Hommage à la mémoire de Jacques Brunschwig
29 mai 2010

-

DARMON Marc
Hommages

Le grand historien de philosophie antique Jacques Brunschwig, disparu le 16 avril, est essentiellement connu pour ses travaux sur les philosophies hellénistiques, sur la logique des stoïciens et sur celle d’Aristote. Il était aussi traducteur de Leibnitz et de Descartes.

Son chemin croisa celui de la psychanalyse lors de la parution en 1969 d’un article sur « La proposition particulière chez Aristote », dans les Cahiers pour l’analyse. Lacan qualifia cet article « d’excellent », et certains, selon nous à tort, veulent aujourd’hui y voir une source des formules de la sexuation.

En hommage à la mémoire de Jacques Brunschwig, nous publions ici une note sur le μὴ παντες.

Cette note est destinée à une prochaine édition du séminaire Le Sinthome. Lors de la leçon du 18 novembre 1975, Lacan avoue ne pas avoir retrouvé dans l’Organon d’Aristote le passage sur le mé pantes c’est-à-dire : « l’opposition écartée par Aristote à l’universel du pas » .Jacques Brunschwig a bien voulu répondre malgré sa fatigue à mes questions l’an dernier au cours de l’élaboration de cette note.

Que son épouse Hélène trouve ici un témoignage de notre reconnaissance et de notre profonde sympathie.

Note sur le μὴ παντες (mé pantes)

C’est dans la leçon du 17 janvier 1962 du séminaire sur L’identification que Lacan évoque pour la première fois le pas tout, lorsqu’il examine la particulière négative non omnis homo mendax (pas tout homme est menteur), en affirmant qu’Aristote s’oppose à cette formulation. Lacan rapporte cette supposée opposition d’Aristote en ces termes : « ce n’est pas sur la qualification de l’universalité que doit porter la négation », il faudrait plutôt écrire la particulière négative aliquis homo non mendax, quelqu’homme n’est pas menteur, pour contredire l’universelle tout homme est menteur.

Dans cette même leçon (de L’identification), Lacan donne une référence très précise chez Aristote, ce qui est relativement rare : il s’agit du De l’interprétation. Il existe en effet, dans ce texte de l’Organon, une formulation qui semble justifier ce soi-disant rejet par Aristote de la négation portant sur le tout ; il s’agit de l’exemple donné au chapitre 10, 20a 5-10 : « Est-en-bonne-santé tout non-homme / N’est-pas-en-bonne-santé tout non-homme. En effet, on ne doit pas dire non tout homme (οὐχ πᾶς άνθρωπος) mais c’est à homme que la négation non doit être ajoutée. Tout ne signifie pas l’universel mais que la déclaration est universelle. »

En fait, il s’agit, dans cet exemple, de la contrariété entre deux propositions universelles, l’une positive (traditionnellement écrite A), l’autre négative (E), portant sur un nom indéfini : non-homme (οὐχ άνθρωπος). L’inversion des places de non et de tout aurait précisément, par erreur, transformé l’énoncé en une particulière négative (O) portant sur le nom universel homme – c’est ce qu’Aristote veut écarter.

Aristote ne rejette pas le pas tout pour formuler la particulière négative, et il existe dans ce texte des exemples qui le prouvent ; ainsi 19b 30, 33 :

Tout homme est juste
[a pour négation] pas tout (οὐ πάς) homme est juste.

Ou encore chapitre 7, 18a 5

à Tout homme est blanc correspond ce n’est pas tout (οὐ πάς) homme qui est blanc

Il s’agit ici du οὐ πάς et non du μή παντες, cette dernière particule négative μή étant généralement employée pour donner une valeur hypothétique à l’expression. Mais il n’existe pas, dans l’Organon, de mé pantes avec cette particule négative μή, et παντες tous au pluriel ; par contre, on y trouve les expressions : où pas (οὐ πάς) et mé panti (μή παντί) au singulier.

Il faut bien admettre que le supposé rejet par Aristote du pas tout est une erreur de Lacan – heureuse erreur, puisqu’elle l’a conduit à l’invention de son propre pas tout, qui n’est pas une particulière négative.

En effet, dans son séminaire Encore, à la fin de la leçon du 10 avril 1973, Lacan apporte une précision fondamentale : le pas tout est à interpréter comme un ensemble infini intuitionniste, et non comme une particulière négative impliquant l’existence d’au moins un qui contredirait l’universel, comme c’est le cas, classiquement, dans la logique d’Aristote.

La logique intuitionniste rejette notamment le principe du tiers exclu selon lequel la proposition A ou non A est toujours vraie. Considérons un sac contenant un nombre fini de boules noires ou blanches, la proposition A est la suivante : il existe au moins une boule blanche. La proposition A est soit vraie, soit fausse. A ou non A est donc toujours vraie, car il suffit d’examiner toutes les boules du sac pour vérifier soit A, soit non A. Dans le cas d’un ensemble infini cette vérification totale est impossible : on ne pourra affirmer que le sac ne contienne pas une boule blanche tant que l’on n’aura pas fait l’inventaire de tout l’ensemble. La proposition A ou non A est alors indéterminée, comme l’existence de cette boule blanche puisque l’inventaire ne sera jamais terminé. Le principe du tiers exclu, évident dans le fini, ne peut être transposé dans l’infini.

Dans le fini, l’existence prouvable effectivement d’au moins une exception contredit l’universel, c’est la particulière négative aristotélicienne qui peut se dire pas tout aussi bien que il existe au moins un qui dit que non. Dans un ensemble infini, il n’y a pas de procédure finie pour prouver cette existence qui reste donc indéterminée, le pas toutes de Lacan rend compte de cette impossible inventaire exhaustif. La formule μή παντες mé pantes attribuée à Aristote et choisie par Lacan, correspond bien à son pas toutes. En effet, le μή (pas) est une particule négative hypothétique et le παντες pantes (toutes) au pluriel est un pronom dont le genre est marqué et non pas un pronom neutre. Le mé pantes caractérise bien la position sexuée des femmes.

Mais il faut aussi considérer le pas tout non plus du point de vue de l’extension, mais sur le plan de la compréhension. Dans le cas du sac infini, quelque soit le nombre de boules déjà vérifiées comme noires, nous nous trouverons toujours avec un sac infini, chaque boule dans ce sac est susceptible d’être blanche. Le pas toute définit une femme en tant qu’elle est susceptible d’avoir accès à une jouissance de l’ordre de l’infini, au-delà du phallus. À partir de là, les femmes ainsi définies forment-elles un tout soit la femme ? Justement pas : si les femmes forment un ensemble, elles ne constituent pas un tout puisqu’elles ne sont pas toutes. Nous pouvons dire qu’elle constitue un ensemble ouvert, le cercle frontière qui les contient est extérieur à l’ensemble.

Le pas tout de Lacan a donné lieu à des erreurs d’interprétation remarquables. Ainsi Jean-Claude Milner, Jacques-Alain Miller et Guy Le Gaufey, pensent-t-ils que Lacan s’est inspiré, pour constituer le tableau de la sexuation, de l’article de Jacques Brunschwig, « La proposition particulière chez Aristote » (Cahiers pour l’Analyse, n° 10, Seuil, 1969).

Dans ce très bel article, auquel Lacan rend hommage (1) à l’occasion du séminaire Le savoir du psychanalyste, leçon du 3 mars 1972, Jacques Brunschwig, en s’appuyant sur les travaux de Robert Blanché, établit le rejet par Aristote non pas du pas tout, mais de l’interprétation maximale de la particulière, interprétation qui est pourtant la plus naturelle. En effet, lorsqu’on dit quelque B est A (particulière positive I ; ici, A est un terme et non le symbole de l’universelle, bien sûr), cela semble vouloir dire quelques B au plus sont A, mais que la plupart ne le sont pas. Dans l’interprétation minimale classiquement retenue, quelque B est A n’exclut pas que tous le soient, mais simplement rejette qu’aucun ne le soit.

Lorsque Brunschwig discute de la définition de la particulière chez Aristote dans une phrase des Analytiques premiers (An. Pr.I 1, 24a 18-20), pages 9 et 10 de son article, s’il se pose un instant la question de savoir si l’expression mé tini (pas à quelque) ne renvoie pas à la particulière négative maximale, il affirme clairement que l’expression mé panti (pas tout), « en tant que simple négation de l’universelle, ne peut avoir que le sens minimal. » C’est une particulière négative minimale (en O), elle contredit l’universelle du tout (en A), mais non l’universelle négative du aucun (en E). A n’appartient pas à tout B (mé panti) n’exclut pas que A n’appartienne à aucun B, alors que A n’appartient pas à quelque B (mé tini) peut s’entendre : quelque B au moins et au plus n’est pas A. Il est donc faux en prenant appui sur Brunschwig de faire du mé panti l’expression de la particulière maximale. C’est ce que font pourtant certains des auteurs cités. Le Gaufey interprète même, dans un premier temps (avant de pratiquer une inversion des particulières, soi-disant « pour plus de clarté »), ce pas tout comme une particulière positive maximale, en I et non en O: A n’appartient pas à tout B signifiant alors : quelques B seulement sont A, au lieu de : il existe au moins un B qui n’est pas A. Rendre cette particulière positive permet de la faire passer pour une maximale. Ajoutons que dans la phrase d’Aristote que Brunschwig analyse, la particule négative est employée pour une raison grammaticale, le verbe étant sous une forme substantivée : « Le fait d’appartenir à … », il est abusif de se fonder sur la présence de cette particule négative pour croire que ce mé panti est bien le mé pantes que Lacan aurait trouvé chez Aristote.

Dans le carré logique que Brunschwig examine, pages 7 et 8 de son article, carré où les particulières sont maximales, il remarque que les particulières s’impliquent l’une l’autre et que les deux universelles sont équivalentes. Brunschwig donne une explication claire de ces formulations surprenantes : comme dans l’hexagone de Blanché, qui complète le carré logique AEIO par les postes Y et U, au niveau du sommet Y, il y a conjonction des deux particulières I.O (I et O), cette conjonction est vraie lorsque les particulières sont maximales (c’est précisément ce qui est rajouté au carré logique, le fait de tenir compte des particulières maximales); la négation de cette conjonction par les règles de la dualité de De Morgan équivaut à AvE (A ou E), le poste U de Blanché. En somme, nier la (donc les) particulière(s) maximale(s), c’est affirmer l’universelle – soit la positive A, soit la négative E. AvE est une disjonction inclusive : A et E peuvent, en effet, être vraies toutes les deux lorsque l’ensemble est vide.

En d’autres mots, pour reprendre cet exemple cher à Aristote, si l’on dit « quelques hommes sont blancs » dans le sens d’une particulière maximale, cela implique que « quelques hommes ne sont pas blancs » ; il y a conjonction de ces deux particulières. Si l’on nie cette conjonction, cela revient à affirmer l’une des deux universelles, « tous les hommes sont blancs » ou « aucun homme n’est blanc ». En somme, si l’on ne peut pas dire qu’il y a des hommes blancs et des hommes qui ne le sont pas, alors de deux choses l’une, soit tous les hommes sont blancs, soit aucun homme ne l’est. Le cas où les deux universelles sont vraies toutes les deux à la fois, peut être illustré par l’exemple « toutes les licornes sont blanches et aucune licorne n’est blanche », deux affirmations universelles vraies toutes les deux à la fois, s’il n’y a pas de licorne.

Le Gaufey interprète l’équivalence des universelles d’une façon étrange : il écrit, page 81 de son livre sur le pas tout de Lacan, que le carré de la maximale « heurte par contre ce même sens commun au niveau des universelles qui, loin de s’opposer comme la négation l’une et de l’autre, s’accordent pour dire référentiellement la même chose : que tous disent oui, ou qu’il n’y en ait pas un pour dire non, c’est bonnet blanc et blanc bonnet ». Il donne donc comme exemple : « tous disent oui » pour A, « aucun qui dise non » pour E, au lieu de « aucun qui dise oui ». Ces phrases témoignent d’une incompréhension de ce que Brunschwig entend par équivalence des universelles dans le carré des particulières maximales. Mais la confusion commence avec les définitions élémentaires des particulières minimales et maximales, ainsi page 78, « si donc, dans le sens minimal de la particulière j’affirme que quelques A appartiennent à B, c’est que tous le font » ! : En fait, une particulière minimale est l’équivalent du au moins un, rien n’est spécifié sur la borne supérieure, Le Gaufey inverse le sens de la subalternation. Cette lecture fautive est favorisée par le désir de déduire les formules de la sexuation de ce carré des particulières maximales, projet erroné qui donne lieu à une série de forçages et d’erreurs.