Ce que je vous propose, c’est une lecture de Lituraterre centrée sur ce qu’a inspiré à Lacan son survol de la Sibérie et la peinture (les makémonos mêlant petits dessins, nuages et lettres) qu’il avait vue au Japon et que ce survol lui fait relire. Passages donc où surgit le « ravinement » que vous avez été plusieurs à mentionner.
Mais tout d’abord je vous resitue ces passages. Ils sont précédés de formules, d’une formule particulièrement, importantes, par laquelle Lacan se donne un but, et qu’il faut garder en tête : « je vais indiquer le vif de ce qui me parait produire la lettre comme conséquence, et du langage, précisément de ce que je dis : que l’habite qui parle ». Ce faisant il entend procéder à la « démonstration littéraire », dit-il, du virage de la littérature à lituraterre.
Démonstration littéraire où il est amené à introduire des signifiants inédits dans son discours : littoral, ruissellement, pluie, ravinement, pour décrire les rapports du semblant, de la lettre et de la jouissance tels qu’ils sont notamment en jeu dans l’écriture littéraire. Et ces signifiants ont justement ont la particularité de ne pas exactement valoir comme signifiants.
« Je n’ai fait dans le ravinement, image certes, mais aucune métaphore. L’écriture est ce ravinement ». La métaphore désigne en effet la substitution d’un signifiant à un autre ; or par l’emploi des images, Lacan justement nous situe ailleurs qu’au seul niveau des signifiants.
L’écriture donc est un ravinement comme le sillon des fleuves creusés par la pluie.
Mais qu’est-ce que la lettre ravine, là où la pluie creuse la terre ? Voilà ce qu’il fallait se demander.
Reprenons précisément la façon dont est amenée l’image. Lacan peut dire, inspiré par le spectacle de la terre vue des nuages et le rappel qu’il lui fait de ces nuages dans les makémono japonais, Lacan peut dire que la lettre est plue du semblant. Je reprécise qu’ici (plus qu’ailleurs dans le séminaire) le semblant est clairement assimilé au signifiant (le signifiant est le semblant par excellence, ce qui veut dire qu’il y en a d’autres formes, dans la nature notamment, mais que le signifiant d’une part en est toujours un, de semblant, et d’autre part en est exemplaire). Si la lettre est plue du semblant, le signifiant la contient donc et elle en tombe.
Ensuite, de même que la pluie (les précipitations) crée(nt) les reliefs de la plaine sibérienne, la lettre façonne quelque chose par sa chute, le lieu où elle chute. Lacan dit : p.126 « l’écriture est dans le réel le ravinement Du signifié ». C’est donc le langage lui-même et plus précisément ses effets de sens que la lettre façonne en y faisant apparaître un creux (c’est ainsi que je comprends la formule). Je vais argumenter davantage cette lecture que je propose et nous pourrons y revenir car on entend des choses très diverses sur le ravinement qui inspire autant qu’il interloque. Je soulève cependant d’emblée la difficulté de cette formule qui commande toute ma lecture du texte de Lacan : ce ravinement est « dans le réel » tout en étant « ravinement du signifié » qu’on aurait envie de situer du côté de l’imaginaire puisqu’il est sens, pensée. Donc : ce qui est raviné, c’est le signifié, mais ce ravinement s’opère dans le réel. Voilà qui est une articulation très précise même si on ne voit pas tout de suite très bien ce qu’elle désigne. En première approximation : le réel est le lieu de l’opération de ravinement qu’est l’écriture mais son effet est ailleurs (l’écriture, la lettre, c’est du réel, mais ce qu’elle creuse n’en est pas nécessairement).
Reste alors à qualifier ce réel. Que la lettre, de par sa matérialité, en relève n’y suffit pas. Où tombe-t-elle ?
Lacan va assez loin dans le maniement des images que lui offre son voyage en avion. P.125 notamment, vous lisez : « Voilà, c’est comme ça qu’invinciblement m’apparut, dans une circonstance qui est à retenir, à savoir d’entre les nuages, m’apparut le ruissellement qui est seule trace à apparaître, d’y opérer, plus encore que d’en indiquer, le relief sous cette latitude, dans ce qu’on appelle la plaine sibérienne, plaine vraiment désolée au sens propre, d’aucune végétation que de reflets, reflets de ce ruissellement, lesquels poussent à l’ombre ce qui n’en miroite pas »
Et bien, de même que la plaine sibérienne est désolée sans ses fleuves, de même les signifiants ont une homogénéité déconcertante dans la parole sans la lettre qui s’en détache : celle-ci les rend lisibles. De même que les fleuves reflètent les nuages d’où ils sont plus jetant dans l’ombre « ce qui n’en miroite pas », de même la lettre renvoie au signifiant dont elle est chue. Non pas qu’elle en soit le décalque (surtout pas dit Lacan) : elle en est une précipitation (corps solide, insoluble prenant naissance dans une phase liquide si l’on consulte le dictionnaire), la lettre est une précipitation du signifiant et ce faisant, s’en détachant, en modifie la forme, y faisant alors rature. C’est la matérialité même du signifiant qui est raturée par la chute d’une lettre. Mais le ravinement est celui du signifié dit Lacan. Pendant que le signifiant est raturé, du signifié, la lettre jette dans l’ombre certains pans et en met en lumière certains autres. La lettre y produit un relief.
La lettre dans sa matérialité ravine bien « le signifié » c’est-à-dire l’ensemble des effets de sens que produit une articulation signifiante. Cela signifie que par la chute d’une lettre, ce qui se dit change de valeur. Un trou dissimulé par la parole devient visible et ce qui le cerne s’entend autrement.
Mais reste toujours la question : où tombe-telle précisément, dans quel réel, lorsqu’elle est oubliée, lorsqu’une autre lettre vient prendre sa place etc. ?
Je ne l’aborde finalement que par ses effets. Or elle ne peut les avoir ces effets que parce qu’elle opère sur du signifiant : dans le réel, mais sur du signifiant, sur ce que le signifiant a de réel, à savoir sa matérialité, sonore d’abord avant d’être graphique.
Et ceci à quoi je suis arrivée m’a permis d’approcher un peu mieux « ce qui de jouissance s’évoque à ce que se rompe un semblant » et qui par le discours scientifique est congédié malgré ses recours à la lettre…
Comme telle, comme rature, comme trait réel sur le signifiant ravinant son signifié, la lettre est « rupture du semblant » qui caractérise le signifiant, et de cette rupture « s’évoque » de la jouissance. Et c’est précisément « ce qui s’évoque de jouissance à ce que se rompe un semblant qui dans le réel se présente comme ravinement ».
Le signifiant étant toujours semblant rendant le réel de la jouissance inaccessible à l’articulation signifiante comme telle, parce que le langage ne fait jamais que métaphore (Lacan y revient souvent dans ce séminaire), c’est quand un signifiant se rompt que s’aperçoit le vide qu’il dissimule. Certes la rature parait se faire sur un fond déjà dessiné (voir les nuages du makémono) : la lettre vient s’inscrire sur les nuages, images ici du semblant, mais en réalité elle est « rature d’aucune trace qui soit d’avant » : le signifiant en effet n’est pas en lui-même une trace, seule la lettre, réelle, fait trace. La lettre ne vient donc pas raturer une autre lettre ayant fait trace, mais du signifiant, et ce faisant y fait trace n’étant rature d’aucune autre trace.
Mais pour cela il faut qu’elle soit pure (litura pure), pas noyée dans les signifiants, faisant bien « bord entre jouissance et savoir ». Savoir, c’est-à-dire les articulations signifiantes qui cernent un réel particulier ; jouissance ce qui fait trou dans ce savoir d’y être inarticulable.
La psychanalyse parvient dit Lacan à désigner ce trou justement « quand elle l’aborde de la lettre ». Voir le V de l’homme aux loups que réévoque Lacan : de « la scène primitive » où il bat, « on n’en jouit pas, que n’y pleuve l’interprétation », dit Lacan p. 128).
La lettre en effet dessine le bord du trou en tombant d’un signifiant (voir le W de Wespe qu’oublie l’homme aux loups pour poursuivre avec cet exemple). En effet elle y laisse une trace qui est aussi le bord du trou qu’elle y laisse apparaître en s’en détachant : il n’y a rien derrière sauf cette évocation de jouissance (de la scène primitive en l’occasion : la vision du coït a tergo). Et c’est de ce rien que s’organisent les signifiants.
La lettre donc indique la jouissance qui s’évoque de ce trou. Comme réel elle s’y substitue sans toutefois la masquer : comme telle elle prend valeur d’objet a, susceptible comme lui de prendre plusieurs figures (passage du V au W, V de l’heure 5, papillon). Il me semble qu’elle prend même là une valeur idéographique. Mais il reste aussi, une fois le W tombé, une fois le signifiant raturé Espe qui est le nom d’un arbre, le tremble, et aussi SP, les initiales de l’homme aux loups : le signifié est bien raviné par la rature du signifiant.
Dernière étape de mon parcours :
Si ce bord que dessine la lettre, Lacan l’appelle littoral, c’est que ce terme permet de souligner l’hétérogénéité des deux territoires (terre et mer) et le caractère non stabilisé de ce bord (marées etc.). Et en effet ce bord fluctue : le point de jouissance est plus ou moins cerné, le cercle que les signifiants forment autour de lui plus ou moins large.
Mais « littoral » est avant tout le résultat d’un jeu de lettre, même s’il fait image.
L’écrit Lituraterre doit en effet faire prendre la mesure de ce que la lettre permet à l’être parlant bien que la jouissance lui soit interdite en tant qu’il parle.
C’est sans doute pourquoi la calligraphie y trouve une place d’exception. Elle produit la litura pure de manière « définitive », c’est-à-dire ne pouvant être ensevelie sous le semblant comme le sont les autres surgissements de la lettre, les formations de l’inconscient notamment où la lettre se donne à lire au creux de la parole de l’analysant pour y être réenglouti (Lacan dit en effet que le filet du signifiant attrape aussi bien la lettre).
Il y a donc une écriture permettant cette évocation de jouissance propre à la lettre, et qui ne soit pas seulement lapsus.
Mais cette écriture ne constitue pas un discours.
Il n’y a résolument de discours que du semblant, la lettre ne pouvant y faire que rupture. D’où cette place donnée à la littérature qui ne prendrait sa véritable fonction qu’à être « litura pure », fonction qu’elle ne prend pas le plus souvent (ou quand elle est d’avant-garde, en elle-même littorale), d’où aussi cet usage fait ici par Lacan des traces que sont « ravinement » et « littoral » dans la nature.
Que « le vif de ce qui produit la lettre comme conséquence du langage » ne me soit finalement pas apparu si vivement à me relire, c’est que je n’ai pas abordé ce qui cause la chute de cette lettre, ce qui la détache du signifiant. Question et passages à reprendre donc.