Dans le séminaire RSI, Lacan annonce qu’il va parler du réel. C’est là une bien grande nouvelle, car comment parler de ce qu’il a qualifié comme impossible ? Comment va-t-il procéder ? En avançant avec cette construction du nouage borroméen qui lui semble propre à présenter le type de rapport des trois grandes catégories qui ont été développées tout au long de son enseignement : Réel, Symbolique, Imaginaire. Il a déjà livré une présentation du nœud borroméen dans les séminaires précédents, mais il va s’agir maintenant d’apprécier à quoi ça sert ou plus précisément ce qu’il sert.
Dès la première leçon, il va procéder à des nominations et à des exercices de lecture à partir de ce nœud. En fait il s’agirait de démontrer qu’il relève d’une topologie qui sort de notre habituelle géométrie, l’euclidienne, et aussi qu’il relève d’une écriture, d’une écriture qui justement, comme il le dira dans la leçon suivante, « supporte le réel », « il n’y a pas d’autre idée sensible du réel », avance t-il, reprenant une thèse défendue depuis longtemps.
Dans cette géométrie euclidienne, on se satisfait de définir le point, c\’est-à-dire ce qui ne se divise pas, comme l’intersection de deux droites. Or rien n’empêche de considérer que ces deux droites peuvent glisser l’une sur l’autre. La seule manière de serrer sérieusement ce point de façon à ce que ça ne glisse plus, va être de considérer le serrage de trois droites. Or nous retrouvons avec cette manière de considérer le point, le nouage borroméen lui-même. Il suffit de se servir de la proposition de Desargues qui identifie un cercle avec une droite infinie.
Ainsi, l’essence du nœud borroméen, c’est ce point, point qui peut se présenter sous différentes formes avec des cordes, des tores ou même des surfaces. Mais pour que le serrage opère, encore faut-il certaines conditions. Une des formes des plus « éloquante » est qu’à partir de deux droites infinies, un rond de ficelle vienne à passer dessous celle qui est dessous et par-dessus celle qui est au dessus : [fig.I-6].
Nous sommes dans une gaucherie certaine, dans une débilité mentale, pour nous déplacer avec ces figures spatiales. Si la mise à plat semble nous simplifier la tâche, c’est qu’elle procède à une réduction imaginaire avec ce qu’elle doit au corps et au spéculaire. C’est pourtant sur cette voie que Lacan poursuit ici, mais en introduisant sur la présentation du nœud borroméen des écritures.
Je soulignerai donc cet acte d’écriture qui vient nommer ce que cette mise à plat vient présenter.
Chacun des ronds est affecté par une lettre, R, S, I. On pourrait se rappeler ici que la leçon a commencé par une leçon de lecture, de l’affiche apposée pour signaler le séminaire : faut-il lire « rrssi », « erre,esse,ii », ou « Réel, Symbolique, Imaginaire » ? Selon la lecture choisie, ne sommes-nous pas engagés dans des dimensions différentes ? La langue, même dans son expression la plus ramassée, la plus serrée, nous ouvre à des espaces de significations. Ce qu’il a pu évoquer en terme d’erre de la métaphore.
Dans la partie finale de la première leçon, c’est la dimension de la lettre qui est privilégiée et c’est ainsi qu’il va nous parler « d’une écriture qui supporte le réel ». Cette écriture, ce n’est pourtant pas seulement celle de lettres qu’il place sur un schéma, il avance que la présentation du nœud borroméen selon cette mise-à-plat est, elle-même, une écriture.
Arrêtons-nous un instant sur ces différents niveaux de lecture.
1. Nous avons la présentation du nœud sous une forme standard, qui est une mise-à-plat où les points de croisement sont notés par cette convention de trait continu ou discontinu pour indiquer le passage dessus ou dessous. Chaque rond est nommé par une lettre majuscule : R.S.I.
2. Une projection stricte sur un plan qui vient alors délimiter des intersections euleriennes, Lacan y situe des fonctions qu’il va nommer : [jouissance Autre, jouissance phallique, sens, objet a] et qu’il va écrire en apposant des lettres et des formules.
3. Une écriture qu’on pourrait qualifier d’ensembliste où chaque « rond de ficelle », – c’est ainsi qu’il en parle parfois -, vient définir une consistance, consistance qui vient cerner « un trou », soit ce qu’on peut alors définir comme un sous-ensemble vide. À noter alors que les intersections sont des intersections d’ensemble vide.
4) Une notation de trois zones, dans le voisinage de ces consistances, qui nous apparaissent comme une sorte d’extension de ces consistances. Chacune prend appui sur une consistance et vient surmonter, intruser, la consistance voisine sur une zone dont l’amplitude est vague. À propos de cette forme, il y a un flottement dans leur saisie et on a pu user de termes variés : corne, aileron,… ma petite fille m’a proposé « aile de moulin à vent »… ce qui n’est pas mal vu, ça évoque bien l’idée d’un tourbillon que Lacan utilise quelque part. Je me posais la question de savoir si ces zones ne pouraient pas relever mathématiquement de la notion de « sous-ensembles flous ».
Des niveaux de lecture du nœud, il apparaît donc qu’il faille en compter au moins quatre, et même cinq, si l’on ajoute tout l’appareillage de lettres qui est convoqué ici. Cela nous donne aussi l’indication que le passage du nœud borroméen dans sa présentation spatiale à celle de sa mise à plat est coûteuse, c’est le prix de notre débilité mentale, mais aussi productive car elle oblige à ces opérations de lecture. Je dirais que c’est une manière d’élever cette présentation à la dignité d’une écriture.
« Un point que je suggère est d’ores et déjà celui-ci, pour revenir à Freud, c’est à savoir ce quelque chose de triadique, il l’a énoncé : Inhibition, Symptôme, Angoisse ».
De ces trois sous-ensembles flous, ce que Lacan nous suggère donc, c’est d’y situer la triade freudienne inhibition, symptôme, angoisse. On se souvient que cet essai, publié en 1926, en pleine deuxième topique, fut une tentative complexe et confuse, dont Freud avoue qu’elle est bien insatisfaisante. Je me suis d’abord étonné de la convocation par Lacan de ce triptyque au moment où, avec ce nœud borroméen, il est lancé dans une refonte essentielle de la théorie psychanalytique. Qu’avait-il à faire avec ces notions secondaires et mal foutues du corpus freudien ?
C’était oublier, comme on me l’a fait remarquer, que cette refonte en passe par une critique justement de ce corpus et en particulier de cette topologie implicite qu’on trouve chez Freud et qui relève d’« une topologie du sac » ; qu’on se souvienne de son schéma de l’appareil psychique donné en 1922 dans son article « Le Moi et le Ça ». Sa géographie psychique n’est pas sans faire valoir des territoires, des frontières, des conflits ; il peut même faire métaphore de l’esthétique moderne, dans la peinture, « où nous avons des champs de couleurs qui se fondent » (in Nouvelles Conférences).
Freud se trouve dans un embarras certain pour articuler ces trois notions dans sa topique. Cet embarras, Lacan l’interprète en quelque sorte d’une part comme un effet de cette topologie du sac qui vient supporter un imaginaire de la contenance et ce que cela entraîne comme entification, comme supposition d’entités substantielles, comme êtres, en quelque sorte.
Alors oui, cette suggestion de Lacan de situer précisement inhibition, symptôme et angoisse dans ces intersections, dans ces sous-ensembles flous, vient donner tout une souplesse, tout un jeu plastique qui pourra se montrer propre à résonner avec notre clinique analytique.
Inhibition, symptôme et angoisse, on se souviendra aussi que ce n’est pas la première fois que Lacan s’en saisit, puisque c’est avec cela qu’il commence son séminaire sur l’angoisse (L’Angoisse). Il procède, à partir de la ligne de lecture de ces trois termes, à un décalage, à un changement de niveau, qui le conduit à proposer un tableau, une matrice à deux entrées, et à incrire ces trois termes en diagonale. Ce qui va donner le cadre à un développement d’une grande richesse clinique.C’est donc bien quelque chose qui insiste chez lui, et l’écriture qu’il nous en propose ici vient aussi renouveler sa propre mise en place, et donner à ces notions un rôle qui ne sera pas du tout marginal, mais qui viendra au contraire introduire dans la considération de la structure subjective un point de vue tout à fait nouveau.
Comme vous savez, Freud part d’une définition de l’inhibition en terme de limitation et précisément d’une limitation des fonctions du moi soit par mesure de précaution, soit à la suite d’un appauvrissement du moi ; il évoque l’impuissance sexuelle, la réduction de la faim, l’aversion à la marche, l’inhibition au travail, etc.
Mais le symptôme, remarque t-il aussitôt, pourrait être tout aussi défini en terme de limitation. Ainsi s’engage sa recherche de pouvoir distinguer inhibition et symptôme. Puis un peu plus loin de l’inhibition avec l’angoisse. La clinique de la phobie venant lui apporter un matériel riche lui permet de rectifier sa conception de l’angoisse, angoisse qui fait le refoulement et non l’inverse comme il le pensait avant. Puis il se centre sur le danger qui serait en cause dans l’angoisse. De quoi est-il le signal ? Vient alors la question que l’angoisse peut être considérée comme un symptôme.
Tout cela est plein d’indications cliniques précieuses, mais nous voyons véritablement Freud pris dans un tourbillon où chaque proposition se heurte à une contradiction, ce qui le laisse insatisfait; son effort pour mettre à l’épreuve la clinique de l’inhibition, du symptôme et de l’angoisse dans sa deuxième topique reste un essai mal assuré.
La proposition de Lacan n’est pas ici d’une nouvelle topique mais d’une topologie. Remarquons que, s’il reprend cette triade Inhibition, symptôme, angoisse, c’est en les situant d’une manière précise dans le nœud borroméen. Il a tranché avec la valse-hésitation de Freud et assigne à chacun une place distincte dans le nouage.
L’inhibition est placée dans ce sous-ensemble qui part de l’imaginaire pour mordre sur le symbolique, et précisément, nous indique Lacan, « dans le trou du symbolique » ; tout mouvement s’en trouve figé autant au niveau spatial que symbolique. Du coup, s’institue une barrière. La clinique de l’inhibition n’est pas sans évoquer un arrêt sur image, et les enjeux de l’image spéculaire ; ce trou du symbolique, c’est le lieu du refoulement originaire, et tout aussi bien ce qui supporte l’énigme du désir de l’Autre.
Mais comment comprendre alors l’inhibition chez l’animal, qui n’est pas affecté par le langage, s’interroge t-il ? Lacan nous invite très clairement ici à discuter l’affaire avec les neurosciences ; ce fut en tout cas une découverte majeure de la neurologie que de reconnaître des effets inhibiteurs au niveau périphérique. (cf. l’arrêt du cœur par la stimulation du nerf vague [Volmann (1838), les frères Weber (1845), et puis Claude Bernard].
Mais une étape bien plus décisive fut franchie avec la découverte de l’inhibition dans le système nerveux central par la recherche au niveau animal, puis humain. Certains symptômes neurologiques vont pouvoir être expliqués non par un déficit, mais une « désinhibition », ce qui était normalement inhibé ne l’étant plus (cf. les travaux de Jackson). Dès cette époque, fin du XIXe siècle donc, c’est à peu près contemporain de la naissance de la psychanalyse, l’inhibition n’était pas une simple absence d’excitation, mais bien un processus actif de suppression d’une action excitatrice.
Puis vint la période moderne et la théorie des neurones, il n’est pas inutile de rappeler que Freud a frayé sérieusement de ce côté-là. C’est l’extension de la recherche vers les mécanismes synaptiques de l’inhibition avec une approche bio-chimique.
Nous n’allons pas évoquer ici tout un siècle de recherches et de découvertes essentielles dans ce domaine. La question épistémologique et sémantique qui se pose est de savoir si les résultats qui valent aux niveaux des mécanismes fondamentaux peuvent être pertinents pour ceux qui concernent l’intégration supérieure : apprentissage, cognition, psychomotricité, etc.
C’est ainsi que je comprends l’interrogation de Lacan : l’inhibition chez l’animal n’est pas une affaire de langage, c’est extérieur au sens. Mais d’une certaine manière, à le suivre sur son schéma, il en est de même chez l’humain, pour ce qu’il en est du rapport au sens, c’est hors du sens.
Je propose l’hypothèse de lecture suivante : n’est ce pas une manière pour Lacan de reprendre une proposition du début de son enseignement sur la Gestalt et les travaux du neurologue K. Goldstein ? On se souvient de son intérêt exotique pour la psychologie animale : la pigeonne, le papillon, le criquet pellerin, etc. Ce qui commande ici le processus est une image ; alors dans quelle mesure pour l’inhibition humaine, n’y aurait-il pas cette commande de l’image, image réelle plus précisément, dont il n’y rien à dire, qui est hors langage, mais qui est cependant le produit d’un nouage primordial, ce qui fait tenir cette image primordiale renvoyant à ce trou originaire dans le symbolique, et comme ce qui peut de ce trou s’en recracher comme nom-du-père ?
Quant à l’angoisse, elle part du réel, elle se développe à partir de ce bord du réel pour recouvrir l’imaginaire pour une part.
On se souvient de son séminaire et des développements lumineux qu’il a pu en faire. Ce qu’il souligne ici est dans la poursuite de la spéculation freudienne : l’ angoisse est angoisse de castration et, comme telle, c’est ce qui vient donner son sens à la jouissance phallique, situable sur son schéma à l’intersection du réel et du symbolique. C’est une jouissance qui convoque le sujet humain au risque d’une perte. L’angoisse est le signal de ce danger et en même temps est la condition de cette jouissance. Encore que l’affaire ne se présente pas de la même manière côté homme et côté femme.
Le symptôme est situé dans le réel, prenant appui sur le bord du symbolique. Le symptôme est le signe que quelque chose ne va pas dans le réel. C’est une formulation qui semble se dégager de la tradition freudienne qui maintiendra jusqu’à la fin que le symptôme a un sens, même s’il peut rester un ombilic, un point qui échappe dans cette saisie par le sens. Est-ce dire que Lacan donne toute l’importance à cette lacune dans le sens, à ce non-sens ? Cette opposition sens/non-sens nous enferme, il me semble, dans un dualisme un peu court. Là encore, il faut changer de point de vue.
La notion de symptôme, nous la devons à Marx, donc avant Freud, et il est manifeste que Lacan trouve dans Marx un point d’appui pour réévaluer la conception freudienne du symptôme comme formation psychique résultant d’un conflit de tendances. Qu’en dire en quelques mots ? Marx dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel, s’oppose à l’idée qu’à chaque moment dialectique, le négatif est réinclu dans une Aufhebung du savoir. C’est une manière de dire que le savoir n’inclut jamais définitivement la vérité. On voit que c’est assez proche d’une des définitions que Lacan a pu donner du symptôme « comme retour de la vérité dans la faille du savoir ».
L’autre point qui séduit Lacan chez Marx, c’est sa théorie de la plus-value, plus-value qui est soustraite aux prolétaires. L’idéologie capitaliste, en prétendant acheter la force de travail dans un juste contrat et à un juste prix, masque cette extorsion. Mais la vérité pourra resurgir parfois, dans la grève par exemple. Ce pourquoi la grève n’est pas une fête mais un symptôme, symptôme social, mais révélant dans le réel ce qui ne va pas, ce qui ne marche pas dans le discours du maître et le semblant qu’il soutient.
En quoi cela éclaire t-il le symptôme singulier ? Sans doute qu’on peut avancer qu’il y a quelque chose qui se met en travers de ce qui pourrait être « la bonne gouvernance du sujet », qu’il y a un réel, soit du hors sens en regard de l’imaginaire, qui lui assure sa consistance.
Pour autant, si la psychanalyse, cette expérience de la parole, est en mesure « d’opérer sur le symptôme », c’est bien que le symbolique y est concerné : « le symptôme est l’effet du symbolique dans le réel ». La causalité psychique est supportée par les lois du langage et c’est ainsi que le symbolique vient affecter le Réel.
Encore faut-il compléter le rond du symbolique par cette zone au contour vague, cette sorte de nuage qui lui est extérieur, qui lui ek-siste, tout comme le symptôme : c’est l’inconscient. Et l’inconscient avance ici Lacan, c’est ce qui va répondre du symptôme ; je dirai : c’est ce qui va, par l’étoffe de la lalangue, donner au réel du symptôme du répondant.
Les diverses surfaces et les inscriptions qu’elles supportent vont donc permettre des lectures croisées. Le symptôme, c’est réel, mais c’est ce qui répond du symbolique. L’inhibition, opère dans l’espace et le symbolique, mais trouve sa raison dans l’imaginaire. L’angoisse, envahit le champ de l’imaginaire, mais ek-siste au Réel comme ce qui ne trompe pas.
Pour terminer à propos de la trilogie freudienne, Inhibition, Symptôme et Angoisse, disons que la proposition de Lacan vient en faire ce qui nous fait signe des champs de l’ek-sistence en regard des trois consistances de l’Imaginaire, du Réel, et du Symbolique. Chacun de ces champs vient cependant déborder sur une autre consistance que celle dont elle ek-siste tout d’abord.
Nous en arrivons donc à cette conclusion que l’inhibition, le symptôme et l’ angoisse sont eux mêmes articulables dans une fonction de nouage de type borroméen. Loin d’être des artéfacts de la structure subjective, ces trois champs viennent assurer une consistance subjective, sans doute la plus réelle et la plus stable avec le symptôme, la plus limitative et la plus imaginaire avec l’inhibition et la plus insupportable avec l’angoisse. C’est aussi, comme cela sera abordé à la fin du séminaire, une manière de décliner la nomination selon ces différentes modalités.