Enfin Colwyn Trevarthen, Professeur émérite du département de l’Université d’Édimbourg et qui nous fait le grand plaisir de parler français avec un merveilleux accent anglais et un sens de l’humour que peu connaissent, a un long passé de chercheur. En 2004 il démontre la régularité prédictible entre mère et bébé, la synchronie, la co-création du bébé et de l’adulte. La somme de ses travaux vient de paraître en anglais Communicative Musicality: Exploring the basis of human companionship.
C. Trevarthen nous ouvre sa communication par un effet/effort de traduction dès le titre : « “L’intime musicalité des voix avec le bébé” à entendre l’esprit provocant! » Nous avons conservé l’exacte typographie et la police de caractère pour que le lecteur constate à la fois que l’inconscient, l’humour et la langue anglaise sont les instruments dont va jouer et se servir notre professeur. Et en exergue : « A remarkable lesson from advanced technology, showing us something of what we feel is intuitively right, but is difficult to grasp ‘logically’ and talk about! It is not ‘cognitive’ – but it is emotive, provoking thoughts and dreams! It requires a different science of mind – not of fate and fact, but of hope and value! ».
Ce qui touche tout d’abord chez ce chercheur c’est qu’il est avant tout un clinicien car son étonnement, sa surprise et son admiration devant des choses aussi simples que le mouvement de la main d’un bébé devraient réveiller les psychanalystes y compris les psychanalystes d’adultes.
Il a son philosophe que l’on n’attendait pas là : Adam Smith, écossais lui aussi, philosophe de la morale au 18e siècle, aimait et s’intéressait (entre autres) beaucoup à la musique. Il disait en substance (la traduction est de C. Trevarthen) : nous inventons la musique et la danse, pas le sexe et la faim, comme gratifications du corps. La musique est entre imagination et mémoire (attente et reconnaissance ajoute C. Trevarthen).
C. Trevarthen travaille (« travail qui englobe un ordre : d’abord l’amour, ensuite le jeu et après le travail ») avec des bébés issus de cultures très diverses comme le Japon, l’Inde mais pas seulement ; et son idée est celle d’un cycle narratif : le nouveau-né raconte une histoire que la mère reçoit, avec introduction, développement, climax et conclusion ; l’histoire est construite par le bébé et la mère invoque : « dans la ligne de do, elle explore cet octave, commentaire d’une scène à l’appui où le bébé fait des gestes, glissando de la mère, climax de 3 secondes et le cycle de narration est répété plusieurs fois… ». L’esprit des chansons de la mère est dans l’esprit du baby dès la naissance… avec intentionnalité et passion.
« Les bébés n’ont pas de voix mais disent avec leur corps : est-ce simplement physique ? est-ce que les mains sont vivantes, conscientes, intelligentes ? Elles communiquent des émotions changeantes : est-ce qu’elles pourraient raconter une histoire ? Les deux mains sont des agents séparés qui engagent l’émotion » : à l’appui nous voyons des enregistrements du mouvement des mains qui racontent une histoire, celle par exemple du bébé chef d’orchestre, de 5 mois, dont la main gauche conduit (avec une anticipation de 300 millisecondes) la chanson de la mère… « le bébé a beaucoup de personnalité et une imagination, il est capable de créer, comment la syntaxe est-elle là avant le premier mot ? Si le cerveau d’un nouveau-né est le tiers de celui d’un adulte, les structures n’en sont pas moins là ».
L’après midi Ch. Melman introduit A. Didier-Weill : ils ont parcouru ensemble « des chemins parallèles qui, comme nous le savons se rejoignent à l’infini, nous n’en sommes pas très loin… »
(Bien entendu ce texte n’est pas celui d’A. Didier-Weill mais celui du rapporteur des journées qui tant bien que mal a essayé de suivre, d’articuler, de ponctuer une pensée avec des phrases entendues et disposées de manière à être « évocantes »).
A. Didier-Weill reprend pour nous son « dialogue avec M.-C. Laznik » à partir de cette conférence de 1976 au séminaire de Lacan d’une pulsion non théorisée par Freud et dont Lacan dit que : « si elle existe (cette pulsion invocante), elle est la plus proche de l’inconscient ». À quoi tient le fait que je ne fais aucun effort, qu’il n’y a pas de contrainte, que naît un appel à écouter Lacan ? C’est une poussée énigmatique, une poussée invocante. Certaines paroles suscitent la pulsion invocante et d’autres non. Pour moi la pulsion invocante c’est ce qui saisit quelqu’un quand il n’y a pas de réponse au pourquoi, c’est-à-dire quand le langage s’empare du petit humain…
La question est inoubliable : c’est le refoulement, l’oubli marche ; mais elle est aussi oubliable : elle vient de l’inconscient, l’Autre vient du réel ; c’est la charnière de l’enseignement de Lacan : cette primordiale intersection du réel et du symbolique avec la trouvaille de Freud, de la Behagung et de l’Ausstoßung : un oui primordial et un rejet, un non qui fonde le réel. Un oui et un non apparaissent, coexistent ; c’est un paradoxe : oui il y a un oubli que je n’oublie pas…
Le point sourd serait cette intersection qui dit la complexité de cet acte originaire impensable.
Comment la pulsion invocante est-elle initiée ? pourquoi transmettre la psychanalyse avec une voix, et avec son sujet de l’inconscient, conceptualiser ? La musique est ce par quoi s’embraye cette pulsion invocante : la musique c’est pour qui ça sonne, celui qui ne sait pas qu’il sait ; comment concevoir cela ?
Je vais reprendre la maman et le bébé : avec la musique se réveille ce point énigmatique : le oui le plus originaire ; pour qui et par qui se fait un tel oui ? Reprendre cette articulation : son, sens, parole, musique en m’appuyant sur l’effet que produit le son dans le corps : le bébé entend des sons et danse ; quel est ce mouvement qui s’empare du corps à l’audition ? contemporain de l’audition, qui aussitôt résonne ? à l’instant où sonne la musique l’auditeur est saisi, immobilisé dans un temps de latence où le sujet est sorti du temps de la parole ; un temps de suspens ; extase d’un discours à un autre ; la page blanche où s’inscrit quelque chose qui cesse de ne pas s’écrire et pourtant cette chose qui s’écrit laisse la page blanche… La musique est une auditrice qui entend en moi cette chose silencieuse et totalement inaudible ; la musique entendrait la musique…
Par « verbe » Lacan entend l’état du signifiant qui agit sur le sujet sans parler ; un état précédant le plus originaire qui agit silencieusement ; « fiat lux » : je prétends que quelque chose précède le trait unaire ; le premier temps musical de la pulsion invocante : c’est quand la musique dispose de ce pouvoir du verbe : elle produit ce oui…
Quel est le ressort thérapeutique de la musique ? Un effet de sidération, le sujet est coupé de tout sens, son corps immobilisé et il se produit ce que Lacan nomme non « fiat lux » mais « fiat trou » la formulation la plus laïque du nœud borroméen ; il y a création d’un trou ; Lacan donne au sujet la possibilité de faire le trou.
La musique transforme le récepteur dans le corps du danseur qui indique du menton, du doigt, du pied, en direction d’un point orienté ; en sortant de cet état de sidération, il entre dans l’invocation, dans la danse.
Au deuxième temps de la pulsion invocante : au moment de la rechute ; plutôt que le « fiat trou » latin, l’hébreu dit « yod » et « yod trou » ; l’hébreu a l’intuition de troisième temps logique et successif : effacement et retour, la pulsation é1émentaire du premier temps revient comme chaque fois, c’est toujours nouveau : le rythme que Lacan mettait en jeu dans sa pratique analytique ; la pulsation est la mise en jeu de la pulsion invocante. On ne sait pas encore ce qu’est l’humeur, le temps vécu : c’est le tambour intérieur. Lacan ne faisait pas de séances courtes mais rendait transmissible le tambour intérieur de chacun.
On demande aux psychanalystes de ne pas être rigides… »
Hervé Bentata reprend pour nous la question du chofar proposée par Lacan dans son séminaire L’angoisse et l’articule à l’interaction mère/bébé.
« Il existe trois façons différentes de faire sonner cet instrument, chacune ayant sa modulation propre et l’une se succédant à l’autre. Le premier rythme dit “teki’a” produit une sorte de long mugissement, interrompu en pleine puissance dans la teki’a simple, et à bout du souffle dans la forme dite “gadola”. La teki’a, mode continu, s’oppose à deux autres manières de sonner du chofar, les “chevarim” qui consistent en trois notes plaintives et la “terou’a” qui se divise en sons brefs et saccadés. Avec ces deux nouveaux modes, le souffle en vient à être morcelé, modulé. Ainsi, la “terou’a” qui amène une découpe simple du souffle constitue un rythme binaire alors qu’avec la modulation plaintive des chevarim, on rejoint un rythme ternaire qui vient du fond des âges. De fait, la façon de sonner du chofar fait se succéder ces différentes phases rythmiques le plus souvent avec cette succession : tekia-chevarim-teroua, parfois suivie d’une tekia gadola finale.
C’est ainsi par exemple que C. Trevarthen et M. Gratier, en étudiant des bébés de 8 à 16 semaines avec leurs mères, constatèrent des traits communs à l’interaction au-delà des différences culturelles. « Ainsi, toutes les interactions sont organisées autour de 3 phases, à savoir une “pulsation” d’environ une seconde, une “phrase” d’environ 3 secondes et enfin un “épisode narratif” d’environ 30 secondes. Elles reprennent donc le rythme ternaire de la façon de sonner du chofar fait de tekia, chevarim et teroua aussi bien dans leur succession et modulations que dans leur amplitude temporelle ».
Ch. Melman
« … Ce que l’on peut savoir de ce qu’entend le bébé dans le ventre maternel, je me permettrais de l’avancer comme cela, il y a trois sortes de sons : d’abord les bruits quelconques marqués par l’absence totale de périodicité, avec une diversité de fréquence, de tonalité sonore, etc., sauf qu’il y en certains qui reviennent ; on peut être surpris après la naissance du bébé de voir qu’il n’est absolument pas réveillé par exemple par le téléphone ou l’aboiement du chien et tout simplement qu’il peut reposer paisiblement, mais tout simplement parce qu’il les connaît. Il y a les bruits du cœur avec le double rythme, celui maternel plus fort et beaucoup plus lent, et le sien beaucoup plus rapide et plus faible qui vient en scansion par rapport au premier. Et puis, bien entendu, il y a la voix c’est-à-dire ce qui constitue un ensemble de sonorités revenant périodiquement et qui ont la particularité d’être organisées en un corps : c’est rassemblé, ça fait ensemble, un corps de sons dont on peut présumer […] qu’il n’est pas illégitime de penser que, pour le petit fœtus, cette chaine sonore soit entendue comme une musique, autrement dit un rapport entre une multitude de sons mais organisés en un corps et donc valant, prenant qualité par leur rassemblement même…[…] »
« … Pour en venir à ce point : la parole musiquante de la mère à l’endroit de l’enfant, un premier étonnement : ces mères, elles n’ont appris cette modalité nulle part, d’où ça leur vient ? il semble bien que ce soit universel ; une maman spontanément sans savoir d’où ça lui vient, c’est comme ça qu’elle s’adresse à son bébé ; le terme de mamanais ne me convient pas car ça laisse supposer que c’est un langage, ce n’est pas un langage c’est une musique en tant que traitement du langage, c’est-à-dire une façon d’éliminer ce qui justement fait cassure, rupture, dissonance qui y introduit la guerre dans le langage… » […]
« … L’hypothèse que je propose à ceux dont c’est le travail et l’investissement : ce chant de la mère, elle l’adresse à son bébé mis dans un certain lieu, un lieu spécifique, qui est le lieu d’où dans l’Autre elle attend que se manifeste enfin une voix, ne serait-ce que celle qui viendrait du même coup confirmer aussi bien la légitimité du bébé que la légitimité de ce qu’elle a pu commettre en le mettant au monde ; et si il ne répondait que par des gazouillis, autrement dit en miroir, en musique, ça ne manquerait pas de lui faire problème […] Dans les films de M.-C. Laznik il y a quelque chose d’amusant : on voit sur les analyses acoustiques la mère qui parle en musique et l’enfant qui répond par de la voix c’est-à-dire une scansion sonore ; autrement dit, il introduit déjà ce qui est coupure de la chaine sonore, ne serait-ce que par la sélection qu’il a à faire dans cette multitude de sons qu’il a pu entendre dans son séjour utérin, il y a une sélection, tous ne seront pas retenus… »
Conclusion
Vous l’avez compris, il se dégage un désir commun à tous ces intervenants issus pourtant de bords si divers. La musique adoucit-elle encore les mœurs ? (en terme de fréquence, la berceuse a la même dans le monde entier) Ce serait à élaborer davantage maintenant qu’il semble que l’ébauche du langage en dépende… et comme chaque fois qu’une idée nous tient, l’actualité se manifeste et nous apprenons (sur Arte) que la théorie des cordes est une chose sérieuse (sic) et qu’il existerait une corde sous la forme d’une onde dans chaque particule élémentaire de notre univers donc et y compris notre modeste personne, corde qui résonnerait comme celle d’un violon… Alors si C. Trevarthen fait référence à Adam Smith, philosophe de la morale, musicien et père d’une économie capitaliste, la vérité qui vient toujours de l’étranger nous permet-elle par ce détour de réviser nos certitudes et de nous faire entendre ?