
de l’économie du salut et la référence qu’elle implique
à une histoire. Ceci est extrêmement important lorsqu’il s’agit
de la place du peuple juif et de la Torah dans le dessein de Dieu.
Après avoir analysé, au début de la prima secundae,
la structure et les conditions de l’agir humain, Thomas considère soudain
avec un réalisme qu’il tient à la fois de l’expérience
humaine et de la Révélation, la faillite que constitue le péché.
C’est pour lui l’occasion de traiter du péché originel15, première
référence à la Bible et à l’histoire. Puis, ayant
analysé les raisons de l’échec, il examine les moyens par lesquels
Dieu est venu au secours de l’homme, au-delà de ses ressources naturelles.
Le secours et le remède à cette situation catastrophique de l’homme
pécheur sont dans un don gratuit qui vient d’en-haut16. Et Thomas considère
alors, selon le déroulement qu’en propose l’histoire biblique, la succession
des initiatives de Dieu : la loi ancienne, la loi nouvelle, la grâce17.
Les traités de la loi ancienne et de la loi nouvelle trouvent leur intelligibilité
dans cette vue de la sagesse ouverte à l’histoire, ordo disciplinae
assumant une historia sacra. Considérés dans le vaste
mouvement de procession et de retour qui entraîne la créature entière
et surtout l’humanité vers Dieu qui est sa fin, le choix du peuple juif
et le don qui lui a été fait de la loi ancienne apparaissent au
regard de la foi sub ratione Dei. C’est dans cette lumière que
Thomas examine la vocation singulière du peuple juif, dans sa réalité
historique et sa signification prophétique.
Si donc on veut connaître la vision qu’il avait des juifs et du judaïsme,
au-delà et en dépit des réactions qu’il partage avec la
société de son époque, il faut étudier de près
ce qu’il en dit dans les quelques questions de la prima secundae où,
suivant de près la Sacra Pagina, rappelant l’histoire du salut,
il contemple la réalité juive, les realia du peuple juif,
selon l’ordo disciplinae d’un regard de sagesse.
Puisque cette vue de sagesse engage un regard sur l’histoire du salut, fondée
sur une lecture de l’Écriture et organisée dans une synthèse
théologique, une étude exhaustive de la pensée de saint
Thomas demande qu’on la considère à trois niveaux différents
dont on découvrira aisément la correspondance harmonique. Tout
d’abord, on examinera le rôle et la signification que Thomas accorde à
la loi ancienne en regard de la loi nouvelle dans l’économie du dessein
de Dieu. Comme une telle doctrine est fondée sur la lecture de la Bible,
on considérera ensuite la théorie des sens de l’Écriture
telle qu’elle est énoncée et mise en oeuvre par Thomas. Enfin,
on étudiera la manière selon laquelle il a élaboré
et unifié le rapport entre les régimes ancien et nouveau dans
sa théologie des sacrements.
Si les expressions que Thomas utilise lorsqu’il parle des juifs semblent
quelquefois sévères et péjoratives, ce serait une erreur
d’y voir la marque d’un antijudaïsme de principe. Pour en comprendre le
sens et en mesurer la juste portée, il importe de les restituer à
leur contexte.
À cet égard, s’il est une évidence qu’il faut souligner
d’emblée, parce qu’elle est particulièrement importante pour notre
propos, c’est le fait que jamais les références aux juifs et au
judaïsme n’apparaissent dans un contexte de polémique ou d’activité
missionnaire. Thomas n’a pas écrit de » Traité contre les
Juifs » ni de manuel pour servir à la conversion des juifs alors
qu’en certains secteurs de la chrétienté une telle littérature
était assez florissante à cette époque. Certes, Thomas
ne pouvait ignorer qu’il y avait de son temps, au coeur même de la
cité chrétienne, des communautés juives, séparées
par leur existence singulière et de plus isolées par l’ostracisme
des lois de la société. Cependant, si cette présence perdurante
du peuple de la Bible a sans doute été pour lui, comme autrefois
pour Augustin, l’occasion d’un étonnement, les questions qu’elle a suscitées
n’ont jamais été posées dans un climat d’affrontement mais
à l’intérieur d’une réflexion théologique sur le
mystère du dessein de Dieu. C’est dans une vue de sagesse que Thomas
considère le peuple juif. La vocation de celui-ci, sa permanence, son
destin ne lui paraissent explicables que dans le développement de l’histoire
du salut.
Bien que, confrontée au mystère du Christ et de l’Église,
l’économie du judaïsme apparaisse comme un régime différent
et surtout révolu, Thomas ne présente pas pour autant le passage
de l’Ancien au Nouveau Testament comme une simple rupture. Il en discerne les
lignes de continuité selon le regard que Dieu porte sur l’aventure religieuse
dans laquelle, de la vocation d’Abraham à l’accomplissement du Royaume,
Il a engagé l’humanité.
Cette vue de sagesse est présentée en toute son ampleur dans
les deux grandes synthèses que Thomas a élaborées, la Summa
contra Gentiles et la Summa theologiae. Considérés
dans la perspective d’ensemble propre à chacun de ces deux ouvrages,
les aspects de la réalité juive qui semblent parfois opposés
jusqu’à la contradiction, apparaissent comme des parties intégrantes
d’une unité complexe, des éléments divers qui trouvent
leur intelligibilité dans la perspective d’un même dynamisme. Certes,
il s’agit ici et là d’une synthèse chrétienne mais
l’accomplissement du dessein de Dieu en Jésus-Christ n’entraîne
pas, comme une conséquence nécessaire et affligeante, un regard
sur le judaïsme qui ne serait que péjoratif. L’intention même
de ces deux oeuvres amène Thomas à tenir ensemble, en distinguant
sans désunir, ce qui apparaît comme un renouveau ou comme une rupture
et ce qui manifeste la continuité d’un même propos divin.