Au cours de l’intervention qu’il a faite en 1990 à la Maison de l’Amérique latine à Paris, publiée dans l’ouvrage collectif « D’un inconscient post-colonial s’il existe» sous le titre «Le complexe de Colomb », Charles Melman souligne que la situation coloniale a confronté chacun de ceux qui s’y est trouvé, non pas à une réalité familière, mais à un réel angoissant qui menaçait leurs repères identitaires.
Nommer ce réel a été une première opération nécessaire pour tenter de le maîtriser, de le rendre familier. Cette opération de nomination a été effectuée par les colons à partir des noms qui leur étaient familiers. Par exemple, les noms de lieux à partir de leur religion, la religion catholique : Sainte-Marie, Saint-Joseph, Sainte-Anne ou des noms de fruits à partir de la couleur ou de la forme de certains fruits qui leur évoquaient les fruits du pays d’où ils étaient partis : cerise, abricot.
Avec le transbord de femmes et d’hommes africains dont les valeurs phalliques étaient dépréciées ou annulées par leur réduction à l’état d’esclaves, la nomination des parlêtres va s’effectuer à partir d’une différence de couleur de peau, dans un déni des lois symboliques humanisantes de la parole. Les signifiants « noir » et « blanc » transformés en signes vont désigner des êtres parlants qui deviennent des « Noirs » et des « Blancs ». Une « ligne de couleur » imaginaire opère un clivage social ségrégatif entre deux groupes qui visent à être homogènes : le groupe des colons, les Blancs auxquels est attribuée une valeur phallique imaginaire et hors de ce groupe des Blancs, tous les autres non-Blancs, esclaves, affranchis, métis, nègres.
La distorsion coloniale des lois symboliques humanisantes a concerné le lieu symbolique du langage, lieu d’altérité radicale, nommé par J. Lacan, grand Autre, à partir duquel le sujet a à trouver son assise identitaire. Dans la société coloniale, ce lieu langagier devient un lieu habité par un objet pulsionnel, le regard.
Au cours du séminaire organisé par l’ALI à Fort de-France en 1996 à partir du séminaire « l’Identification » de J. Lacan, Daniel Maragnès, philosophe guadeloupéen, a caractérisé le malaise social aux Antilles de l’expression paradoxale, « une crise-qui-dure »… Une crise qui ne cesse de se répéter sans pouvoir trouver sa résolution. C’est une autre façon de dire ce dont a parlé Charles Melman à propos de l’absence de pacte symbolique qui a structuré la rencontre coloniale dans les sociétés nées au 16ème siècle, de la première mondialisation du capitalisme européen.
En dépit du passage de ces colonies au statut de départements en 1946, en dépit de certaines bonnes volontés manifestes, un pacte symbolique n’arrive pas à s’établir entre ceux dont l’histoire personnelle s’est trouvée articulée à cette distorsion coloniale. Cette difficulté, repérable de façon aigüe dans les relations entre Blancs et non-Blancs, entre békés et non békés, ne cesse pas de marquer toutes les relations sociales. La « crise-qui-dure » est l’interminable plainte dont la répétition fait entendre une jouissance du traumatisme, héritage d’une violence non élaborée, non symbolisée, qui empêche de donner sépulture pour en faire des ancêtres, à ceux qui nous ont précédés.
Cette violence peut faire irruption à l’occasion du moindre conflit social, au cours de banals désaccords. Elle marque les moments où l’imaginaire se défait libérant un réel qui n’est pas noué par le symbolique. (Exemples des récentes violences dans les quartiers populaires de Fort-de-France, Sainte – Thérèse et Ravine – Vilaine). Ces moments de dénouage ne peuvent trouver leur résolution que dans des accidents de la route souvent mortels (leur fréquence et leurs conditions de survenue ont pu laisser perplexe un responsable de la police en Martinique : « on dirait que les jeunes martiniquais cherchent à se suicider sur les routes… »), dans des violences meurtrières, dans des pratiques toxicomaniaques ou parfois dans le déclenchement de maladies graves à certains moments d’une psychanalyse.
Si dans les sociétés européennes la montée récente de la quête identitaire peut s’analyser (comme le fait Charles Melman au cours de ses entretiens avec J-P Lebrun)comme symptôme d’une mutation, lié au surgissement d’une nouvelle économie psychique et manifeste une difficulté croissante à y trouver une assise identitaire symbolique, aux Antilles du fait de la distorsion des lois symboliques humanisantes qui a structuré l’économie sociale, la difficulté à trouver une telle assise est constitutive pour les descendants d’affranchis.
Au cours de ses premiers séminaires, Lacan souligne la fonction symbolique déterminante du père comme nom, garant de la loi. Nom-du-Père qui dans la théorie lacanienne, métaphorise le désir de la mère et ouvre un enfant à d’autres signifiants que ceux qu’il aura pu prélever dans le discours maternel.
Au cours de ses derniers séminaires des années 1970, il va réinterroger la fonction du père. Le père nomme. La nomination devient une fonction particulière, distinguée du symbolique. Elle peut relever du symbolique ( Lacan distingue dans la Genèse, la nomination, humaine, qui fait suite à la création opérée par Dieu), mais elle peut aussi être imaginaire ou réelle.
Dans la leçon du 11/12/73, du séminaire « Les non-dupes errent » Lacan précise que « nommer » n’est pas à confondre avec « dénommer ». Une nomination n’est pas une dénomination. Il recourt à l’anglais « to name » pour souligner que « nommer c’est « donner le nom propre » et pour distinguer « naming » de « nomination ». « Naming » dit-il c’est le nom propre qui « ne va plus cesser de s’écrire ». À propos du nom, dès le séminaire «l’Identification », Lacan souligne que si la psychanalyse s’intéresse au nom, ce n’est pas dans sa fonction de désignation, mais dans sa fonction de nom propre. Un nom propre n’a pas de signification, il ne se traduit pas. Il a une relation avec un trait symbolique que Lacan a nommé « trait unaire » et qu’il élabore à partir du deuxième type d’identification dégagée par Freud, par laquelle le sujet emprunte un trait singulier à la personne aimée ou haïe. Trait symbolique, le trait unaire n’est pas donné par une apparence sensible telle que la couleur de la peau. Il est prélevé dans le champ des signifiants du premier Autre qu’une mère incarne pour son enfant et qu’un sujet rencontre dans le parcours qu’il a à effectuer pour son identification singulière qui est symbolique.
Cette articulation au trait unaire permet que le sujet se compte un Un .Ce Un n’est pas le un qui unifie comme le fait l’appartenance à un groupe, à un « Tous ». Par son articulation à ce trait qui relève de l’écriture, le nom propre opère une nomination, il nomme ce qui du réel advient au symbolique (c’est par exemple la fonction des rituels nécessaires pour nommer un enfant). Cette opération de nomination qui noue un réel au symbolique en nommant le trou du symbolique (A barré), est une nomination symbolique.
Mais selon Lacan, toutes les nominations ne sont pas des nominations symboliques. Nommer est un acte qui opère une nomination par un nouage du réel du symbolique et de l’imaginaire. Selon la modalité de ce nouage, la nomination pourra être dite symbolique, imaginaire ou réelle.
Il y a à distinguer « donner un nom » de « nommer » et « porter un nom » d’« être nommé » ; ce point n’est pas anodin dans la clinique qui nous occupe.
« Quelque chose de celui qui nomme passe dans le nom et le leste ; ça ne marche pas toujours ; parfois le nom est curieusement léger, pas assez nourri par le père, ce qui laisse errer le non-nommé par le père » (S. Rabinovitch in « Qu’est-ce qu’un nom ? »).
Vous vous rappelez que l’œuvre de l’écrivain irlandais J. Joyce a été l’occasion pour Lacan d’interroger la dimension symbolique de la nomination opérée par son père. Si le père de cet écrivain lui a donné un nom, « quelque chose » De son père, (père « radicalement carent » selon Lacan), n’est pas passé dans son nom et Joyce ne s’est pas trouvé nommé symboliquement. C’est en prenant appui sur son écriture qu’il pourra y suppléer et se faire un nom.
L’hypothèse que je vous soumets aujourd’hui est que la nomination symbolique ne peut pas rendre compte des conséquences de la situation coloniale esclavagiste et racialisée. La nomination qui opérerait ici serait une nomination imaginaire. J’étayerai aujourd’hui mon hypothèse sur quelques points pour la proposer à la discussion.
Aux Antilles l’opération de nomination ne peut pas être dissociée de la distorsion du langage et de la parole liée à la colonisation et les noms des parlêtres ne sont pas dissociables de la racialisation coloniale, c’est à dire que la nomination n’y est pas dissociable de l’imaginaire du corps introduit par le repérage racial. Qu’il s’agisse de nominations qui réfèrent de façon explicite à la couleur de la peau, qu’il s’agisse des noms-prénoms non transmissibles attribués aux africains réduits à l’état d’esclaves, de textes officiels ayant interdit à des Noirs de porter le nom d’un Blanc ; qu’il s’agisse de l’attribution de noms transmissibles, inscrits à l’état-civil à l’abolition générale de l’esclavage ; qu’il s’agisse encore de la référence à la couleur dans la transmission du nom de famille par les colons (refus du groupe des maitres et de leurs descendants békés à transmettre leur nom de famille à leurs enfants métis), le nom donné aux parlêtres ne cesse pas de porter en Martinique la marque de la couleur de peau. C’est en quelque sorte un « nom de couleur » qui interroge la fonction de nom propre du nom de famille pour nombre de sujets.
« Ça se voit que nous sommes tous descendants de békés » disait une journaliste martiniquaise au cours d’un débat à la télévision en 2009. La paternité serait pour cette femme à repérer là où elle pourrait se voir, au niveau d’une différence de couleur de peau.
Nous savons qu’en Martinique, certains hommes (non-békés) ne donnent leur nom de famille qu’à la condition que leurs enfants nés hors mariage d’une même femme, aient une couleur de peau qu’ils jugent proche de la leur. Pour ces hommes là, un père ça se voit.
Nous savons qu’en Martinique, des femmes (non-békés) s’emploient à choisir des partenaires sexuels pour « sauver » la peau de leurs enfants. Pour ces femmes, un père ça se voit.
La couleur de la peau est ainsi devenue aux Antilles, un lieu d’érotisation imaginaire majeur et pour nombre d’hommes et de femmes, une rencontre sexuelle pourrait se voir à travers la couleur de peau d’un enfant. Faute d’une reconnaissance symbolique par le père, c’est souvent en fonction de ce qui pourrait se voir de la trace de sa couleur de peau dans la couleur de peau de son enfant, que le nom de « père » sera attribué à un homme.
La quête d’un tel père, qui n’est pas un père qui nomme symboliquement ses enfants, mais un père qui se dissimule (un père ne pourrait-il se soutenir que comme dit-simulé ?) dans la couleur de la peau de son enfant, ne cesse de faire entendre l’insistance de la jouissance du traumatisme qui se déploie dans une revendication imaginaire.
La création de l’association « Tous créoles » et l’objectif qu’elle se donne est une occasion d’interroger avec vous la modalité de nomination imaginaire toujours à l’œuvre dans nos sociétés.
Cette association a été créée en 2007 à l’initiative d’un béké martiniquais qui en est le président, à la suite du témoignage historique des békés qu’il a apporté en 2006 à la commémoration du 22 Mai 1848, avec l’accord du maire de Fort-de-France.
Le projet explicite de cette association est d’opérer une rupture avec la nomination ségrégative coloniale « Noir »/ « Blanc » en regroupant békés et non-békés sous le vocable « créole ». « Tous créoles ». Des commissions dans divers départements et territoires d’Outre-Mer et à Paris, un appel sur facebook travaillent à remplacer la définition actuelle du dictionnaire (« personne de race blanche née dans une des anciennes colonies des régions tropicales ») « pour donner collectivement au terme « créole » une définition plus conforme à la réalité du XXI° siècle afin d’anoblir ce vocable, mais aussi pour que tous puissent l’utiliser sans risques d’interprétation tendancieuse ou de vexation à l’égard de quiconque ».
En 2007, lors de l’assemblée constitutive de cette association à Fort-de-France, son vice-président, non-béké, en a précisé le projet : « faire de la Martinique une société apaisée… de la souffrance que nous portons en cette communauté comme une blessure qui ne doit pas cicatriser au risque de ne pas être « Nous-mêmes », un « Nous-mêmes qui devrait irrémédiablement être fait d’une division sociale entre ethnies, classes, catégories à mélanines différentes». Dans ce projet d’apaisement social il s’agit d’œuvrer à « des relations fraternelles … de Martiniquais ayant décidé d’accepter l’héritage légué par le passé… pour avancer sur les chemins escarpés de notre futur commun ».
En quoi la nomination « Tous créoles » opère t-elle une rupture qui « renverse l’ordre du non-dit sur l’esclavage ?» Est-ce que faire actuellement le choix d’une nomination qui a eu une connotation précise dans le contexte de l’esclavage racialisé, est un acte qui vient opérer une rupture véritable avec une nomination coloniale ? En quoi cette invitation à « toutes les composantes de la mosaïque ethnique qui constitue la population martiniquaise », peut-elle permettre «d’aller de l’avant dans la consolidation d’une société affranchie des pesanteurs du passé » ? En quoi définir la société martiniquaise, comme « un jardin créole qui emmêle ses racines aux racines du monde » propose des outils qui permettraient de ne pas reconduire les éléments de la distorsion coloniale des lois symboliques du langage?
Comme l’a souligné Alain Ménil, philosophe, « créole serait donc cette identité chargée d’effacer le poids de l’histoire et, sous couvert de ne regarder que le positif, de faire l’impasse sur les éléments de ce qui fait l’objet d’un différend ».
« … ce que vous faites, bien loin d’être le fait de l’ignorance c’est toujours déterminé, déterminé déjà par quelque chose qui est savoir et que nous appelons l’inconscient. Ce que vous faites sait, s, a, i, t, ce que vous êtes, sait vous… Ce que vous faites est savoir parfaitement déterminé » nous dit Lacan dans la leçon du 11/12/73 du séminaire « Les non-dupes errent ». Le « savoir parfaitement déterminé » que véhicule le signifiant créole est un savoir de la jouissance à l’œuvre dans la société coloniale.
Parce que dans une langue on trouve « l’empilement des jouissances des générations précédentes », nous avons à repérer à quelles jouissances réfère ce mot lié à la colonisation esclavagiste et racialisée, qui prétend soutenir un « projet novateur » pour la société martiniquaise.
Quel fantasme soutient le projet « d’anoblir » le mot créole ? Celui de pouvoir commander les mots alors même qu’ils nous déterminent ? Celui de substituer la fraternité des nouveaux « créoles anoblis » à la reconnaissance symbolique que nombre de Martiniquais ne cessent d’attendre de leurs « pères » békés ?
Le mot créole qui dérive du portugais crioulo (métis noir né au Brésil) est francisé en créole à partir de 1670 : « personne de race blanche née aux colonies » (définition actuelle du dictionnaire). Ce mot est dérivé du verbe « criar » légué par l’espagnol au portugais et qui en français se traduit par « élever ».
Dans l’article « Blancs créoles et nègres créoles : généalogie d’un imaginaire colonial », publié dans le n° de Février 1996 de la revue Portulan, Roger Toumson, souligne « la troublante ambigüité de l’usage quotidien du mot « créole » : à la fois adjectif et substantif, masculin et féminin ». Il s’attache à suivre l’évolution historique et sociale du mot luso-brésilien « crioulo ».
Apparu « dans le cadre de l’économie esclavagiste de la casa grande brésilienne », ce mot aura dans les colonies françaises des Antilles, une évolution sémantique qui va suivre le processus historique et social « fondé par une logique binaire dont la rigueur ségrégative est croissante jusqu’à l’abolition ». Au 17ème siècle, « créole » a une bivalence sémantique et désigne tout natif des colonies quelle que soit la pigmentation de sa peau : Blancs créoles, esclaves créoles (par rapport aux esclaves bossales nouvellement arrivés d’Afrique). Au 19ème, ce mot substantivé est réservé aux seuls individus de race blanche nés dans les colonies des Antilles. Dans les salons de la Métropole, Joséphine de Beauharnais était « la belle créole ». Ce rapt sémantique du mot créole ne vient-il pas comme une affirmation d’autochtonie, un « pay a sé tanou » qui aurait précédé la revendication du Lyannaj Kont Pwofitasion (LKP) lors des mouvements sociaux en Guadeloupe en 2009 ?
La nomination « Tous créoles» est selon moi, la forme actuelle de la modalité coloniale de nomination qui récuse la dimension symbolique de l’altérité et confond la catégorie du semblable avec celle du pareil pour chercher à constituer des groupes homogènes fondés sur la couleur de la peau. Le « Tous » obéit à la logique sphérique imaginaire du Un unifiant qui exclut, met hors, de la sphère créole ce qui n’est pas « créole ».
Je voudrais évoquer à quelles difficultés subjectives peut confronter la logique sphérique du « Tous », à partir des propos d’une femme emmurée dans le silence depuis de nombreuses séances et que je sollicitais à dire ce qui lui passait par la tête…
: « Je ne peux pas dire n’importe quoi…dire n’importe quoi ça me rappelle ce que ma mère nous disait «Tenez vous, vous n’êtes pas n’importe qui »… On devait être tellement soudés … On était une partie d’un tout. On n’avait pas le droit de montrer un désaccord entre nous devant des étrangers… comme si c’était un crime… Peut être que ça nous a fait refouler des pensées… Les pensées du mal…J’ai pas de mots… Quand on est là dedans on ne s’en rend pas compte mais maintenant que je suis un peu en dehors, je vois comment ce que j’ai supporté était lourd… Ça m’a écrasée. »
« Vous n’êtes pas n’importe qui », locution pronominale indéfinie est fréquemment adressée par les mères antillaises à leurs enfants, en particulier aux filles, quand celles-ci ont à rencontrer des non familiers… L’Autre du social. Comme je l’ai évoqué à un séminaire précédent, faute d’être représenté par un signifiant, c’est à dire de se soutenir dans la dimension du semblant, le sujet se soutient de la fabrique d’un faux-semblant, qui fonctionne comme appât, comme piège où pourrait se laisser prendre le regard virulent du mauvais œil imaginé dans le champ de l’Autre.
La hantise de « ne pas être n’importe qui » fait entendre une difficulté là où le sujet a à se compter Un. « Être quelqu’un » est la réponse imaginaire qui pallie cette difficulté de comptage symbolique du sujet. Appel à un regard du Autre dans lequel pourrait se constituer l’image idéale de « quelqu’un ». Et pour que cette image tienne, le prix à payer est qu’elle soit conforme à celle que le regard du Autre social est supposée attendre. Faute de cette conformité de l’image, l’assise de l’identité subjective est ébranlée et le sujet risque de se trouver réduit à « n’importe qui », un anonyme, un sans nom. « Sauver l’apparence », « être conforme », n’ont pas là fonction de métaphore mais peut être une nécessité pour l’assise du sujet.
«Une famille soudée », « collée », « les 5 doigts de la main » « on était un tout », « ne pas laisser paraître une différence ». Ces mots reviennent de façon répétitive quand certains patients parlent de leurs positions familiales. Comment trouver une assise hors de ce « tout » qui écrase le lieu d’altérité d’où se soutient le sujet de l’inconscient ? Comment ne pas éprouver son corps morcelé quand l’image n’est pas conforme ? Comment ne pas se sentir pris dans une relation persécutante dès lors que l’on se retrouve sans le soutien des autres avec lesquels on est soudé ?
Avec le nœud borroméen, Lacan présente un nouage des 3 dimensions (réel, symbolique, imaginaire) en réduisant leur écriture à 3 lettres, RSI, qui constituent la structure du sujet dès lors qu’il accepte que sa parole s’inscrive dans le langage et où le symbolique, le trait Un du symbolique, n’occupe plus une position privilégiée et les catégories R, S et I sont devenues « strictement équivalentes ». C. Melman nous a rappelé que les types d’appréhension du réel peuvent être différents selon les cultures et qu’elles aboutissent à des modalités d’organisation subjectives différentes.
Présentation du nœud borroméen et élaboration de la problématique de la nomination se font dans le même temps . La nomination est un quart élément qui noue des cercles dénoués et il « n’est pas obligé que ce soit au trou du symbolique que soit conjointe la nomination » (RSI-15/4/75), celle –ci pouvant être le fait de l’imaginaire ou du réel.
C’est au cours du séminaire « Les non-dupes errent », qu’il parle de la fonction du « nommer à » « Est-ce que ce nommer-à ne serait pas le signe d’une « dégénérescence catastrophique ? », à un moment de l’histoire où au « Nom/non-du-père se substitue une fonction qui n’est autre que celle du « nommer à » qui exclut (est-ce au sens de la forclusion ?), la nomination symbolique par le père. «…être nommé à quelque chose… ici, la mère généralement suffit à elle toute seule à en désigner le projet, à en faire la trace, à en indiquer le chemin… Et même dans les cas où, comme ça, par hasard, elle n’est plus là, c’est quand même son désir qui désigne à son moutard ce projet qui s’exprime par le nommer-à ». C’est dire que la fonction de « nommer-à » maintient le sujet sous l’emprise du désir de la mère.
« Une mère, elle décide de tout ce que feront ses enfants ». De tels propos banals aux Antilles, peuvent éclairer cette emprise. de tels propos ne font pas tant entendre l’amour d’une mère pour son enfant mais le pouvoir qu’elle a de décider du projet de celui-ci, le pouvoir de le nommer-à dont Lacan a souligné les effets d’inhibition.
Dans le n° 56 de 2010 du bulletin de l’association freudienne de Belgique, Ghislaine Chagourin interroge le matriarcat dont parle C. Melman (« La nouvelle économie psychique – La façon de penser et de jouir aujourd’hui »). Ce matriarcat se fonde d’une transmission imaginaire du phallus qui opère non par une castration mais par une donation. En 1994, nous avons commencé à travailler avec Charles Melman et à partir des effets subjectifs de la colonisation, cette transmission par donation . Elle suppose qu’un enfant rencontre la signification phallique du désir de sa mère
. Un autre point à souligner est la fonction du social qui selon Lacan, relaye le « nommer à » de la mère, « au point que s’en restitue un ordre de fer » (de faire ?). La fonction émancipatrice (par rapport à « l’ordre de fer/faire » de l’esclavage colonial) que l’école républicaine a eu pour les affranchis et leurs descendants est un exemple remarquable du relais que peut prendre le social dans la fonction maternelle de « nommer à ». « La rue Case-nègres » de J. Zobel ; la préface de G. Monnerville à la biographie du musicien Léardée, « La biguine de l’oncle Ben’s » en rendent compte de façon très intéressante. D’autres écrivains antillais tels qu’A. Césaire, E. Glissant, ne nous indiquent t-ils pas qu’une soumission aux signifiants de la mère a pu leur proposer un appui et une énergie d’une qualité phallique particulière ? Encore faut-il que l’école puisse être l’un des signifiants idéaux de la mère. Et sans doute avons nous à prendre en compte le prix subjectif de cette « émancipation » par l’école, qui exclut le savoir de la langue créole parlée dans les familles créolophones.
Les exemples que j’ai évoqués sont des exemples d’hommes, écrivains. L’écriture peut-elle être pour certains sujets un appui pour se dégager de l’emprise du désir de la mère ?
Il reste que l’école n’a plus, et pas seulement aux antilles, la fonction de relais du « nommer-à » maternel. La fragilité des sociétés des Antilles offre peu de résistance aux transformations de la transmission des connaissances induite par le développement d’internet, ainsi qu’aux jouissances nouvelles que promettent à l’infini les progrès des technosciences et la consommation d’objets que l’économie libérale déverse sur le marché. « On n’a pas besoin de diplômes pour gagner de l’argent », affirme un adolescent à propos de ses projets. L’acquisition de connaissances n’est plus aux commandes… en tous cas plus par le biais de l’institution scolaire.
La psychanalyse peut-elle proposer une autre issue que le recours angoissé à un Tous qui écrase l’altérité ? Peut-elle proposer une issue qui ne se réduise pas à la quête nostalgique d’une nomination qui maintient dans la répétition de la jouissance de la racialisation coloniale? C’est l’enjeu du travail que nous avons engagé.