Je vais prendre un fil limité aujourd’hui. Comme vous, je suis en début d’année et je n’ai pas encore le recul qui conviendrait sur l’ensemble du séminaire.
J’ai été intéressée par certaines questions essentielles que Lacan posait dans Encore et qui ne trouvaient pas de réponse, ou des réponses qui clairement ne le satisfaisaient pas ; Lacan ne les lâche vraiment pas et tente de leur faire faire un pas supplémentaire dans Les non-dupes errent, en se soutenant notamment de premières manipulations du nœud Borroméen.
Vous sous souvenez de cette phrase clé de Encore: « la jouissance de l’Autre, du corps de l’autre qui se symbolise, n’est pas le signe de l’amour », qui est suivie de cette autre phrase en général pas commentée : « l’amour est une passion qui peut être l’ignorance de ce désir, mais qui ne lui laisse pas moins toute sa portée (au désir), quand on y regarde de plus près, on en voit le ravage » (leçon du 21 Novembre 1972).
Dans la leçon du 16 janvier 1973, il terminait en promettant de montrer où se rejoignent l’amour et la jouissance sexuelle… Promesse non tenue dans Encore.
Alors, lien de l’amour et du désir, lien de l’amour et de la jouissance… comment Lacan va-t-il avancer dans ces questions, qui ne sont pas moindres, dans Les non-dupes errent ?
Dès les premières leçons, il insiste sur ce que la dit‑mension de l’Imaginaire est équivalente aux Réel et Symbolique, reconnaissant lui‑même qu’il a « tiré à boulets rouges » sur ce malheureux Imaginaire, sous le prétexte du narcissisme, en marquant l’importance écrasante du Symbolique. Eh bien, néanmoins, nous avions eu tort de comprendre ça !
Il est donc clair que ce nouveau positionnement de l’Imaginaire va lui permettre d’essayer d’avancer autrement dans la question de l’amour. Bien que je me permets de vous rappeler que l’amour n’a jamais été situé par Lacan comme uniquement de l’ordre de l’Imaginaire.
Dès le 30 juin 1954, les trois passions (amour, haine, ignorance) étaient distinguées comme telles, et représentées à l’aide d’une petite pyramide dont les arêtes des trois facettes figuraient les trois passions : l’amour entre le S et le I, la haine entre R et I, et l’ignorance entre R et S.
Il distingue alors radicalement ce que Freud appelait « Verliebheit » de « Liebe ». Verliebheit, c’est le désir d’être aimé, narcissique, où il voit le « désir d’engluer celui dont on veut être aimé dans la particularité de soi‑même comme objet ». Liebe, en revanche, vise l’être aimé dans son être (on trouve dès 1954 cette phrase déployée dans Encore que l’amour vise l’être), l’ « être » au-delà de l’« apparaître ». C’est une relation symbolique supérieure, car l’être est corrélatif de la parole. Autrement dit, l’amour vise dans l’être aimé ce en quoi il est un être parlant. Dans Encore il dira que l’amour vise le sujet en tant qu’il est supposé à une phrase articulée… Et surtout, ce qui distingue l’amour du désir, c’est que le premier ne cherche pas la satisfaction mais l’être au-delà (vous savez la fréquence de cette locution adverbiale dans les premières années du séminaire de Lacan).
Je ne vais pas déployer ici tous les développements de Lacan au cours de ses années de séminaire, bien qu’ils soient passionnants ; je tenais à vous rappeler sa première mise en place avec les difficultés et les paradoxes qu’elle recèle déjà , car je dirais, elles me semblent être toujours restées sous‑jacentes, amenant Lacan à des formulations paradoxales : par exemple, dans Encore, cette promesse de nous montrer où se rejoignent l’amour et la jouissance sexuelle se solde par la position de l’amour comme suppléance au non‑rapport sexuel, et l’invention de l’amour courtois et de son insatisfaction, obligée donc, comme la plus jolie astuce destinée à masquer ce non‑rapport.
Mais, nous dit Lacan dans Les non‑dupes errent, « l’amour, ça me tracasse, vous aussi bien sûr, mais pas comme moi » (15 Janvier 1974)
L’amour, ça le tracasse parce que c’est le ressort de l’analyse, et il dira même que « l’amour est à la place de l’analyse ».L’amour, certes, est une « débilité », mais qui pose la question du 1, du 2 et du 3, et donc l’amour « c’est pas seulement une passion, c’est passionnant ».
C’est l’occasion pour Lacan (le 12 mars 1974) de souligner d’ailleurs que l’amour n’est après tout, peut‑être pas une passion, en tous cas pas toujours. Ce que la littérature n’a pas manqué de montrer, voir Stendhal. Mais de toute façon, cette débilité est passionnante car il pose la question du « DEUX » et parce que « Le savoir inconscient est justement ce qui s’invente pour suppléer à quelque chose qui n’est peut‑être que le mystère du DEUX ».
Nous voyons ici l’un des enjeux du travail sur le nœud Borroméen : c’est d’éclaircir le mystère du DEUX.
Comment Lacan amène-t-il cette question ?
Dans les séminaires précédents, Ou pire et Encore, c’est la question du UN qui était travaillée, l’amour comme « faire UN ».
Ici, dès le 12/2/74, il rappelle, ce qui nous semble bien connu, si l’existence du UN repose sur le signifiant et si « chacun (chaque signifiant) est tout seul, notre problème de parlêtre, c’est ce qui se passe quand « à la place de ceux qui pourraient être des sujets dans le rapport sexuel, il y a donc deux signifiants », deux signifiants dont chacun est tout seul !
Or Lacan insiste sur ceci que chacun des sujets (je garde ce terme puisque c’est lui qui l’emploie) qui se représente par l’un et l’autre signifiants a affaire au S2, au savoir de son inconscient, savoir dans le Réel ; il précise que S2 est réel, et – proposition nouvelle dans l’œuvre de Lacan – qu’il consiste en deux signifiants car il faut deux signifiants pour qu’il y ait savoir inconscient, indélébile et désubjectivé. Ce savoir, S2, ces deux signifiants, sont « refilés » au sujet à partir de ce qui clochait chez les parents. Il constitue, au fond, la seule chose qui accompagne le sujet, voire qu’il a « à se mettre sous la dent ».
Ce qui me semble important, c’est que la relation Homme/Femme soit envisagée, non pas tant comme celle d’un S1 et S2, mais comme l’affrontement de deux S2, savoirs inconscients.
Quoi qu’il en soit, le Nœud Borroméen doit pouvoir nous apporter des moyens de percer ce mystère du DEUX qui commence avec le miroir : ce que le Nœud Borroméen doit pouvoir nous apporter, c’est qu’il serait nécessaire que trois UNS soient noués pour que le DEUX livre donc quelque chose de son mystère. Et c’est en raison de cette débilité qui s’appelle l’amour, qu’il prend, dit-il, comme sujet de séminaire, ce nœud.
Essayons de cerner le développement de la question du DEUX et du TROIS.
Le 11/12/73, il commence par ceci : bien que nous nous imaginions être des êtres à trois dimensions dans l’espace, nous n’en avons que deux ; nous habitons un « flat land » et nous n’adorons dans un être aimé rien de plus que sa silhouette. Nous avons donc un faux abord de la question du volume.
Autrement dit, il faudrait que nous puissions réussir à faire avec le corps de l’autre un nœud (12 mars). C’est bien ce à quoi nous tendons, mais nous n’y arrivons pas. En revanche, curieusement, dans le discours, nous allons parler des nœuds de l’amour par métaphore.
Si nous vivons en 2 dimensions spatiales, en revanche nous comptons jusqu’à 3 mais « nous ne comptons que jusqu’à 3 », et Lacan d’avancer rapidement que c’est de compter 3 que nous pouvons compter 2 (ce qui n’est pas nouveau dans ses séminaires), et jouant sur « deux », « d’eux », « Dieu », il souligne que c’est ce qu’affirme aussi bien le Nœud Borroméen que la religion chrétienne. 3 est donc premier : Dieu jouit de l’impair : « Numero Deus impare gaudet ».
Il est exact que cette phrase due, non à un chrétien, mais à Virgile reprenant la culture grecque, reflète que les grecs et notamment les Pythagoriciens, tenaient le « pair » pour stérile, car il ne pouvait engendrer que lui‑même. Dans la langue française, c’est plutôt le contraire : on dit « faire un impair ». Ce qui est amusant, c’est que cette phrase a subi une traduction burlesque, que Lacan reprend, non pas que « Dieu jouit de l’impair » mais « le numéro deux se réjouit d’être impair » en jouant sur Deux/Dieu.
Dans les Écrits, Lacan, paraphrasant même cette phrase par une phrase « odd », disait‑il, odd qui en anglais veut dire étrange et impair : « des numéros sont Deux, qui n’ont pas leur pareil, attendent Godot ».
Se dégage donc la question : comment faire tendre le « DEUX » de l’amour vers l’imparité du TROIS, puisqu’il faut se réjouir d’être impair. C’est donc tout un « truc » d’être deux. Ca nous le savons, c’est un drôle de « truc », à entendre comme « savoir faire et astuce ». Comment rendre l’amour un peu civilisé ? C’est son expression et c’est la question qui parcourt le séminaire à ce sujet.
Alors il faut remarquer que pour le christianisme, comme pour le Nœud Borroméen, le DEUX vient du TROIS, le TROIS étant la structure du Borroméen.
Ou, un peu plus complexe, le DEUX est engendré par deux impairs, le UN et le TROIS (12 mars 1974). Ce qui s’expérimente avec l’écriture, i.e. la mise à plat du Nœud où se révèle que le Nœud peut être DEUX, à savoir lévogyre ou dextrogyre ; l’écriture étant, et Lacan y insiste, ce par quoi nous pouvons aborder le Réel, ici le Réel du Nœud.
Pour avancer sur cette question de l’amour, le détour par la religion, l’amour divin, et donc en particulier le christianisme se trouve donc indispensable. Lacan prend quelques précautions dans la mesure où, nous dit‑il, il va dire des choses à nous faire vomir, d’une part, et d’autre part que s’il est agacé par ceux qui croient que l’amour divin est un amour à Deux, Dieu et moi, il l’est encore plus par ceux qui ne se rendent pas compte de l’aspiration que l’amour divin exerce sur le sujet.
Il va se servir d’une présentification du Nœud qu’il n’explicite pourtant que le 12 mars. C’est une première présentification du Nœud qui permet d’introduire un « ordre » entre les trois ronds, de distinguer un moyen pourvu de deux oreillettes, deux extrêmes, mais qui donc ne sont pas noués olympiquement, mais Borroméennement. Cet ordre introduit est ainsi assez arbitraire puisque, même dans ce nœud, « le Réel est d’avant l’ordre », dira‑t-il le 12 mars, i.e. un rond peut en remplacer un autre.
Pour les besoins de son explicitation, il introduit donc un ordre, un sens ; le rond du milieu sera dit « moyen ».
Que s’agit-il d’expliciter ? La force du Dire de l’amour qui fait événement, me semble-t-il et pas seulement privé, et en tant que cet événement du Dire en question est de l’ordre du Symbolique de l’Imaginaire ou du Réel.
Ainsi, dans le christianisme, l’amour est un commandement : tu aimeras ton prochain comme toi‑même. Il est donc en position de symbolique. Ce commandement, dit Lacan, met au pinacle l’être et l’amour : le rond moyen est donc occupé par le Symbolique de l’amour et en conséquence dans le christianisme, le corps comme Imaginaire et la mort comme Réel.
Le nerf de la vraie religion, le voici donc : l’amour y est aspiré par l’amour divin et le corps par la mort. Il y a donc « vidage » de ce qu’il en est de l’amour sexuel, une insensibilisation du corps. Ce que Lacan ne va pas hésiter, cependant, à rapporter d’abord aux origines du monothéisme, puisqu’il incrimine la doctrine de la faute originelle, qu’il qualifie de sadisme et de perversion de l’Autre.
Il est clair cependant que les conséquences de cette doctrine sont portées à l’extrême dans certaines déviations du christianisme, tel le Marcionisme où se trouvait interdit de toucher de quelconque façon le corps d’un autre fidèle.
Reste donc que le christianisme est épinglé comme sadisme, puisque « le corps devient mort, que la mort devient corps par le moyen de l’amour ».
La mort devient corps dans la résurrection. Le commentaire de Lacan est ici assez obscur : ce qui me semble important, c’est que Lacan veuille réintroduire alors la question du désir : le désir du christianisme est un désir de mort et de résurrection ; autrement dit, le précepte de l’amour a chassé le désir mais ne l’a pas éteint, loin de là : le christianisme a seulement baptisé « amour » ce désir de mort et de résurrection du corps. Il y a donc un « désir de Dieu » dont le signifiant amour a pris la place, il l’a chassé : il y a eu un déplacement de signifiant, mais le désir de Dieu demeure en quelque sorte sous‑jacent à l’amour. C’est ainsi que s’éclaire la phrase d’Encore que je vous citai au début, à savoir que l’amour est l’ignorance du désir, mais ne lui en laisse pas moins toute sa portée.
Mais l’amour chrétien n’a pas seulement caché le désir de Dieu qui l’habite, il a véritablement chassé un autre amour, celui que Lacan appelle « l’amour de toujours ». C’est celui qu’on peut formaliser par un nœud Borroméen qui poserait l’amour à sa vraie place, comme Imaginaire, mais néanmoins au centre comme moyen : R I S donc. De cet I s’origine un Dire qui fait jouissance, dans la position Symbolique, le Réel étant toujours celui de la mort.
Cet amour est celui que l’on trouve dans l’antiquité, dont la littérature témoigne, Lacan évoque Catulle et son amour pour Lesbie, aussi bien que Platon, le Platon de la seconde partie du banquet, littérature antique prolongée surtout dans la poésie de l’amour courtois moyenâgeux. C’est surtout ce dernier que l’amour chrétien va s’efforcer d’évincer, car, bien que florissant dans une société apparemment chrétienne, il n’a rien de chrétien.
Le Dire de l’amour platonicien illustre bien qu’il est moyen, daimon en grec (daimon), le démon qui mène de la Jouissance d’un beau corps à la Jouissance de la Beauté en soi par une dialectique impeccable.
Quant à l’amour courtois, il met l’objet du désir dans un lieu inaccessible, d’où il suscite une passion sanglante, comme l’a magnifiquement montré Dante (dans Vita Nuova). Aussi bien, c’est à l’Imaginaire du Beau que l’amour a à s’affronter, dont nous savons que s’il est le Beau, le dernier rempart contre la mort, il reste toujours prompt à nous entraîner dans le cercle infernal de la Jouissance Amour Mort.
Mais ce Dire de l’amour n’est pas sans rapport avec le savoir inconscient.
L’amour est l’Imaginaire spécifique de chacun et qui ne l’unit qu’à un certain nombre de personnes pas choisies du tout au hasard ; il y a un rapport au Réel d’un certain savoir, celui de l’inconscient, l’amour recélant un plus‑de‑jouir qui supplée à l’inexistence du rapport sexuel. C’est un dire vrai qui coule dans la rainure du Réel.
Que veut dire qu’il coule dans la rainure du Réel ? Cela peut signifier ici (je ne dis pas que ce soit la seule interprétation de cette phrase difficile) : il me semble que la pratique de l’amour courtois aussi bien que la dialectique platonicienne sont une pratique de la logique dont les impasses indiquent les impasses du sexuel, et donc de l’inexistence du rapport, le Réel par excellence.
Ce que sans doute, d’une certaine manière a saisi le christianisme, et ce qu’il ne pouvait tolérer ! Aussi bien Lacan rappelle souvent cette phrase christique que « les lis ne tissent ni ne filent », sagesse à laquelle nous aurions à nous fier : Lacan y voit une radicale dénégation de l’Inconscient.
Il reste néanmoins que « l’amour c’est pas fait pour être abordé par l’Imaginaire » nous dit Lacan, car cela ne nous sort pas du cercle Jouissance Amour Mort dont la beauté est le ressort.
Certes, le christianisme récuse donc les nœuds où l’amour est pris comme moyen de l’Imaginaire, bien qu’il ait fait de nombreux compromis avec le platonisme, ce que l’on voit dans la splendeur de l’art qu’il a permis de déployer.
Mais ce n’est pas ce qui intéresse ici Lacan. Ce qui l’intéresse, ce sont les conséquences de ce que le désir, y compris le désir de Dieu ait été « chassé » pour reprendre son signifiant, mais non éteint
Eh bien, il s’inscrit un autre nœud Borroméen, quasiment sous‑jacent au premier où l’amour était en position symbolique dans RSI. Le désir y reprend sa place centrale, mais là est l’audace de Lacan, c’est un désir de mort, et donc c’est le Réel de la mort qui s’inscrit comme rond moyen, donc SRI, nouant l’Imaginaire du corps, ici le corps glorieux, et la Jouissance de la parole christique symbolique.
Ce nouage secret du christianisme, c’est celui du masochisme, la perversion chrétienne.
Mais pourquoi cela intéresse‑t-il tant Lacan ?
C’est que cette perversion chrétienne n’est pas sans rapport avec la naissance de la psychanalyse. « Que ce soit le masochisme qui là, les psychanalystes, les ait suscités, ça ne fait aucun doute… c’est ce qui les attache, ce sur quoi une partie de leur théorie est construite » (18/12) et plus loin. « Elle (la psychanalyse) n’a fait que suivre le virage hors place du désir et il faut bien qu’elle sache que si la psychanalyse est un moyen, c’est à la place de l’amour qu’elle se tient ».
Qu’est-ce que Lacan critique ici ? S’agit‑il de l’opposition de l’instinct de mort et de la pulsion de vie que Lacan a radicalement contestée ? S’agit‑il de la recherche, dans certains courants psychanalytiques, de l’amour comme solution harmonieuse à la souffrance du parlêtre, doublée de l’ignorance ou le déni de l’inexistence du non‑rapport sexuel ? S’agit‑il aussi d’une absence de réflexion sur le transfert, c’est‑à‑dire de l’amour qui bouche le trou du réel du savoir inconscient ?
En tous cas, la psychanalyse est enracinée dans ce tournage en rond qui relie Amour Mort Jouissance, que ce soit le discours de l’Antiquité ou dans le christianisme, dont la vérité serait le maintien d’un désir de Dieu nous invitant, aspirant vers le masochisme. Elle (la psychanalyse) n’a fait que suivre le virage hors place du désir.
Et cependant, ce ratage de l’amour n’en est pas une condamnation ! Peut être à notre grande surprise, ce séminaire laisse entendre qu’un refleurissement de l’amour serait possible, c\’est-à-dire que la nécessité du ratage qu’il vient de montrer cesserait de s’écrire pour qu’advienne enfin un amour un peu civilisé, possiblement.
Lacan va donc revenir à la chaîne R S I, la chaîne théologique donc, qui donnera son nom au séminaire suivant ; mais il peut se trouver une chaîne isomorphe, où l’amour, occupant la place du symbolique, pourrait donc civiliser l’amour. Pour cela, nous dira‑t-il dans la leçon du 12 mars 1974, « il faudrait qu’il devienne un jeu dont on saurait les règles »
Que conjoindrait‑il en place de R & I ?
La réponse de Lacan est pour le moins énigmatique : il s’agirait de conjoindre la Jouissance du réel au Réel de la Jouissance qui respectivement viendraient à la place donc du corps et de la mort.
Pour appréhender ce déplacement, ce nouveau déplacement, il faut tenir compte du pas, amorcé dans Encore, dans la définition du corps comme substance jouissante et la mise à distance de la question de la « vie ». Le corps n’étant pas tant un corps vivant que jouissant. On peut donc saisir que la Jouissance du Réel du corps, « ça a un sens ».
Un pas de plus : la Jouissance du Réel, en tant que tel, c’est la Jouissance du TROIS. Quel TROIS ? Le nombre 3 bien sûr, qui, lui, est Réel et qui est ce Réel dans la rainure duquel coule le dire vrai : ce dire vrai dont Lacan, le 12 mars 1974 nous donne la formulation : le vrai c’est ce qui fait que le corps va à la Jouissance, et qu’en ceci, ce par quoi il y est forcé, ce n’est pas autre chose que le principe par quoi le sexe est très spécifiquement lié à la mort du corps.
Vous entendez, bien sûr, que l’on retrouve le TROIS de la Jouissance, du corps et de la mort. Mais dans ce jeu donc de l’amour civilisé, ce dont il s’agit de jouir, ce n’est pas du vrai, mais du Réel, et ce Réel n’est que le TROIS.
Mais alors, qu’est-ce que le Réel de la Jouissance ? Peut‑on donner un « sens » à cette expression ? A vrai dire, Lacan laisse lui‑même la question en suspens dans le séminaire. Est‑ce par exemple la manipulation du TROIS, son tissage, son coinçage ? Puisque l’amour c’est en dernier ressort le rapport du savoir de l’inconscient au Réel. Serait‑ce le réel de la Jouissance, ce savoir tisser du TROIS que l’amour médiatiserait ?
Il faudrait, bien sûr, revenir sur le signifiant jeu qui a dans tout le travail de Lacan une grande importance. Je serai brève aujourd’hui. Le propre du jeu, c’est qu’il y a toujours une règle, disait‑il dans les problèmes cruciaux. Il implique toujours une distance du sujet par rapport à son savoir, notamment, disait‑il, « par rapport à ce point d’accès impossible au niveau du sexe ».
Lacan, dans Les Non‑Dupes errent, ne manque pas d’évoquer la notion de limite qu’implique la règle. Et c’est bien là le problème, concernant l’amour pris comme passion, notamment cette demande sans fond que nous trouvons dans la clinique féminine. Ce refleurissement de l’amour ne se fait donc qu’au prix de l’acceptation de son ratage. Et Lacan d’indiquer humoristiquement que l’amour civilisé ainsi obtenu – l’est, oui – mais en ne l’obtenant pas…
Donc pas question de croire aux lendemains qui chantent. Le prix à payer, c’est aussi que dans cette intégration du ratage… la jouissance écope.
Et cependant, à plusieurs reprises, il laisse entendre que dans quelques cas rares et privilégiés, et par l’intermédiaire du Discours Analytique, quelque chose pourrait cesser de ne pas s’écrire… Quelque chose qui ressemblerait à du rapport sexuel, et qui, du coup, permettrait aussi un amour civilisé (12/02/1974).
Il est bien évident que ce que Lacan dit de l’amour concerne aussi l’amour de transfert et la question de la fin de l’analyse. Car, si le jeu de l’amour civilisé pourrait se jouer, c’est, comme Lacan l’annonce pour la première fois dans l’Histoire (11 Juin 1974) d’une façon assez solennelle, « qu’il est possible de cesser d’aimer son propre inconscient » et d’errer ; ce qui permet peut‑être de laisser aussi un peu d’air pour le partenaire.