Il y a dans l’ensemble des leçons XVII, XVIII, XIX du séminaire de Lacan D’un Autre à l’autre dont j’ai eu la charge cet été, de nombreux points assez hétérogènes, plus passionnants les uns que les autres. Je souhaite néanmoins ne pas reprendre dans son intégralité mon exposé de l’époque pour limiter mon propos à quelques éléments de lecture et questions qui en découlent, car ils paraissent essentiels pour la reprise hivernale, de ce séminaire par Charles Melman.
La science, non pas au sens antique, mais dans son acception moderne, relève du triomphe de l’écriture d’un jeu de petites lettres, libérées dans les suites historiquement datables d’une forclusion de la lettre du parlêtre (Descartes).
Ce système d’écriture hautement spécialisé, affiné progressivement, s’appuie sur des procédures logiques mathématiques et rationnelles, dont les productions peuvent conduire par vérification seconde à des applications technologiques éventuelles. Reprises par la production de gadgets dans l’économie marchande mondialisée, elles tendent à court-circuiter la fonction de la parole comme référence, entraînant par exemple cette destitution du Nom-du-Père dans la structure. Ce discours que l’on pourrait appeler technoscientifique, n’est pas à confondre avec la science comme discipline. Il ne représente que les effets de la science dans le destin qui lui est donné dans l’ère sociale du moment.
Comment pourrait-on tenter d’en donner une écriture qui rende compte du biais par lequel, sa prolifération accélérée, empêche les discours traditionnels de faire lien social ? S’agit-il seulement d’un sous produit du discours capitaliste ?
Un tel discours, s’il existe, isole chacun dans sa bulle d’autonomie délirante en faisant disparaître par les commodités qu’il offre, la nécessité d’avoir à en passer par l’aliénation à d’autres, autour de la fonction de la parole, pour vivre.
Son succès, tient sans doute à la rencontre réussie qu’il préside avec la névrose, déjà profondément asociale. Cette dernière ne pouvant que trouver là, sinon son ample collaboration, du moins justification de son retrait du monde, auquel participe la mise à l’écart du sexuel auquel se substitue d’autres jouissances. Attrait irrésistible donc.
Créant des situations inédites, puisque le Réel humain s’y trouve suturé, notre savoir destitué, ne nous permet plus de répondre, déplaçant pour ne pas dire bousculant, les fondements de la relation du sujet à son savoir.
Car le savoir et non les connaissances vouées au projet encyclopédique, concerne l’homme et implique la prise en compte de la structure de son rapport au langage, articulé physiologiquement à un défaut. Ce savoir dépend d’une certaine mise en ordre des signifiants. En changer l’ordre, change du même coup le savoir et la science devenue référence, tente de se substituer au savoir, auquel par conséquent, elle porte atteinte dans son fondement.
Ce long développement pour introduire au fait que Lacan fait travailler d’emblée les trois termes de savoir, science et connaissance. Il tente de faire appréhender dans l’ensemble des premières pages de la leçon XVII, le type de savoir tout à fait instruit ou éclairé qui fut à l’oeuvre dans le travail de Freud. Depuis l’invention de la psychanalyse, les devoirs et prérogatives liés à la sexuation qui impliquent la différence sexuée dissymétrique, l’intérêt pour le sexuel, la curiosité que suscite l’Autre sexe, tout ceci a rejoint ce champ du savoir humain traditionnel.
Cette insistance de Lacan sur la valeur du savoir suggère à peine entre les lignes, combien l’analyse, quand elle ne s’appuie plus que sur des connaissances (ce qui ne veut pas dire que l’analyste doive se tenir pour autant dans une ignorance paresseuse, mais plutôt sur une docte ignorance) ou quand elle se donne pour alibi les prétendues évidences ressenties de la clinique (ce qu’on appelle encore l’intuition clinique), conduit à la bêtise radicale. Il n’y a pas que Freud, Lacan aussi peut rendre sourd. Tout dépend sans doute, de la manière dont on le lit, de la façon dont on accepte les contraintes de son discours.
La liberté de pensée n’existe que dans le champ de l’utopie, rappelle Lacan, c’est-à-dire de ce qui n’a aucun lieu dans le réel. Est-ce à dire que la pensée ne peut se perdre qu’à suivre la pente de la connaissance fondée sur le modèle de l’image du corps, miroir même de la méconnaissance paranoïaque, que stigmatise notre monde moïque ? Dans le monde de la représentation, si le moi est organisé à partir d’une image primordiale qui n’est jamais que la sienne propre, prélevée chez un semblable et qu’il sert de modèle ultérieur à tout objet du monde à connaître, alors ne peut s’y instruire que la méconnaissance. De surcroît, paranoïaque car c’est en tant que petit autre, que le moi s’engage dans la connaissance du monde, qui n’est qu’inversion de lui-même, sans qu’il le sache.
Quand Lacan en vient à Hegel pour interroger le cogito inaugural cartésien et le prolonger, il rappelle qu’en clivant le penser et l’être, Descartes avait libéré le penser dont a pu se saisir la science comme domaine indépendant, du sujet amarré dès lors dans l’être. D’où résulte, une division entre le sujet et le savoir. Comment peut émerger en effet, un sujet ? En ek-sistant au savoir. C’est parce que le savoir se trouve dans un à côté irréductible, que le sujet advient. Si ce sujet de la modernité trouve ainsi à s’identifier dans le sujet de l’inconscient ainsi fondé, c’est qu’il s’avère de même structure que le sujet de la science.
La pensée est issue d’un trou, de ce réel. En disant que ce que la pensée ne sait pas de sa fonction, c’est une référence à la vérité, Lacan transpose cette division entre le sujet et son savoir, sur la question du rapport du sujet à la vérité. Il rappelle que le pas de plus opéré par Freud sur Hegel tient à ce qu’il vienne certifier que la vérité barre l’accès à un savoir. Ce n’est jamais le sujet qui parle, il est parlé. La vérité c’est qu’il est parlé dans le désir, c’est-à-dire aussi bien sans le vouloir dans le symptôme.
C’est en ce point que Lacan présente la figure topologique du huit intérieur dite encore double boucle, laquelle se trouve écrite au début de la leçon XVII pour souligner le type de discontinuité/disjonction qu’il entend soutenir entre savoir et vérité.
Soit l’accent se porte sur le bord continu du huit intérieur, soit sur la surface que ce bord délimite, soit sur le jeu qui s’opère entre le bord et la surface attenante. Par exemple comment entendre qu’à un moment donné le bord soit occulté par la surface qui s’était précédemment déroulée ? Rien n’interdit de considérer qu’il s’agit de présenter deux champs qui se recouvrent, se recoupent pour s’interpénétrer.
Ainsi, du côté du savoir, il est nécessaire de suivre un certain parcours pour, sans franchir de bord, atteindre à la vérité qui ne peut simultanément se trouver dans le même lieu. L’inverse est aussi juste. La vérité et le savoir ne peuvent pas cohabiter, coexister. Savoir et vérité ne coïncident pas, ils ne sont pas complémentaires. Ils ne constituent pas un tout. La logique du tout se retrouve dans la sphère de la connaissance. Le savoir dans sa structure est en rupture ici avec l’acception illusoire antérieure qui voudrait en faire le produit d’une réflexion opérée par un individu connaissant. Le savoir ne saurait abriter aucun sujet. Le sujet trouve loisible de se domicilier plutôt dans le défaut de savoir. Ainsi, le sujet divisé de son savoir, n’est que reste même de cette division.
La vérité on la trouve du côté de l’énonciation. Elle est ce qui sait faire coupure dans le cycle infernal des répétitions aveugles et sourdes du savoir. L’illusion délirante est de croire qu’il serait possible de se fonder dans le tout savoir. Or, ce qui constitue un sujet c’est la faille, d’un savoir, entre S1 et S2, leur séparation pas seulement radicale, mais structurale. C’est parce qu’il y a hiatus définitif dans le savoir, qu’il y a possibilité même de l’inconscient. Lacan parle de savoir défaillant, d’où le désir naît et qui peut s’appeler désir de savoir. Il martèle que le pas freudien est bien de montrer que l’essence du, je sais que je pense, n’est rien d’autre que le trop d’accent mis sur le je sais, pour oublier, le je ne sais pas, qui est sa réelle origine. En fin de compte, nous ne savons pas, telle est la chose la plus vraie jamais énoncée sur notre condition de parlêtre.
Pour revenir à la figure topologique du huit intérieur dont la bordure dessine une bande de Möbius, Lacan parle aussi de bouteille de Klein. Elles présentent les mêmes propriétés. La bouteille localise en plus sa zone de réversion, par laquelle il est envisageable de passer d’une face à ce qui semblerait son envers, sans devoir franchir de bord, bien que cette surface soit douée de propriété unilatère. Donc disjonction entre savoir et vérité avec possibilité de s’inverser l’un en l’autre, à l’occasion.
N’hésitant pas à consommer la rupture signifiante entre savoir et vérité, il convient de dire combien cette prise de position de Lacan reste d’une radicalité qui ne cesse d’étonner, alors même que l’ensemble du système social repose sur la consécration de la fable inverse. Or, avons-nous pris la mesure, qu’opérer ainsi un tel tranchement entre deux signifiants comme Lacan ose le faire, c’est venir retourner toute une structure, chambouler les fondements du savoir ? Pouvons nous seulement en percevoir les conséquences ? A commencer par les effets immédiats qui devraient en découler logiquement dans notre circulation dans le champ même de l’analyse ?
Détenir le savoir ce n’est pas détenir la vérité. Tout savoir ne se double pas d’une vérité qui y répond. Toute parole qui parle vrai ne concerne pas forcément le savoir dans une adéquation. Il y a impossible relation du savoir et de la vérité. Rapport conflictuel même, irréconciliable. Il n’est plus possible si nous prenons en compte l’analyse de maintenir la relation d’identité entre savoir et vérité, mais à entériner la division ainsi produite. Vouloir conjoindre savoir et vérité relève de l’idéologie. C’est un parti pris incompatible avec la poursuite du discours analytique, à cause de ses effets de suture.
Il y a trente ans, quelqu’un dont les efforts n’ont pas cessé d’essayer de le rendre audible malgré la surdité générale aurait dû faire trembler en proférant sur la vérité : "qu’elle s’avère complexe par essence, humble en ses offices et étrangère à la réalité, insoumise au choix du sexe, parente de la mort et à tout prendre plutôt inhumaine". Pas d’effet ! Il est pourtant préférable que cette vérité ne se mette pas à vociférer toute seule à haute voix, comme c’est parfois le cas. La vérité n’a rien de fascinant. Elle n’est pas là où est le savoir, mais là où le défaut de savoir fait commandement à un savoir de substitution, forcément infirme.
Comment doit se situer là dedans, l’analyste ? Sans doute, s’il est tendu vers un certain rapport à la vérité, il sait ne devoir l’approcher pourtant que dans le mi-dire, et ce qu’il est de surcroît supposé savoir, c’est qu’aussi scandaleux que cela paraisse, le savoir spécifique du parlêtre n’est qu’inconscient. Que la psychanalyse ne délivre pas d’un tel fait de structure auquel il est soumis, lui aussi, comme tout autre.
Alors, devant cet impossible mariage entre savoir et vérité, le seul élément qui puisse répondre, c’est l’objet cause du désir, qui n’est en rien assimilable à l’objet de la tradition, car ne pouvant que se donner à entendre dans la chaîne signifiante, il échappe à la perception. A part à mettre l’accent sur ce plus de jouir dont le sérieux s’appréhende à ce qu’il affecte l’érotique du corps ou puisse plonger radicalement dans l’angoisse, il n’existe pas d’autre repérage, ni du désir toujours opaque et obscur, ni du sujet comme trace évanescente. Lacan le mentionne à peine pour s’acheminer vers la fin de la leçon et dire justement qu’il ne va pas parler de l’objet a.
Lacan avait précisé en commençant que : "dans la perversion, le sujet prend soin lui-même de suppléer à la faille de L’Autre". D’ailleurs, restituer l’objet au lieu de l’Autre, ne peut qu’engendrer la confusion entre grand Autre et objet petit a, par quoi se définit l’inceste, comme nous l’a appris Charles Melman.
Ce qui serait si spécifique au repérage de l’analyse, ce ne serait donc pas tant la découverte de la castration du sujet, laquelle est déjà tout à fait explicitée, déployée, voire même exemplifiée avant la naissance de la psychanalyse du côté de la religion, mais la question plus inédite de la castration de l’Autre : S de grand A barré. Contrairement à une certaine illusion du discours courant, au même titre qu’il n’existe pas d’autonomie de la demande du sujet ou du désir du sujet, puisque demande et désir du sujet impliquent le préalable de leur construction par le passage nécessaire par l’Autre, S de grand A barré est véritablement ce qu’avait à dire de nouveau la psychanalyse, à propos de la castration. Ce que le sujet demande, le grand Autre ne peut l’avoir radicalement. L’Autre ne saurait donner ce qui est Urverdrangt dirait Freud, refoulé originaire, c’est-à-dire la lettre en souffrance qui régit le monde de la pulsion, lettre insaisissable, énigmatique, inconnaissable, c’est-à-dire encore lettre vidée de toute signification. Or émettre une demande quelle qu’elle soit, interpelle un lieu particulier, le trésor des signifiants où se rencontre donc S de grand A barré, la castration de l’Autre, par quoi se boucle la signification de la parole et aussi de la demande, en ce point précieux où le grand Autre ne peut répondre que de ce qui manque, que de son manque, que de ce qui fait trou.
C’est également pourquoi S de grand A barré est la grande fonction de socialisation par définition. Le désir est au dernier terme, connotation du savoir des rapports de l’homme et de la femme par quelque chose qui est le plus surprenant, le manque de, le pas de, en référence au phallus. Il y a du non représentable parce que barré de l’interdit de la jouissance. L’oedipe en est une formalisation imaginaire, l’essentiel étant du coté de ce je ne sais pas, dans la jouissance de l’Autre.
L’analyse est-elle ou non une religion parmi les autres ? Il s’agit d’une question essentielle. Pour que la psychanalyse ait la moindre chance de ne pas relever de l’ordre religieux, il s’agit de poser les préalables à un athéisme véritable, lequel nous dit Lacan, n’est envisageable qu’à partir de la mise en doute radicale du sujet supposé savoir.
Qu’un sujet habite en effet cet Autre, relève d’une passion aveugle. Le prix du transfert avant tout relevant plutôt des effets de l’objet cause que d’un sujet supposé dans l’Autre. Ecarter la fonction du sujet supposé savoir, c’est-à-dire la religion, est certes renversement salutaire du rapport de la psychanalyse au savoir. Mais une telle opération n’est pas immédiatement envisageable. Car il ne faut pas confondre renonciation à l’adhésion à diverses institutions qui régissent le champ religieux (que ce soit les monothéismes traditionnels ou d’autres modes d’expressions religieuses plus floues, moins discernables, plus exotiques) et athéisme vrai qui impliquerait un bouleversement profond de la subjectivité. S’affirmer sans religion ne suffit pas à éradiquer les multiples modalités privées et cachées qui rendent grâce à la divinité, fusse une femme ou un maître. Donc il s’agit d’un fait de structure qui tend à se mettre en place automatiquement. De plus, remettre en question ce sujet supposé savoir, ce n’est pas non plus s’engager dans une entreprise de libération dont l’autre nom est celui de folie au regard du désarrimage pur et simple du lien au grand Autre qui s’y réalise, comme ce peut être le cas dans la psychose. Est-ce à dire pour autant que le névrosé soit forcément condamné à sa religion de structure ?
Lacan pèse sur sa formule : "Tant que nous n’avons pas essayé les conséquences d’une mise en suspens radicale de ce sujet supposé savoir, nous restons dans l’idéalisme et sous la forme la plus arriérée, celle qui est en fin de compte inébranlable dans une certaine structure qui s’appelle, ni plus ni moins, théologie. Le sujet supposé savoir c’est Dieu un point c’est tout" (…) "Un athéisme véritable, le seul qui mériterait ce nom, est celui qui résulterait de la mise en question du sujet supposé savoir". Au-delà de cette note d’humour de Lacan, demandons nous si un tel athéisme est concevable, sous quelles formes et à quelles conditions ? Est-il compatible ne serait-ce qu’avec un maintien du lien social ? Vers quoi nous conduirait-il ? A quel prix ? Et comment ?
En tout cas, la pérennisation du sujet supposé savoir fait appréhender le texte même de la psychanalyse comme une pagina sacra devant laquelle nous n’aurions plus qu’à nous incliner, pour servir au confort de notre surdité, c’est-à-dire ne surtout pas déranger les habitudes de jouissance.
A ce propos Lacan critique donc la manière dont on utilise au coeur même de la doctrine analytique, certaines notions qui s’appuient sur l’évidence perceptive euclidienne des figures planes, la logique du dedans dehors, représentations où est donné le privilège à la fonction imaginaire, dont l’effet est le corps conçu sur le modèle du sac, ou encore l’appuie sur la sphère comme représentation de soi ou du monde dont la vertu débilitante n’est plus à démontrer.
Lacan remettant en cause le schéma de Berkeley, poursuit par l’historique de la construction de cette représentation de mirage, à travers l’optique fondée sur l’oeil et la chambre noire, une autre sphère percée d’un trou qui fait pour nous écho aussi au mythe de la caverne chez Platon.
Pourtant, la prise en compte de l’inconscient relève d’une autre tablature. En distinguant finement la fonction de la vision, de l’objet cause regard, il critique la figure de la sphère, c’est-à-dire aussi le narcissisme comme sphère, qui ne manque de rien, qui contient tout, qui n’admet que ce qu’elle connaît déjà, autrement dit elle-même. La sphère simplifie notre appréhension du monde en donnant l’illusion de la compréhension, qui n’est jamais que la recollection d’un sujet avec son savoir. Comprendre plutôt qu’entendre, c’est vouloir imaginairement annuler la disjonction entre le sujet et un savoir. A l’impossible union du savoir et de la vérité, le seul point de certitude que l’on ait, ce n’est pas que nous pouvons savoir quelque chose du désir, ni même du sujet d’ailleurs, mais juste d’atteindre – point par lequel se termine la cure – à l’intelligence de ce qui le cause, ce qui sensiblement n’est pas du tout similaire.
C’est précisément cette fonction de l’objet qui est ratée par la conceptualisation antique signale Lacan. Cet objet regard est ce qui fait absence, défaut, blanc ou tache, c’est-à-dire manque derrière l’image et qui pourtant organise toute la scène.
Si la topologie est complexe, c’est qu’elle rend compte de la structure du sujet qui ne va pas sans la prise en compte de celle de l’objet petit a. Pas l’un sans l’autre. Cet objet ne relève pas du registre de la perception, du monde de la représentation, il est aperceptif, construction langagière. Si le sujet de l’énonciation, le sujet inconscient, habite bien là où le je se trouve en situation de béance, le sujet est une coupure, l’objet est un manque. Cet objet ordonne le rapport de la psychanalyse à la vérité. Il inscrit notre rapport au monde. Ce manque organisateur nié dans l’exemple du champ de la vision que prend Lacan, fait écho ou re-duplication d’un manque plus essentiel encore qui concerne le sujet en tant qu’être sexué, divisé dans le désir. Un manque à savoir, fondamentalement premier, caractéristique du sujet.
Pourquoi avoir suivi ce chemin pour la démonstration ? Justement pour faire vaciller le sujet supposé savoir. Comment défaire le rapport établi entre Dieu et le Réel ? Comment maintenir la dimension d’un réel qui ne se dérobe pas par l’effet d’interprétation ? Qui ne s’épuise pas dans la tentative de symbolisation ou encore qui ne se ferme pas par l’injection imaginaire de sens, comme il peut en être question dans le religieux ? Si le sujet doit son acte de naissance à une perte initiale de signifiant, signifiant chu irrémédiablement dans le réel, est-il obligé de référer à un père la raison de l’interdit de jouissance qui en découle, se demande Jean Paul Hiltenbrand dans son livre : insatisfaction dans le lien social. Autre façon de s’interroger sur le moyen de déplacer le mythe oedipien et avec lui, le roc de la castration, comme le penisneid, en tant qu’impasses ? La question est donc bien celle de parvenir à admettre de manière durable une solution athée, qui renverrait cette perte, à la seule physiologie du langage. Ceci n’est envisageable qu’à l’issue d’un remaniement profond de la subjectivité, tel que le parcours d’une cure devrait le permettre. Certes, devrions nous encore en décrire les étapes. De toute manière la défense assurée par le maintien d’un sujet dans l’Autre non barré, est un obstacle pour la cure quasi indéboulonnable, si l’on n’y met pas activement du sien.
La prise en considération de S de grand A barré, le grand Autre marqué d’une faille, peut tenir lieu dans la structure de fonction de père mort, mais pourrait aussi plus radicalement se reconnaître comme pur fait de structure se passant de Dieu. Dans l’inconscient, S de grand A barré n’est qu’un défaut structural, un vrai impossible reconnu comme tel et admis comme tel à la condition que l’objet petit a soit détaché du grand Autre. Ce qui suppose également que ce manque dans l’Autre soit reconnu aussi comme causal, de la subjectivité. Disons que S de grand A barré est pour le sujet, une des articulations, les plus précieuses. Elle indique le passage d’un Dieu créateur à un trou causal, qui pourrait se passer logiquement du sujet supposé savoir. Mais cette prise en compte est-elle effectivement réalisable ? Pourquoi la névrose redouble-t-elle à la fin de certaines cures, se cautionnant parfois d’une analyse bien conduite ? Pourquoi préférer la fixité de la jouissance de sa chaîne signifiante à une possible guérison ouvrant sur le désir ? Faut-il entendre que la conclusion de la leçon sur l’hommelle (restaurer petit a au champ du grand Autre afin d’en parer la béance, par quoi se définit la perversion), représente une réelle menace pour l’analyse qui ne s’extrairait pas du religieux ?
Lacan interroge comment le manque vient s’instituer chez le parlêtre à partir de l’institution de la fonction symbolique, puisque le réel comme l’imaginaire ne manquent de rien. Il évoque donc ce "pas sans" objet qui accompagne le déferlement de l’angoisse, autrement dit ce moment où un sujet justement ne trouve plus son fondement du côté du manque, en écho avec la leçon précédente qui s’est conclue sur la perversion. Si le pervers tolère ce risque de l’angoisse, c’est là où est réfuté pour lui le chemin du désir fondé sur le manque d’objet, au profit d’une jouissance qui elle vise un objet d’une toute autre nature, car fort bien planté dans la réalité.
Lacan redéfinit les trois registres du symbolique, du réel et de l’imaginaire, pour nous dire que le champ du grand Autre, le symbolique est étroitement lié au compté, c’est-à-dire à ce qui est susceptible de faire apparaître qu’il y a du manque. Ce compté, dimension symbolique, a des effets concomitants dans l’ordre de l’image. Pour qu’il y ait du compté, c’est-à-dire du symbolique, il faut avoir au moins pu compter jusqu’à 1. Ce 1, ce n’est pas le Un divin, le Un unique du monothéisme. S’il y a du 1, nous n’avons pas à nous prosterner devant lui, mais à le faire entrer au sein du calcul logique où la fonction phallique opère. Ce 1 nous convoque au trou de l’impossible du non rapport. L’effet produit dans l’imaginaire, par ce compté, c’est le petit a (qui n’a pas encore une position centrale entre R. S. et I. comme ce sera le cas plus tard dans le noeud Borroméen).
Or, chez le parlêtre, une de ses folies spécifiques c’est de se prendre pour sa propre image, de laquelle il tombe amoureux, puisque le pouvoir de cette image commande désormais son érotisme. Son narcissisme est fait d’une somme d’affects de plaisir ou de déplaisir qui concerne les rapports du sujet à cette image. Mais dans cette image investie de libido, qui conditionne son monde, c’est-à-dire qui va se faire le point de départ du monde des représentations, autrement dit de ce qu’il pourrait connaître, c’est-à-dire surtout méconnaître, quelque chose ne s’y spécularise pas, c’est petit a, connotation d’un manque qui fait valeur, prix et du même coup, pouvoir exorbitant à cette image. C’est comme cela que j’entends ce que dit Lacan quand il énonce que l’image spéculaire ou l’image du semblable sur lequel s’appuie le moi – i (a) – dans son rapport à petit a, est un modèle même de la disjonction entre savoir et pouvoir.
Le savoir et le pouvoir, Lacan nous en a parlé dans les pages qui précèdent. La science antique nous dit-il repose sur la liaison, la conjonction de ce couple de signifiants, savoir et pouvoir. Si socialement il est aisé de repérer cette adéquation savoir pouvoir, dans la mesure où l’attrait du savoir semble se justifier de ce qu’il fonde un pouvoir, rappelons néanmoins historiquement le destin tragique de quelques philosophes qui ont manqué à cet endroit de clairvoyance et se sont retrouvés dans les geôles des tyrans qu’ils venaient instruire, à défaut de les illuminer de leur savoir.
Le virage essentiel pour Lacan est lié à la disjonction du savoir et du pouvoir qui a pu changer la face du monde politique. Pourtant pour des raisons qui tiennent probablement à la manière dont se répartissent les choses au sein de la structure, il importe de souligner qu’au niveau de l’inconscient, pouvoir et savoir sont en effet de toute manière disjoints tel que le signale le discours du maître. Tout le travail de Freud va dans ce sens, y compris ce qui le pousse à décider d’un coup de force : en venir à lire le symptôme. La psychanalyse comme apprentissage de la lecture, vient de ce que pour Freud un symptôme doit d’abord s’entendre en vertu, non pas de cette opposition, mais de cette distinction repérée par lui entre savoir et pouvoir. Lacan souligne aussi ce qu’il est de son effort à maintenir ouverte cette béance et à veiller à ce que jamais rien ne la comble.
Pour en venir à expliciter la question de la névrose, il propose d’en passer préalablement par la phobie, comme structure intermédiaire. Car ce qui pèse chez le névrosé est du côté du signifié du grand Autre barré. Dans la névrose, c’est au niveau de l’énoncé que s’articule le symptôme. Le névrosé à la différence de la tentative perverse, ne cherche pas à masquer ce qui fait discord dans la logique induite par le signifiant. Ceci confirme bien que ce qui est essentiel pour la structure en fin de compte, comme nous l’avons souligné leçon précédente, ce n’est pas le sujet supposé au savoir, ce n’est pas de se river sur ce que le grand Autre sait, mais sur ce qu’il veut : que me veut-il ?
A l’époque où Lacan avait travaillé sur le petit Hans dans la relation d’objet et les structures freudiennes, son élaboration ne pouvait alors pas concerner le petit a. Il souhaite donc réexaminer ce qui se passe à la frontière entre le symbolique et l’imaginaire, entre le compté 1 et sa conséquence, l’apparition de l’objet a au champ de l’image. Cette insistance à réexaminer la question sous l’angle de l’objet a face au 1, prend sa source me semble-t-il dans la conception sur laquelle il fait reposer le statut du symptôme, car cet examen est intimement lié au type de résolution raisonnablement à attendre du procès de la cure.
Pour l’expliciter, une parenthèse. Le symptôme résulte donc d’une émergence de la vérité, véritable coup de tonnerre, révélation brutale, vécue comme impromptue, dans le réseau déjà constitué et établi du savoir, ce qui a pour effet de paralyser ledit savoir ainsi mis en échec. Freud montre comment se met en place un symptôme à partir d’un signifiant sexuel refoulé ou inconscient qui va être substitué par un autre signifiant, dès lors que cette opération substitutive, disons cette métaphore va se trouver bloquée, autrement dit que la fluidité des substitutions signifiantes va être interrompue. Cet ensemble figé, sous l’effet de divers aléas plus ou moins fortuits sur la chaîne signifiante, est de plus maintenu en l’état par les effets de résistance que surajoute l’imaginaire. C’est sous le coup de la poussée du désir qu’est généralement activée la mobilité spontanée de la chaîne signifiante. Ici, elle est donc entravée par la fonction moïque qui s’oppose ainsi au dénouage du symptôme. Freud avait d’ailleurs noté dans ce contexte, comment le symptôme permettait la satisfaction d’une jouissance substitutive.
Mais au-delà de ce qui apparaît comme incident dans un parcours pour un sujet, il convient de ne pas oublier que le premier symptôme fondamental est étroitement lié au champ même du désir. Tout désir s’accompagne de son réseau symptomatique. Ce premier symptôme est l’effet structurel de l’opération métaphorique paternelle inconsciente, qui en substituant au désir de la mère, le Nom-du-Père, promeut dans l’Autre, le phallus estampillé. Ce dernier relève fondamentalement du manque et prescrit un désir hautement symptomatique au sujet (cf. le choix d’une partenaire).
Mais c’est à cet endroit que Lacan déplace radicalement notre appréhension du symptôme. La jouissance de petit a n’est pas seulement ce pour quoi elle se donnerait au premier abord : que ce soit du côté oral, anal, invoquant ou scopique, car cette jouissance a reçu la marque phallique sous l’effet du Nom-du-Père. L’objet cause comme métonymie phallique, se trouve donc également plombé par le sens phallique, dans le symptôme. Ce qui dès lors prévaut, c’est une précipitation de sens, une pullulation qui revient donc côté signifié. Là où la métaphore est empêchée, la contamination du sens emprunte l’axe métonymique. Ainsi si Freud insistait sur la métaphore, la métonymie également via le petit a est aussi impliquée dans la question de la mise en place du symptôme.
Or si quelqu’un est venu en analyse, c’est que le surgissement de la dimension de la vérité dans son savoir a produit des effets assez désastreux. L’analyse n’est pas un simple constat du malheur, mais vise à une certaine résolution. Puisque le savoir dans son contenu, nous ne le connaîtrons jamais, il est inutile de chercher de ce côté-là. Ce que l’on peut par contre appréhender dans le cours d’une cure, c’est la structure même de ce savoir. Car ce qu’elle peut modifier éventuellement, c’est le statut de ce savoir. Puisque ce savoir se manifeste de manière flagrante dans la répétition, la répétition est quand même bien un savoir qui s’utilise à des fins de jouissance. Alors, la cure peut-elle déplacer un sujet de sa jouissance ? De sa douleur ? De sa souffrance ? De son retour à toutes les formes d’impasse maintes fois expérimentées ? Ou est-ce un renoncement trop grand, pour le plus grand nombre ?
Le point de départ de ce savoir est le trait unaire. Ce savoir opère par coups successifs. Tout ce qui nous intéresse comme savoir, tout savoir auquel nous sommes capables de prendre garde, s’origine de la marque Une. C’est parce qu’elle fait comptage que vient s’inscrire par ailleurs l’objet a. Le trait unaire ne fait que désigner un objet perdu dit Freud, une marque vide de sens, qu’en substitution, l’objet a remplace, mais attention, pour semblant seulement. D’où l’insatisfaction qui elle aussi peut servir d’appui pour une plainte intarissable.
Dans toute demande, quelque soit le soin qui y soit apporté, elle ne parvient pas à atteindre l’objet qu’elle essaie de désigner. Une lettre lui fait défaut radicalement comme nous l’a appris Jean Paul Hiltenbrand dans ces séminaires. C’est de ce réel aperçu que naît le sujet, comme foncièrement écorné, marqué par ce manque.
Ainsi, la résolution d’une part des effets pathogènes du symptôme pourrait concerner la disjonction de l’objet a de la fonction phallique produite par la métaphore inconsciente. Ce qui revient à dire séparer l’objet du désir, le phallus, effet d’une métaphore, de sa métonymie causale du désir. Mais ceci n’est envisageable, que en étant intervenu préalablement sur l’opération métaphorique inconsciente. Cette double modification n’est pas assimilable à un renoncement pur et simple à la dimension phallique, mais au déclin de l’attrait suscite par la jouissance de la castration du sujet. Ce qui revient à dire sortir de la prévalence de la demande pour passer au registre du désir. Bien sûr, l’analyse ne guérit pas de l’inconciliable de structure qui règne entre n’importe quels signifiants, lesquels fonctionnent par pure opposition, mais elle permet de soustraire l’aggravation qu’implique le verrouillage par le sens, c’est-à-dire ce qui se traduit précisément dans le signifié. La légèreté qu’implique la cure se fonde sur l’effectivité de la mise en fonction de la métaphore, ce qui n’est possible qu’à la condition d’accepter de mettre par ailleurs le poids sur la fonction de pure différence et d’opposition structurelle qui règne entre les signifiants.
Pour finir, Lacan rappelle que dans la phobie apparaît déjà la position problématique du petit garçon dont il nous parle, au regard de la sexuation. De l’angoisse à la phobie, Lacan nous fait entendre le passage de la dimension de demande à celle de désir. C’est de cette conversion fondamentale dont il nous parle, celle qui fait passer de la prévalence du signe qui garantissait la relation d’un sujet au savoir, un savoir originellement plutôt paranoïaque ou homosexuel, puisque arrimé au spéculaire ; vers une entrée de plein droit dans le langage, c’est-à-dire dans le monde du signifiant, par quoi le sujet se trouve cette fois aboli et où c’est désormais un signifiant qui le représente pour un autre signifiant. Nous n’avons que cela à quoi nous tenir.
Consentement, aussi bien, à une sortie de la détresse vitale, pour entrer dans une expérience d’incomplétude fondatrice, qui ne va pas sans reconnaître qu’il n’y a pas de Dieu qui ordonne ce savoir proprement impossible de l’inconscient, c’est-à-dire réel et que ce n’est que de ce lieu là que s’origine notre désir.