Les règles d’interprétation du droit talmudique ne peuvent se
comprendre sans une étude systématique du raisonnement qui leur
sert de fondement : le raisonnement par analogie.
Mis en oeuvre surtout par le héqèch, le qal vahomer, la gezéra
chava et le binyan av, il n’a pas fait l’objet d’une étude proprement
dite dans les travaux consacrés aux méthodes d’exégèse
du Talmud. L’analogie est citée néanmoins dans les Principes de
l’Herméneutique Talmudique – T.I. : » Le Talmud « , édition
Steinsaltz (Guide et lexique).
Les chercheurs, plus préoccupés par l’étude des procédés
interprétatifs par eux-mêmes se sont penchés sur ce problème
que de manière accessoire, par exemple pour expliquer le mécanisme
de la geza chava (voir les articles 5 et 6 du guide précité).
Dans son acceptation aristotélicienne venue des mathématiques,
l’analogie est une identité de proportion, de rapports.
Si A/B = C/D, on peut dire que A est à B ce que C est à D. Mais
son champ d’application dépasse les mathématiques. L’analogie
s’emploie en biologie, en chimie, en linguistique, en logique et en ontologie.
Et bien sûr en droit, il est l’élément le plus important
dans l’interprétation juridique.
L’analogie porte sur la ration legis. Ainsi, lorsque l’interprète a
à résoudre un cas non textuellement prévu par la loi, mais
se trouvant dans des rapports de similitude avec un autre cas qui, lui, est
tranché. L’interprète soumet alors le cas non tranché à
la même disposition que le cas tranché par la loi.
L’analogie est le mode raisonnement qui est à la base de la division
harmonique (anharmonique du rapport sexuel), tel que J. Lacan nous l’expose
dans La logique du fantasme. Je vous renvoie aussi à ce texte
de Lacan (Le champ de l’argumentation, Chaïm Perelma, Vrin, p. 315) où
la métaphore (le thème et le phore : C/B = D/C) n’est pas ramenée
à la fonction de l’analogie. Mais passons à l’analogie dans le
Héqèch, le qal vahomer et le gezera chava.
Le Héqèch ou argument d’assimilation. Ce terme de héqèch
est le substantif dérivé du verbe rapprocher, heurter deux objets
et, dans l’ordre juridique, assimiler ou du moins rapprocher deux espèces
juridiques.
Premier héqèch (argument d’assimilation)
– Deut. XXII, 23-26 :
25 : » Mais si c’est dans la campagne que l’homme rencontre la jeune fille,
la fiancée, si l’homme l’a saisie et a couché avec elle, seul
mourra l’homme qui a couché avec elle. Tu ne feras rien à la jeune
fille, car de même qu’un homme se dresse contre son prochain et le frappe
à mort, ainsi en est-il dans cette occurrence, puisqu’il l’a rencontrée
dans la campagne, la jeune fille, la fiancée, a eu beau crier, il n’y
avait personne pour la secourir. »
Elle n’a rien commis qui mérite la mort car tout s’est passé
comme si un homme se jetait sur un autre et le tuait traîtreusement. Du
fait de l’assimilation par la Loi Ecrite du cas de la jeune fille à celui
de l’assassin, l’interprète applique la règle du héqèch
et fait les déductions suivantes :
1. De même qu’il faut secourir la jeune fille promise même au péril
de sa vie, de son poursuivant, de même doit-on secourir la victime d’un
assassin au prix de la vie de ce dernier.
2. De même qu’à propos de l’homme contraint de tuer sous la menace
d’un assassin, il est dit qu’il doit se laisser tuer plutôt que de transgresser
l’interdit absolu de l’homicide volontaire, de même pour la fiancée,
il sera appliqué le même traitement, c’est-à-dire se laisser
tuer plutôt que de transgresser l’interdit absolu de la sexualité
dévoyée (cf Sanhédrin, 73 b 74 a). Car » tout s’est
passé comme si un homme se jetait sur un autre traîtreusement.
»
L’application de ce type de Héqèch à la Loi Ecrite dans
le Talmud est lié au principe selon lequel éne héqèch
le mehtsa, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’inférence partielle
dans la mesure où l’assimilation se conçoit logiquement. Mais
on voit que la logique recouvre et masque l’inconscient. La jeune fille, voire
la femme, ne peut, comme victime, qu’être prise en considération
que comme un homme.
La gezera chava
Cet argument vient en second dans le canon de R. Ismael. Dans la langue hébraïque
il signifie à la fois mot et jugement. Gezera chava désigne (R.
Yosef Caro) des termes identiques. Ou aussi : Issorhem : mots semblables impliquant
la notion d’analogie. L’appellation gezera chava désigne une loi égale
décrétée par analogie des mots. Dans le Talmud, c’est un
argument au moyen duquel on déduit une loi sur la base d’une confrontation
de termes ou séquences situés dans des endroits différents
de la Loi Ecrite. Il s’agit d’un rapprochements de signifiants. Ainsi, par exemple,
la séquence » il n’a pas porté la main sur la chose de son
prochain » contenue dans Exode XXII, 8 et 9, donc commune aux deux versets,
a permis d’établir cette relation : de même que les héritiers
du gardien à gage sont exemptés de jurer au tribunal que leur
propre père défunt n’a pas porté préjudice au dépôt,
de même les héritiers du gardien bénévole seront
exemptés du serment.
De même :
1. Deut., 28-29 : » Si un homme rencontre une jeune fille vierge non fiancée,
la saisit et la viole et qu’ils soient pris sur le fait, l’homme qui aura commis
cet acte versera cinquante pièces d’argent au père de la jeune
fille et elle sera sa femme pour l’avoir violée ; il ne pourra la répudier
sa vie durant.
2. Deut. XII, 15-16 : » Si un homme séduit une vierge non encore
fiancée et cohabite avec elle, il la dotera pour qu’elle lui soit son
épouse. Si son père refuse de la lui accorder, il paiera en argent
selon la dot des vierges. »
D’après la tradition, un enseignement fondé sur une gezera chava,
établit entre ces deux versets cet enseignement : de même que celui
qui viole une jeune fille, le onés, paye une somme évaluée
à cinquante pièces d’argent, de même celui qui la séduit
a à payer autant. Mais alors, la fille séduite se trouve sur le
même plan que la fille violée… Même tarif !
La gezera chava a été l’objet de nombreuses théories.
Mais R. Saadia Gaone (882-942) met en rapport les cas rencontrés dans
sa pratique sans recourir à l’identité des termes ou séquences
de la Loi Ecrite. L’herméneute confronte alors deux cas analogues et
dégage le rapport de similitude. Ainsi pour la loi qui stipule : »
Quand des hommes se disputent et heurtent une femme enceinte, si son foetus
sort et qu’il n’y a pas d’accident, une amende sera exigé d’après
ce qu’imposera le mari de la femme, et le coupable paiera au taux des magistrats.
Mais s’il y a accident, tu paieras âme pour âme, oeil pour oeil,
dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure,
blessure pour blessure, plaie pour plaie. »
R. Achi, dans le même sens que R. Saadia argumente selon la gezera chava
suivante : » Il est dit ici … oeil pour oeil » et il est
enseigné par ailleurs : » Si un boeuf appartenant à
un homme blesse celui d’un autre et le fait périr, on vendra le boeuf
vivant ; il s’en partageront le prix et partageront aussi le boeuf mort.
Mais si notoirement, ce boeuf a déjà heurté à
plusieurs reprises (des êtres vivants) et que son maître ne l’a
pas surveillé, il devra payer boeuf pour boeuf » (Ex., 24-25
et Ex., 35-36). Dans les deux textes il s’agit d’une compensation pécuniaire.
Mais, objectèrent les Hakhamim, pourquoi déduire cet enseignement
du terme » pour » d’une loi s’appliquant à un animal ? Il était
plus logique de le faire à partir d’une loi statuant sur les humains.
Ce à quoi R. Achi répond : c’est à partir du texte : »
Si un homme rencontre une jeune fille vierge qui n’est pas fiancée, la
surprend et couche avec elle, puis on les trouve, l’homme qui a couché
avec elle donnera au père de la jeune fille cinquante sicles d’argent
et elle deviendra sa femme, pour l’avoir violée. »
Ainsi, l’enseignement concernant la composition pécuniaire se trouve
déduit, par analogie, de lois portant sur des personnes.
Il convient de mettre en évidence les deux tendances du droit talmudique
: la jeune vierge est envisagée du point de vue de l’homme d’une part,
et d’autre part, nous la voyons voisine des animaux. L’analogie nous fait passer
du droit des personnes au droit des choses.
Dans la Métaphysique des Moeurs, Kant, à propos des
principes métaphysiques initiaux de la doctrine du droit, utilise l’analogie
dans un passage remarquable où il s’agit précisément d’établir
la possibilité d’appliquer aux personnes les principes du droit des choses.
Le qal vahomer
Il est défini comme le raisonnement a fortiori. L’expression traduit
a fortiori. Voir article 14 du Guide, p. 139.
qal signifie en Hébreu, léger et désigne une prescription
moins grave ou plus difficile à observer qu’une autre, ou simplement
ce qui est permis, pur, exempt de faute.
Homer signifie matière lourde et, en droit, un commandement grave. La
bonne traduction serait : une chose moins grave ET une chose plus grave. Cela
nous évoque la dialectique du plus et du moins. Ce n’est pas sans discontinuité
que l’on passe de l’un à l’autre. Le qal vahomer est donc formé
de deux prémisses, l’une éclairant l’autre. Et les prémisses
de tout raisonnement sont appelées par le Talmud, le melamed (celle qui
éclaire) et le lamed (celle qui est éclairé). Nous pouvons,
à ce propos, évoquer les termes de thème et de phore constitutifs
de la métaphore selon Chaïm Perelman (Traité de l’argumentation,
p. 534 et suivantes et la critique de J. Lacan dans le Champ de l’argumentation,
p. 315). Les deux éléments en question sont donc en discontinu
cependant qu’un passage s’établit de l’un à l’autre. Cela peut
être dit de la gezera chava comme de toute analogie. Si un trait caractéristique
est observé pour deux situations ou deux sujets de la Loi Ecrite comme
étant l’un, plus ou moins grave que l’autre, alors l’on est en droit
d’admettre que cette hiérarchie sera appliquée pour un autre trait
caractéristique où la Loi n’a pas statué. Ces raisonnements
viennent pallier aux lacunes de la Loi Ecrite. Ce qui ne s’écrivait pas,
cesse, avec l’interprétation, de ne pas s’écrire.
C’est en vertu d’un qal vahomer qu’une Michna démontre qu’une femme
peut être consacrée épouse par le moyen de l’argent. Selon
cette Michna, la femme peut être consacrée épouse de deux
manières. Si la cohabitation et l’écrit sont les deux modes pour
une femme, d’être épouse, l’interprétation de la Loi Ecrite
est la suivante : » Si l’esclave hébreu dont l’acquisition par le
maître ne se fait pas par la cohabitation mais par de l’argent, n’est-il
pas logique qu’une femme qui est acquise par la cohabitation le soit aussi par
de l’argent (ou tout autre objet de valeur remis à la femme). »
Une femme peut donc être épouse par la remise d’un objet.
A cette conclusion, il sera objecté le statut de la yébama acquise
à son beau-frère par cohabitation exclusivement (Deut. XXV).
Là encore, nous constatons une certaine perméabilité du
droit des personnes et du droit des choses. La femme et l’esclave mises sur
le même plan. L’objection de cohabitation implique le rapport sexuel.
Il oppose à l’écrit (promesse d’épouser la fiancée)
et la remise d’un objet (ou d’argent) qui dénotent plutôt des modes
d’acquisition.
Nous allons examiner un autre exemple de qal vahomer. Il s’agit de cette prescription
: » Tu ne feras pas cuire le chevreau dans le lait de sa mère (Ex.
XXIII, 19 ; XXXIV, 26 ; Deut. XIV, 21). Le problème était de savoir
si la cuisson était possible dans le lait d’un autre animal. La réponse
fut : » Si le croisement du chevreau avec sa mère est permis (Lev.
XIX, 19 ; animaux de même espèce) alors que la cuisson dans son
lait est interdite, à plus forte raison que cet animal dont le croisement
avec une autre espèce est prohibé sera interdit à la consommation
s’il est cuit dans un lait autre que celui de sa mère. »
A ce raisonnement il est objecté ceci : en vertu du verset 28 de Lev.
XXII : » Quand il naîtra un veau, un agneau, un chevreau, il restera
sous sa mère durant 7 jours. A partir du huitième jour et au-delà,
il sera agréé en offrande par le feu à Iahvvé. Bovidé
ou oviné, vous ne l’immolerez pas avec son petit le même jour.
»
Ce texte permet une nouvelle analogie et alors la cuisson du chevreau dans
le lait d’un animal autre que celui de sa mère, est permise.
Poursuivons avec les Docteurs du Talmud. Partant de l’interdiction de faire
cuire le chevreau dans le lait de sa mère et après avoir conclu
que la viande cuite par inadvertance était interdite à la consommation,
ils ont posé la question de savoir si, néanmoins on pouvait en
tirer profit. Le silence de la Loi conduit à cette interprétation
: » Si les fruits de ‘orla (fruits que donne un arbre durant les trois
premières années qui suivent sa plantation) sans transgression
à leur création, sont interdits à tout profit, à
plus forte raison le mélange lait-viande dont la création relève
d’une transgression au départ l’interdiction de les faire cuire ensemble
est également prohibé à tout profit. »
L’objection à ce raisonnement est de faire remarquer que les fruits
de ‘orla ne sont jamais permis à la consommation et ce depuis leur création,
alors que le lait et la viande le sont à un moment donné, c’est-à-dire
avant de former le mélange.
Mais ‘orla signifie aussi prépuce. Le verset se lira ainsi : »
Quand vous entrerez dans le pays et que vous planterez tout arbre fruitier,
vous traiterez son fruit comme son prépuce : pendant trois ans ce sera
pour vous des prépuces, on n’en mangera pas. La quatrième année,
tout son fruit sera consacré en réjouissance à Ihavé.
Dans la cinquième année vous mangerez son fruit, pour accroître
pour vous son produit. » (Lev. XIX, 23)
La référence au prépuce s’avère éclairé
l’objet en cause. Du côté animal il n’y a pas inceste, le chevreau
peut couvrir sa mère. Mais, du côté homme, il y a inceste
à le cuire dans le lait de sa mère. Le mélange est prohibé.
Le Lévitique (XIX, 23) donne sens à l’interdit de la cuisson.
Lui-même signifie qu’il ne faut pas rompre le continuum de la création.
L’argument a contrario
Il n’a pas de nom spécial dans le Talmud. Cet argument consiste à
exclure les implications qui peuvent résulter de la Tora. Contrairement
à l’analogie qui étend le champ d’une norme, il le restreint.
Les éléments sous-entendus de la règle sont alors exclus
par l’interprète.
Ainsi ce commandement : » N’opprimez pas la veuve ni l’orphelin »
(Ex. XXII, 22), est susceptible d’une implication permettant l’analogie ou un
a contrario. L’analogie (qal vahomer…) ouvre tandis que l’a contrario ferme.
L’a contrario est quasi mécanique. Il rejette à l’extérieur
du texte un ensemble d’individus (infirmes, infans, vieillards, étrangers…)
qui auraient pu y figurer comme similaires. L’adage romain l’exprime ainsi :
» Qui dicit de uno, negat de altero, qui de uno negat, de altero dicit.
» Cela n’est pas sans nous rappeler la genèse freudienne de la négation.
Puis-je déduire de ce texte le commandement positif d’opprimer l’étranger
? Alors le texte se retourne littéralement. Nous sommes loin de la dialectique
du lamed et du melamed. En renversant la règle que celui qui peut le
plus peut le moins, on en produit une autre qui fournit des arguments a contrario,
savoir que celui qui n’est pas en droit du moins, n’est pas en droit du plus,
disait déjà, en 1832, Hortensius de Saint-Albin.
Ces raisonnements juridiques sont trop liés aux signifiants dans la
langue pour être écrits et fondés par le calcul des propositions
» Si p et q alors q « . Soit : celui qui admet une expression
de type » p et q » est en droit d’admettre l’expression correspondante
à » q « , si l’on substitue la première norme à
» p » et la seconde à » q « . Dès lors l’interprète
n’écrirait rien de plus. Et le renversement a maiori ad minus et a minori
ad maius (Saint-Albin) serait de l’ordre de l’imaginaire. L’a contrario inversant
le plus et le moins, maius et minus, articulerait réel et imaginaire.
Bien différent, par contre, sera l’a contrario donné en exemple
à partir du verset 22 de l’Ex (XXII) qui opère un retournement
radical du texte. Les individus susceptibles de se trouver à l’intérieur
sont à l’extérieur. Ce retournement est topologique. L’étranger,
par exemple, objet de protection, peut se retrouver en dehors de la Loi, objet
de son oppression.
En guise de conclusion, citons le Deutéronome : » Lorsque tu viendras
dans le pays que le Seigneur ton Dieu te donne, que tu l’occuperas et que tu
diras : « Je veux mettre à ma tête un roi… » (Deut. XIV, 17), l’interprète
déduit un roi et non une reine. Il exclut les femmes de la fonction royale.
»
Pour le Talmud mais aussi pour nos droits ancestraux, la femme est à
l’image de l’homme, elle est vue de l’homme et est en même temps objet
qui ne cesse d’objecter au maître interprétant.