QU’EST-CE QUE LA VÉRITÉ, SINON UNE PLAINTE ? Pierre Arel
Il nous arrive d’entendre dire que ce qui vient de la psychanalyse est un ballon d’oxygène, ce qui suppose que nous serions dans une atmosphère irrespirable. Mais qu’est-ce qui serait irrespirable ? Je propose de considérer que ce soit notre immersion dans lalangue, dont Lacan dit dans La troisième[2] qu’elle est morte, même quand elle est en usage. Elle véhicule la mort du signe, ce dont nous pâtissons dans la plupart des secteurs de notre vie, tant dans la famille, l’entreprise, l’école que dans ce qui nous sert d’espace public, les media, cela jusqu’à l’étouffement. C’est de jouissance que nous étouffons.
Quel oxygène la psychanalyse peut-elle nous apporter là-dedans ? Dans ce séminaire, Lacan nous invite à respirer un air un peu particulier qui est celui du réel, réel qu’il oppose à la vérité et au dire vrai, ou encore à la mousse religieuse toujours prompte à proposer du sens. Et pour accéder au réel, il nous dit qu’il n’y a pas d’autre chemin que celui de ce savoir boiteux, ce savoir disharmonieux qu’est l’inconscient. Mais il précise que nous ne pouvons accéder à ce savoir qu’en passant par le discours analytique, et « qu’on a besoin du dire vrai, et surtout un peu de soupçonner quelles mauvaises fréquentations a le dire vrai, à savoir que tout ce qui vient troubler le discours… qui fonde la normale… des cas de vérité »[3] La psychanalyse çà permet d’accéder au réel, d’en approcher plus exactement, dans le cas d’un réel bien spécifique qui est celui qui concerne le rapport sexuel.
Il y a cas de vérité dès le début de la psychanalyse, quand Freud repère le premier mensonge hystérique, mensonge d’une plainte relative à un éprouvé dans le corps dont la cause principale est tue. C’est cette cause que les hystériques vont mi-dire à Freud, un désir sexuel suscité par le désir de l’homme à leur égard. Ce sont là des bons cas de vérité, psychanalytiquement parlant, puisqu’à la fois il y a une plainte, une plainte relative à un réel qui ne peut se dire, et que le réel en cause est à chercher du côté d’un défaut de rapport sexuel. Ces bons cas de vérité nous enseignent sur ce que nous pouvons faire avec la vérité pour nous approcher du réel, puisque la vérité qui nous intéresse dans la psychanalyse n’est pas la même que celle que toute une tradition philosophique et religieuse a pu définir. La vérité de l’analyse, à laquelle Lacan apporte des précisions importantes dans ce séminaire concernent ses rapports avec le pathétique et la plainte. Il dit : « Qu’est-ce qu’une vérité… sinon une plainte ? »[4]. C’est du côté d’un pathétique de la plainte, d’un pathétique qui fait sens, que nous avons à chercher une vérité, mais pas pour en rester là. Bien au contraire, Lacan nous y invite, nous avons à la gratter pour avoir une chance d’accéder au réel[5]. Ce n’est pas le sens de la plainte qui nous importe, c’est le réel. Mais pour y accéder, à ce réel, il faut en nettoyer le sens, sans en oublier. En somme, le sens, la vérité, la plainte, c’est ce qu’il y aurait à nettoyer, ce qui serait « caca », mais encore faut-il les repérer comme tels pour opérer dessus, ce qui n’est pas donné d’avance.
Ce n’est pas donné d’avance, puisqu’il y a un grand nombre de plaintes dont nous ne pouvons pas faire grand-chose du côté de la psychanalyse, comme un certain nombre de plaintes qui sont adressées aux médecins. Prenons par exemple les dites « fibromyalgies » ; ça ne fait pas de doutes qu’il y a une douleur et une plainte, mais le réel nommé, named, n’est pas celui du non-rapport sexuel, loin s’en faut, et si un fibromyalgique vient au cabinet d’un psychanalyste, il y a peu de chances qu’il y fasse un long parcours. Et puis il y a de nombreuses souffrances sans plaintes, comme dans les anorexies, les toxicomanies, qui causent bien des désagréments et peuvent mettre la vie en danger, mais ne suscitent pas de plainte. C’est ce que l’on rencontre aussi avec les psychoses.
Ces références cliniques nous rappellent combien l’émergence d’une plainte n’a rien de spontané, d’automatique, et que si plainte il y a, celle-ci peut porter sur des causes diverses et variées. Ceci est vrai aussi à l’échelon social, culturel, puisque selon la culture l’expression d’une plainte va être plus ou moins réprimée. Bien des traditions invitent au silence, et nous savons que l’expression d’une plainte est souvent un événement politique. Dans la conférence où Jorge Semprun[6] parle de la souffrance des travailleurs, il en vient à situer le contexte historique qui a permis qu’une revendication, en passant par l’Autre, puisse se dire pour soi, et non en soi. C’est là encore une question de Naming, de nommer une souffrance, un réel. Ces questions gardent leur actualité, puisque aujourd’hui, en politique, nous nous interrogeons souvent sur la pauvreté de ce naming concernant ce qui ne va pas dans notre vie sociale. Dans un ouvrage qui soulève ces questions, un auteur italien, Rafaele Simone[7], cite une tendance, une attitude sociale dénommée « buonisme » qu’il définit comme une attitude d’acceptation débonnaire de tout ce qui arrive, ou encore une infinie tolérance envers le social. Nous avons les mêmes en France qui, quoi qu’il arrive, disent : Ce n’est pas grave, ça va s’arranger, avec le temps, avec la chance.
Ce « ce n’est pas grave » me paraît même une façon d’entendre l’homme sans gravité. Homme sans gravité dont Charles Melman nous a livré une description que j’ai trouvée très instructive dans le séminaire sur les paranoïas. Il s’agit d’un jeune homme qui voit, dans la rue, sa petite amie en galante compagnie, devisant avec un autre homme de façon si intéressée et amoureuse qu’elle ne le voit pas. Après avoir raconté ça dans sa séance, le jeune homme reste longtemps silencieux avant d’ajouter : « Ça m’a fait quelque chose ! »[8] ? Charles Melman dit qu’il trouve cette situation remarquable, puisqu’il est question en fait d’éviter de nommer ce qu’éventuellement ce « quelque chose » éveillait en lui. Il évite par exemple de dire que cette situation aurait pu susciter chez lui de la colère ou de la jalousie. D’où cette question : « Quelle est la différence radicale, le saut, le franchissement que produit cette nomination, le fait de ne pas dire simplement : « Ça m’a fait quelque chose », mais de dire par exemple : « Ça a provoqué chez moi une colère qui ne m’a pas lâché, etc. ? » Cette nomination oblige à en passer par le concept et donc l’universel, et ce concept oblige, ce qui a pour conséquence de quitter la singularité de son malheur et la jouissance de soi-même qui va avec. « Ça m’a fait quelque chose. » Jouissance de l’animal, dit Lacan, qui se jouit[9]. Vous entendez que cette leçon, qui m’a fait quelque chose quand je l’ai lue pour la première fois, permet d’entendre certains enjeux de ce séminaire, tant en ce qui concerne cette place de l’homme sans gravité dans notre social, de cet homme qui dit que ce n’est pas grave, que de ce qui concerne notre rapport au réel et de ce que la psychanalyse peut y apporter, et surtout la sexuation que ce rapport au réel implique.
Commençons par le rapport au réel. Dans la leçon 3 Lacan dit : « Je te baptise réel, toi, en tant que troisième dimension ». « Je te baptise réel parce que si tu n’existais pas il faudrait t’inventer… Et c’est bien pourquoi je l’ai inventé »[10]. C’est ce qu’il appelle naming, de to name, donner un nom propre, ce qui précède la nécessité par quoi il ne va pas cesser de s’écrire. Vous entendez comment Lacan, dès les leçons de ce séminaire, engage son travail avec une audace extrême concernant notre rapport au réel, puisqu’il est question d’y accéder, de le nommer, de le nouer bien sûr, etc. Il suffit d’aller parler de cela devant des auditoires qui ne sont pas familiarisés avec ces formulations pour en mesurer la pertinence et l’audace, combien elles dérangent les « aquoibonistes » qui sont légion aujourd’hui.
Dans le commentaire qui suit ce cas clinique, Charles Melman pose la question de savoir ce que cela change de dire : « Ça m’a fait du chagrin ». À quoi il répond que « en venant nommer le réel auquel il se trouvait soudain affronté, par cette nomination il venait à la fois apprivoiser le réel et le déplacer… Du même coup, lui-même en tant que sujet se trouvait déplacé »[11] et se trouvait divisé, contrairement à la position que lui conférait le « Ça m’a fait quelque chose ».
Cette nomination lui aurait permis de non seulement se déplacer, mais aussi de se placer, déjà avec cette femme qui était en train de le quitter. Et c’est précisément par un dire, un dire qui fait événement, un dire qui a des implications dans le réel qu’il aurait pu se tenir à une place d’homme. Mais c’est ce qu’il refusait avec la conceptualisation et la division qui vont avec. Il était dans une position essentiellement féminine.
Ceci nous renvoie à ce qui me paraît le plus important dans ce séminaire, à savoir notre rapport au réel et à la vérité est un rapport sexué. Cet exemple rend très bien compte de comment le défaut d’un dire installe instantanément dans une position féminine, et de comment une femme peut être en attente d’un dire venant d’un homme. « Car si pour l’homme ça va sans dire, l’amour ça va sans dire, parce qu’il lui suffit de sa jouissance… la jouissance d’une femme, elle, ne va pas sans le dire de la vérité»[12]. C’est dire combien les femmes sont tributaires de l’homme pour accéder au réel, ce que Lacan résume ainsi dans la leçon 6 : « L’homme, à refuser le savoir de l’hystérique, du même coup le ferme. Il constitue le correct nœud borroméen. Que le seul réel qu’est le trois, il y accède. Il sait qu’il parle pour ne rien dire, mais pour obtenir des effets. La norme de l’homme consiste à savoir qu’il y a de l’impossible »[13].
Pour mesurer la portée de ces propos, il n’est qu’à les confronter à la poussée égalitariste qui sévit de plus en plus dans notre social. Si les propos de Jorge Semprun étaient particulièrement à même de nous rappeler ce qu’a été la force de la plainte du travailleur, et quel moteur politique cela a été, ils nous permettent aussi d’entendre que la politique ne se joue plus ou plus seulement sur ce terrain. Par contre est-ce que le terrain de la revendication de l’égalité des sexes, voire de la disparition de la différence des sexes, n’est pas le nouveau champ de bataille politique ? Plusieurs événements de la scène internationale ont réactivé ce débat, relançant cet appel à l’égalité des sexes qui est présentée comme un progrès et comme l’objet d’une lutte. Cette lutte, comme nous le savons, a conduit à un grand nombre de conquêtes, législatives dans un premier temps, puisque nous n’en sommes qu’à un début, et que nous sommes en train d’assister à une mise en application de politiques qui ont été ou seront votées prochainement.
Un analysant particulièrement astucieux et très concerné par la question m’a fait lire un rapport d’une sociologue de l’I.G.A.S. qui fait un état des lieux des situations d’inégalité liées au sexe dans le monde du travail, et propose des mesures à adopter pour arriver à « une déspécialisation des rôles » quant au sexe[14]. L’une des mesures-phare concernant l’égalité au travail est sans surprise le congé parental, qui tente, en attribuant aux pères un congé à la naissance de leur enfant, de contourner ce point de réel qu’est la reproduction sexuée. Cette lutte est fondée sur un dualisme qu’à la fois elle dénonce, espérant ainsi faire du Un par une homogénéisation, et qu’elle renforce de fait, en aggravant ainsi les effets. Pour arriver à ses fins, elle entreprend une opération de nomination, ce que Lacan appelle le « nommer à », par la mise en place d’une écriture qui vient à attribuer des places sans en passer par les effets d’aucun dire. Ces écritures sont plutôt tirées de la moyenne des demandes. Il suffit qu’il y ait un certain nombre de demandes pour que leur moyenne passe dans les écritures, en silence. En silence, puisque une fois que c’est voté, que c’est dit la loi, il n’y a plus moyen de dire quoi que ce soit dessus.
Ce séminaire peut nous aider à repérer le rôle du dualisme dans cette évolution, qui résulte d’un traitement du symbolique et de l’imaginaire comme s’il n’y avait jamais le moindre réel en cause, jamais le moindre impossible. Dans le passage que j’ai cité, où Lacan dit que l’homme sait qu’il y a de l’impossible, il termine en citant cette phrase que nous connaissons bien, avec laquelle il a introduit les nœuds borroméens : « Je te demande de refuser ce que je t’offre, parce que ce n’est pas ça »[15]. Voilà comment il traite le mi-dire de la vérité, de la vérité de la plainte. Elle est certes prise en compte, mais dans une ternarité qui vient coincer un objet par la mise en place d’un refus, d’une Versagung qui est un dire qui a été barré, défait.
Ce refus porte sur la plainte dont Lacan dit que « ce n’est pas le sens qui nous importe, c’est ce qu’on pourrait trouver au-delà, définissable comme du réel »[16]. Ce refus que le maître à l’ancienne, dupe de son inconscient, pratiquait sans rechigner au nom d’un Bien possible, d’un Bien à faire advenir, il est plus difficile pour l’homme d’aujourd’hui de le soutenir, puisqu’il n’a plus aucune espèce d’idée de ce qui lui tracerait la voie du Bien. Si ce n’est au nom du Bien, d’où l’homme peut-il fonder une parole qui par son refus ferait événement ? Dans la langue bien sûr, mais pas seulement. Dans son exposé Annie Gebelin nous donnait à entendre comment un dire qui a pu nous paraître ordinaire jusqu’à maintenant, comme de se dire d’une position sexuée, peut poser problème aujourd’hui, à l’heure où la déspécialisation des genres devient un programme politique en voie de réalisation. Il s’entendait très bien dans ce même exposé comment le travail de la cure permet de produire un dire qui a des effets, à savoir qu’en dépassant la plainte et sa vérité, le réel du non-rapport sexuel peut être abordé, voire noué.
Mais nous avons aussi à prendre la mesure de cette situation bien particulière où certes bien des idéologies ont chuté, de nombreux « ismes » se sont tus , mais le genrisme et l’égalitarisme ne se sont jamais portés aussi bien, décourageant toute forme de pensée et de dire à leur endroit. Seulement ce n’est pas sans effet non plus, et le réel prend le mors aux dents de ce côté aussi, à savoir que le réel du non rapport sexuel se renforce d’autant.