Nicolas Dissez, Intervention au séminaire d’été « Les non-dupes errent », 28 août 2011
J’ai été, pendant la lecture de ce séminaire, accompagné par une question, comme on peut être accompagné par un air de musique ou une chanson avec le caractère insistant, entêtant que cela peut prendre. C’est une interrogation, qui pourrait paraître latérale mais qui me semble tout autant au cœur des questions posées par ce séminaire. Cette question qui a accompagné ma lecture des non-dupes errent, c’est : Qu’est-ce qui fait courir Lacan ?
Je vous donne d’emblée les trois fils que j’ai pu retrouver le long de ma lecture du séminaire et vous me direz si leur nouage a pu vous sembler constituer une réponse à cette question. Mes trois fils se constituent de la fonction de l’amour, du registre du dire, et de la dimension de l’écriture.
Vous entendez que mon interrogation de départ n’est pas sans évoquer une ritournelle, une chansonnette, d’ailleurs en vogue dans cette année 1973-74, et qui s’énonçait : « Qu’est-ce qui fait courir le monde ? ». Comme aujourd’hui grâce à Google, il est impossible d’avoir oublié quoi que ce soit, y compris un nom propre, je vous indique que ma petite litanie est une chanson popularisée par Pétula Clark. Pour Pétula Clark, philosophe Yéyé très populaire en cette année 1973 du séminaire donc, la réponse était évidente, ce qui fait courir le monde, c‘est bien sûr l’amour… Ne prenez pas ma remarque comme ironique, ou dénigrante, cela constitue une interrogation centrale du séminaire que de savoir si c’est, par exemple, irréductiblement l’amour pour le père, pour le père comme nom, qui fait courir le monde ou si d’autre modalités de désir nous sont envisageables.
Vous avez, en effet noté que cette question de l’amour, de la place à donner à l’amour, est au cœur des interrogations de Lacan dans ce séminaire. Je vous propose ainsi de considérer que le terme de dupe s’éclaire progressivement au fil du séminaire, pour venir équivaloir à la relation amoureuse entre un homme et une femme. Vous vous souvenez ainsi que dans la première leçon, Lacan définit la duperie à partir la citation de Chamfort : « On est jamais tout à fait la dupe d’une femme tant qu’elle n’est pas la vôtre », mais également que la dernière leçon du séminaire se termine sur une paraphrase de son titre qui fait équivaloir l’amour à la duperie : « Qui n’est pas amoureux de son inconscient erre ». Le non-dupe c’est ici le non amoureux. C’est aussi celui qui refusant les ambiguités comme les effets de langage n’a aucune chance d’avancer. A défaut d’un minimum d’amour, de confiance accordée à l’Autre, celui-ci n’a aucune de ne se retrouver ni à Lemberg ni à Cracovie, il risque bien de rester sur le quai de la gare. Faire du sur place, rester en rade comme disent les marins, peut-être est-ce une modalité de l’errance…
Cette question de l’amour est tellement présente dans ce séminaire, Marie Charlotte Cadeau avait su le noter lors de son intervention à l’Ecole Psychanalytique de Sainte-Anne, que tout se passe comme si la nouveauté introduite par le nouage borroméen avait comme enjeu systématique, presque unique, une fois que sont éclairées certaines caractéristiques topologiques du nœud, de pouvoir en déduire ses conséquences quant à la fonction de l’amour. Comme si l’enjeu essentiel dans ce séminaire, était de pouvoir donner sa juste place à l’amour dans nos vies, ou encore, comme si le nœud borroméen avait, dans ce séminaire, vocation à spécifier, à déterminer les règles du jeu de l’amour.
Alors, je ne sais pas si Lacan était amoureux en 1973 ou s’il est nécessaire d’être amoureux pour écrire un tel séminaire quasiment consacré à l’amour, mais l’on peut quand même constater qu’il est animé d’une flamme peu commune et qu’il fait preuve d’une certaine fidélité à un savoir spécifique. Si entre Les Noms-du-Père et Les non-dupes errent, ce n’est pas le même sens mais c’est toujours le même savoir, au sens du savoir inconscient, nous sommes bien amenés à considérer qu’il y a une continuité dans le savoir qui mène Lacan. Pour ne pas errer, Lacan se trouve bien dans une position amoureuse à l’égard du savoir inconscient qui le mène et cette disposition amoureuse ne paraît pas êtrangère à sa possibilité d’avancer un certain nombre de dires consistants.
C’est donc mon deuxième fil, celui du dire borroméen. Disons que c’est une autre réponse possible : si ce n’est pas l’amour qui fait courir Lacan, c’est la possibilité d’un dire qui puisse tomber juste en ceci qu’il se soutienne d’une écriture borroméenne. Je vous remets à l’oreille le début de la leçon du 18 décembre 1973 : « Mon dit a été celui de ce nœud que j’ai pas introduit d’hier et dont la portée méritait qu’on y insiste. Ça veut dire : ne pouvait pas apparaître tout de suite. C’est pas tellement ce nœud qui est important, c’est son dire ».
Il s’agit bien pour Lacan de proposer un certain nombre de dires qui font évènements mais dont l’émergence paraît nécessiter un certain dispositif. Ce dispositif se soutient en particulier d’une adresse spécifique à son auditoire et vous avez certainement repéré la façon dont Lacan insiste au fil du séminaire sur son embarras quant au trop grand nombre de personnes présentes pour venir l’écouter. Pratiquement chacune des leçons de ce séminaire comporte une évocation, une remarque, un reproche quant au trop grand nombre de personnes présentes. Ce nombre, dira Lacan, il en est embarrassé comme un poisson d’une pomme, puis il finira par cracher le morceau : ce trop grand nombre de personnes l’empêche de s’adresser à son auditoire comme il s’adresserait à une femme ! Vous voyez donc le dispositif dans lequel se place Lacan : pour produire un dire qui fasse évènement, il lui faut pouvoir s’adresser à son public comme il s’adresserait à une femme. Autrement dit, si ce dire borroméen adressé à une femme, a fonction d\’acte, c\’est un dire sans appel, sans retour en arrière possible. Vous conviendrez avec moi que ce registre du dire peut difficilement ne pas évoquer le registre de la déclaration d’amour.
C’est quand même un dispositif un peu particulier. Imaginez que je vienne vous proposer une intervention ici même, sur un thème à priori sérieux, « le dire borroméen », par exemple, et que mon propos ne constituait en fait qu’une déclaration d’amour à une femme ! Vous auriez de quoi trouver ma position disons, pas très convenable. Et bien peut-être cette situation n’est-elle pas aussi éloignée de ce que Marcel Czermak a appelé « L’inconvenance de la pratique de Jacques Lacan ».
Alors quelle illustration pourrions-nous trouver dans ce séminaire d’un dire borroméen ? Vous l\’avez peut-être remarqué il y a au cours de ce séminaire la reprise d’une formulation apparue pour la première fois dans \ »… Ou pire\ », plus précisément au cours de la leçon où pour la première fois Lacan introduit ce nœud borroméen, qui pourrait nous servir d’illustration. : \ »Je te demande de refuser ce que je t\’offre parce que c\’est pas ça\ ».
Cette formulation, c’est un dire borroméen, elle vient bien articuler, nouer, les trois registres de la demande Imaginaire, du don symbolique et du Réel en tant que c’est pas ça, mais ce dire, il constitue tout autant un programme amoureux pour toute une vie, une vraie déclaration d\’amour.
J’en viens maintenant à mon troisième fil, celui du registre de l’écrit. Si un dire authentique, un dire qui porte à conséquence, c’est un dire qui tombe juste – comme on peut dire d’un air qu’il sonne juste, un propos peut aussi avoir des accents de justesse – il suppose du coup un type d’adresse et d’accord avec l’Autre. Je vous propose de considérer qu’un des enseignements du séminaire c’est qu’un propos qui tombe juste, exemplairement entre un homme et une femme, un dire vrai, suppose une écriture dont ce dire se soutient. C’est bien ce qu’indique cette formulation de dire borroméen, un tel dire suppose une écriture borroméenne qui le fonde.
Il s’agit donc pour Lacan, par le biais d’un certain nombre de dires vrais, de proposer une écriture nouvelle, mais là encore la fonction de l’amour revient au cœur des enjeux du séminaire. C’est dans la rencontre amoureuse en effet, indique Lacan, que quelque chose peut « cesser de ne pas s’écrire ». C’est peut-être ce en quoi l’amour est passionnant – si l’on veut bien s’extraire de ses effets passionnels – c’est qu’il peut être à l’origine d’une écriture nouvelle. La rencontre d’un homme et d’une femme dans ce séminaire s’offre au registre de la contingence, de l’invention, de ce qui cesse de ne pas s’écrire.
S’il n’y a pas de désir de savoir, Lacan y insiste et pas seulement dans ce séminaire, il y a de ce fait à isoler les modalités selon lesquelles, malgré tout, un savoir nouveau, une écriture nouvelle peut émerger. C’est ce qui justifie, pour lui-même y compris, les contraintes d’un dispositif spécifique nécessaire à la possibilité de l’émergence d’un savoir nouveau, de nouvelles écritures. Il est sensible que Lacan ne procède pas à son séminaire sur le mode d’une élaboration scientifique, il n’enchaîne pas automatiquement une série d’écritures logiques, il en passe par la nécessité d’un dire qui nécessite l’adresse à un Autre féminin et ne peut donc pas faire l’économie de la dimension de l’amour. Le pari de Lacan, pourrait-on dire, c’est que si ce dire tombe juste entre un homme et une femme c’est qu’il est soutenu par une écriture qu’il s’agit d’isoler. « Ce qui fraye n’est rien d’autre que ce dire qui s’engouffre dans ce qu’il en est du trou par où manque au Réel ce qui pourrait s’inscrire du rapport sexuel ». Cela aussi c’est un dire borroméen, une formulation que l’on pourrait lire comme articulant les trois registres Réel, Imaginaire et Symbolique. L’enjeu de Lacan, celui de proposer une écriture nouvelle en passerait donc par ce « frayage » – terme qu’il convient de noter – qui se nourrit de ce trou crée par l’impossible du rapport sexuel. Cet impossible il s’agit d’aller s’y frotter, dans une adresse à une femme, c’est-à-dire dans un dire amoureux qui tomberait juste.
Une dernière citation du séminaire pour conclure : « C’est dans l’écriture de ce nœud même, ces traits écrits au tableau, que réside l’évènement de mon dire pour autant que cette année je pourrais l’épingler de faire votre édupation ». Si Lacan a annoncé au début du séminaire qu’il n’y avait pas d’initiation, l’ensemble du séminaire nous incite à nous faire dupe de certaines écritures, à condition qu’elles soient justes, pour ne pas errer. Il s’agit donc pour Lacan de faire notre « édupation », mais comme cet appui sur l’écriture borroméenne semble avoir comme enjeu essentiel de déterminer les règles de l’amour, on pourrait proposer qu’au fil du séminaire Lacan se propose de faire notre édupation sentimentale.
Nota Bene : J’ajoute avec plaisir à cette courte intervention, la pertinente remarque que Marc Morali a bien voulu m’adresser dans la suite de ces journées. Marc m’indique qu’il lui semble possible de préciser que si Lacan est effectivement dans une adresse à une femme au cours de ce séminaire, c’est plus précisément Aimée – la patiente à laquelle sa thèse est consacrée et qu’il évoque dans ce séminaire – qu’il prend comme interlocutrice, en ceci que comme psychotique, Aimée ne résiste à rien, c\’est-à-dire qu’elle est en place d’analyste idéal. Lacan n’indiquait-il pas : « Si j’étais psychotique, je serais meilleur analyste » ?…