Violence et comportements agressifs: le point de vue du psychanalyste
14 juin 2012

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HASENBALG-CORABIANU Virginia Alicia
Textes
Contemporanéité

Ce qu\’on appelle couramment violence est, pour un psychanalyste, un passage à l\’acte, passage à l\’acte qui arrive quand échouent les barrières imposées par la loi symbolique qui régit les échanges de parole avec les autres.

Il y a au départ une pulsion agressive en chacun de nous. Elle est intrinsèque à notre constitution. Puis il y a la force interne qui met en place une transformation de la dite force en enjeu verbal.

Tout être humain est le résultat de ces forces en jeu. Il est en lui-même source d\’une agressivité sans bornes, mais il faut aussi qu\’opèrent en lui les mécanismes qui permettront la transformation de ces forces agressives.

Il s\’agit plus spécifiquement d\’un processus qui fait passer la colère par le filtre de la parole. Ce filtre se tisse dans la discursivité qui lie le sujet à autrui, et se met en place dès les premiers jours de vie dans le rapport à la mère, puis se complexifie ensuite tout le long de l\’existence. La possibilité d\’échanger avec l\’autre dans un protocole implicite fait que la haine peut se transformer en joute verbale par exemple, à condition que le passage à l\’acte physique y soit clairement interdit.

La réussite de ce processus dépend de la place donnée à la parole par la famille et par le lien social qui entoure le sujet. Nous entendons par parole l\’acceptation, pas toujours facile, des désaccords, des différends dans l\’échange.

Ceci nécessite qu\’au lien inconditionnel à la mère puisse se substituer un lien \ »conditionné\ » au père ou figure d\’autorité qui fait valoir la loi symbolique, celle qui régit les échanges de parole, en mettant en place ce que les psys appellent la \ »ternarité\ ».

C\’est donc en sortant de la symétrie des rapports, du rapport spéculaire à l\’autre, grâce au tiers qu\’implique la loi de la parole que la pacification est rendue possible.

Je suis le \ »tu\ » pour l\’autre, et aussi, au-delà,  le \ »il\ » ou \ »le\ » elle de la troisième personne qui implique une énigme au-delà de l\’image que je présente.

Grâce à ces processus symboliques la haine peut se changer en créativité, en exploit sportif, en énergie canalisée…

Autrement dit, la discursivité comme art de tisser des liens avec les autres en respectant l\’altérité de chacun – altérité politique, religieuse, ou propre à la personnalité de chacun – n\’apparaît pas par génération spontanée. Elle est certes en rapport avec la vie familiale mais aussi avec les institutions qui éduquent l\’enfant et avec la société qui l\’accueille plus tard. Et ces trois lieux, famille, école, société sont en étroite relation. Une défaillance  familiale pourra être rattrapée à l\’école dans certaines limites, mais une société qui tourne mal et fabrique des chômeurs introduit une instabilité au niveau des parents dans leur tâche d\’éduquer et au niveau du jeune qui ne trouve plus sa place dans le social.

Ainsi la mise en place de la loi symbolique qui fait valoir le pacte symbolique pour civiliser le rapport à autrui est construite, échafaudée, développée, mais elle peut aussi être détruite, déconstruite, rendue obsolète selon l\’organisation sociale des groupes humains. Et dans la société actuelle, elle n\’est pas au beau fixe.

La société de consommation introduit là une perversion sournoise des valeurs. Elle prône l\’accès au bonheur défini par la consommation sans limites. Elle convertit tout, la nourriture, le sexe, les médicaments, les drogues, les êtres humains, en marchandise, et pour un monde où l\’argent prévaut comme valeur au-dessus de toutes les autres.

La transmission de dites valeurs se voit ainsi contrariée par les exigences d\’un fonctionnement qui fait fi de l\’inventivité de chacun pour réguler ses pulsions agressives.

Si la jeunesse des systèmes dictatoriaux était happée par les idéaux d\’un système en rupture avec ceux du cercle familial, la nôtre est happée par un fonctionnement qui promet de la jouissance à-tire-larigot, grâce et par la consommation.

Plus de frustration, plus de confrontation aux manques qui apprenaient habituellement aux enfants qu\’on ne peut pas tout avoir.

Eduquer est une lourde tâche. Il s\’agit en effet d\’inscrire des limites, ceux qui devront marquer le sujet pour la vie. Si ces limites ne sont pas bien mises en place, le sujet ne saura pas gérer les désagréments propres aux frustrations qu\’il ne manquera néanmoins pas de rencontrer le long de son existence. Refouler l\’agressivité est un mécanisme symbolique de régulation de la force pulsionnelle. Le refoulement transforme, pousse à la métaphore; il n\’étouffe pas.

Dans notre société la violence manifeste résulte de l\’incapacité du sujet à faire face aux situations qui le dépassent.  Et il se sent dépassé par les circonstances qui vont lui rappeler ce qui est resté en souffrance chez lui dès les temps premiers de sa constitution subjective. Ce qui se jouera sera la provocation de la figure d\’autorité sous la forme du défi. C\’est la recherche de ces limites qui ne sont pas venues, mais qui sont violemment appelées…

Nous avons tous des marques, des traces plus ou moins importantes de ce qui est resté en souffrance dans notre histoire. Chacun s\’en débrouille comme il peut, cela définit un style, une personnalité, avec ses empêtrements, ses échecs et ses gloires… Mais quand ce sont les limites à la pulsion qui restent en difficulté, le symptôme sera celui de la réponse agressive à tout ce qui viendra rappeler au sujet qu\’il n\’est pas un enfant-roi à qui \ »tout\ » est dû. L\’exigence effrénée de jouissance ne tolère aucune entame.

Or, le monde contemporain nourrit cet infantilisme par la surabondance de promesses de jouissance. Le discours ambiant récuse les mécanismes pacifiants et civilisateurs. Il promet un monde qui ne viendra jamais…

Aperçu intuitif du mécanisme de constitution du sujet

Un premier repérage est celui du stade du miroir. Le tout petit jubile quand il découvre son image dans le miroir. Il se reconnaît pour la première fois en tant que \ »Un\ » dans une image en-dehors de lui, alors que jusqu\’à ce moment là la perception de lui-même se composait exclusivement d\’un morcellement dû à son immaturité. L\’enfant interpelle l\’adulte qui le porte par le regard pour entériner sa trouvaille. Ce stade est un moment éminemment symbolique.

Or cette image en miroir qui constitue la place où le sujet \ »se\ » découvre avec joie comme étant un Un se trouvera tout le long de sa vie occupée par les \ »autrui\ », tous ceux qui ne sont pas lui mais qui peuvent facilement être perçus, inconsciemment, comme venant lui dérober sa place à lui, celle où il se sentait assuré de lui-même à moindre frais. La naissance d\’un petit frère en est paradigmatique, mais la rivalité avec le père ne l\’est pas moins, quoiqu’inconsciente.

Il se sent alors menacé par une situation où un autre lui dérobe la place où il s\’est primordialement constitué. L\’incidence de l\’image spéculaire dans la clinique est prévalente, et fait le lit de l\’identification imaginaire qui régit aussi bien les scènes de ménage que la paranoïa classique.

Autrement dit, est-ce que en t\’écoutant je garde bien clair dans mon esprit que tu es autre, bien autre que moi, ce \ »il\ » ou \ »elle\ » dont je parlais tout à l\’heure? Vous voyez que la seule façon de faire valoir une altérité passe par la prise en compte d\’un lieu tiers, lieu de l\’Autre dans la parole.

La traversée du processus de \ »délogement\ » de l\’image spéculaire passe par l\’entrée dans une triangulation, communément appelée l\’Oedipe, ou prise en compte d\’une figure Autre, figure d\’autorité pouvant faire la loi, ou plutôt légitimé à faire la loi autant au fils qu\’à la mère. On peut mesurer à quel point la société actuelle met sérieusement en question ces valeurs. On voit se déliter de plus en plus toute image d\’autorité. Et c\’est souvent au nom d\’un consensus qui désormais fait fonction de prescription, en dénonçant ouvertement la dissymétrie que la dite autorité comporte – or c\’est la même dissymétrie qui permet l\’ouverture vers une altérité possible.

Un autre facteur à prendre en compte pour comprendre la violence actuelle est justement en rapport avec la difficulté de nos jours pour un homme dans l\’exercice de ce rôle de père. Sans trancher si c\’est une cause ou une conséquence nous voyons de nos jours une gynécocratie de plus en plus dominante qui peine à admettre chez l\’homme celui qui, se trouvant en dehors de la dyade mère-enfant, peut apporter une séparation salutaire. Or c\’est une tâche ardue de faire coexister la parité et l\’acceptation du partenaire homme dans une position de père… Si l\’homme est considéré comme un pair, et non pas comme un père, aucune altérité ne lui est due. Il est dès lors censé fonctionner, penser, sentir \ »comme\ » une femme, en même temps que les \ »défenseuses\ » de la féminité ressemblent de plus en plus à des hommes!

La récusation de la virilité, et du désir qui s\’ensuit, tend à mettre en avant une figure maternelle qui se tiendra à l\’écart de la \ »souillure\ » sexuelle, faisant de la figure maternelle un emblème de sainteté. C\’est cette sainteté qui ouvre souvent à la progéniture la voie vers la perversion…

Pour conclure, on peut dire que guerre des sexes ou rébellion contre l\’autorité, la violence est le symptôme d\’une société en manque de valeurs, où la loi pacifiante a du mal à opérer. La considérer comme un fait isolé de ses composantes structurelles c\’est la traiter de façon spéculaire, dans un rapport de force qui risque de la pérenniser. La loi juridique n\’est pas la loi symbolique mais la marque de son échec. Autrement dit, un agent de police ne pourra jamais se substituer à un père, celui qui, par définition, aime bien en châtiant bien…