Je n'existe pas !
11 novembre 2012

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Pierre AREL
Textes
Lacan

L’existence peut-être éprouvée comme une douleur, tant lorsqu’elle est vécue comme un excès d’existence que lorsqu’elle est vécue comme un défaut, un pas assez d’existence voire même un pas d’existence du tout. C’est dire que l’existence relève fréquemment du pathologique, ce qu’affirme celui qui se dit trop ou pas assez exister.

Cette plainte est pour une part prise en compte par le social. Le religieux a tôt eu le souci d’assurer une existence à chacun, quelle que soit sa condition générationnelle, de classe ou encore sexuée. Comme nous le savons, ce grand projet religieux, toujours soutenu, n’a pas réussi à assurer l’existence de chacun. Pendant que certains attirent toute la lumière, émettent les messages les plus sonores, beaucoup restent dans l’ombre et aphones. Ces derniers, las d’attendre une bonne nouvelle qui n’arrive pas, ont pris leur destin en main dans un projet démocratique qui se veut plus universaliste encore que celui de la catholique. Il s’agit dans ce projet politique d’assurer l’existence du plus grand nombre, et cela sans condition ni délai. On ne va pas attendre pour cela le jugement dernier, ni imposer les conditions d’existence subordonnées à une participation à la réalisation de la reproduction d’un lignage. Ce n’est pas que la démocratie ne fasse pas la part belle à cette reproduction, mais elle en a ouvert l’honneur réservé jusque-là à la famille patriarcale à quiconque joue sa partition phallique, même s’il la joue seul ou avec un partenaire jusque-là réprouvé par la norme. Ceci est soutenu par une visée de lutte contre l’exclusion qui est exclusion de la jouissance phallique, laquelle est le support de l’existence.

Le projet démocratique s’appuie donc sur un repérage, au moins intuitif, de ce que l’exclusion est exclusion de la jouissance phallique, du tout phallique, et promet aux exclus une place dans ce tout. Soutenir un tel projet, à grande échelle, et dans la durée, déplace fortement le malaise dans la civilisation. Alors qu’au temps de Freud le malaise était lié à ce qu’il a repéré comme le refoulement de ce qui est relatif à la jouissance phallique, aujourd’hui ce malaise a migré vers ce projet de jouissance phallique pour tous, qui de plus s’accompagne d’une dénonciation généralisée de la même jouissance.

Lacan, dans la leçon du 17/12/74 dit qu’il y a prosternation dans Freud devant la jouissance phallique, avant d’ajouter que si Freud ne croit pas en Dieu, il perpétue la religion et la consacre comme une névrose idéale. Très récemment, Charles Melman dans ce droit fil a dit que la visée de la cure freudienne est le B.T.S., soit l’accès au sexe, au travail et à la santé. À quoi il a fait remarquer que cette visée était plus facile à atteindre aujourd’hui. Le malaise s’est déplacé, et la visée de la cure analytique ne peut plus être la même. Ce que confirme Lacan lorsqu’il dit que Freud, avec sa névrose idéale, n’erre pas. Il n’est pas dupe, alors que Lacan, dans les Non dupes errent, nous a surpris lors de la dernière leçon[1] où après avoir formulé ce que nous attendions depuis le début du séminaire : « Qui n’est pas amoureux de son inconscient erre… », ajoute : « Pour la première fois dans l’histoire, il vous est possible, à vous, d’errer, c’est-à-dire de refuser d’aimer votre inconscient, puisqu’enfin vous savez ce que c’est : un savoir, un savoir emmerdant. Mais c’est dans cette erre… que nous pouvons parier de retrouver le réel… l’inconscient… peut-être il nous mène à un peu plus de ce réel qu’à ce très peu de réalité qui est la nôtre, celle du fantasme ; qu’il nous mène au-delà : au pur réel ».

Dans la leçon du 17/12/74, Lacan ajoute que si Freud, dupe de la bonne façon, n’erre pas, lui ne peut que témoigner qu’il erre. « J’erre dans ces intervalles que j’essaie de vous situer du sens, de la jouissance phallique, voire du tiers terme… la jouissance en tant qu’elle intéresserait l’autre du corps, …de l’autre sexe ». Le positionnement de Lacan permet un abord inédit du malaise contemporain qui dans sa quête d’une jouissance pour tous n’a pas seulement privilégié la jouissance phallique pour tous, le B.T.S. pour tous, mais aussi donné une aire d’expansion à la jouissance du corps et au sens, à la représentation. Ce malaise tient au fait que cette triple quête ne nous assure pas un rapport plus pacifié au réel. C’est que dans ces diverses quêtes de jouissance, il y a un reste dont le discours du maître contemporain n’a pas plus à faire que le discours du maître d’hier. Ce qui fait que les phénomènes d’exclusion ne sont pas moins forts aujourd’hui.

D’où l’intérêt de suivre ce que Lacan amène concernant l’ek-sistence, qu’il associe au réel comme il associe la consistance à l’imaginaire et le trou au symbolique. Il définit une ek-sistence qui serait un dehors qui n’est pas un non-dedans. Cela pourrait nous sortir de la problématique engendrée par le tout phallique concernant l’ek-sistence : si on est dedans, on n’est pas dehors et c’est le hors, le ex de ek-sistence qui fait défaut, et si on est dehors, ex, c’est le sistere, se placer, se positionner, qui risque de ne pas être pris en compte.

Alors comment ek-sister et sortir de cette alternative infernale ? Aux Journées de Grenoble Ce que le symptôme doit à la langue, j’ai parlé d’une femme qui en est venue à dire : « Je n’existe pas » ! Elle faisait référence au fait que chez elle, avec son mari ou dans la famille de son fils, il lui est impossible de se faire entendre. Elle a fait tout au long de sa vie tout ce qu’il est préconisé de faire pour exister, à savoir d’avoir son B.T.S., puisque d’une famille très pauvre, très dépréciée socialement, elle a fait ce qu’il fallait pour être reconnue dans le milieu du travail, puis pour se trouver un mari. Elle a pu ainsi accéder aux représentations d’une certaine reconnaissance sociale. Du côté de l’imaginaire et du symbolique, tout y est pourrait-on dire, mais c’est du côté du réel que ça pêche. Quand elle dit : « Je n’existe pas »!, elle fait le constat que dans les relations qu’elle a avec son entourage, aucun dire n’a d’effet, que chacun joue sa partition symptomatique dans un dialogue de sourds qui la désole d’autant plus qu’elle le voit se répéter de génération en génération.

Elle attend de l’usage de la parole des effets, et elle remarque que là, dans ce contexte, ça n’en a aucun. C’est que de son côté, elle fréquente les psys depuis longtemps, et même si ses interlocuteurs n’étaient pas tous des psychanalystes, elle a pu mettre au travail son savoir inconscient, ce dont elle put attendre une réduction du symptôme. Cette réduction n’est pas advenue, mais au moins a-t-elle pu faire l’usage de son savoir inconscient pour décrypter son symptôme, qui est « ce qui ne marche pas dans le réel, … [et qui] tient »[2].

Nous retrouvons dans les interrogations de cette femme les rapports complexes qui lient inconscient et symptôme. À la fin de la première leçon, Lacan définit le symptôme comme l’effet du symbolique dans le réel pour ajouter que l’inconscient est ce qui répond du symptôme, et que l’inconscient peut-être responsable de la réduction du symptôme. Il y a un rapport entre symptôme et inconscient que Lacan va dire dans la leçon du 21 janvier être d’ek-sistence, et dans la leçon du 18 février de consistance : « Il y a consistance entre le symptôme et l’inconscient. À ceci près que le symptôme n’est pas définissable autrement que par la façon dont chacun jouit de l’inconscient en tant que l’inconscient le détermine ».

Ce n’est pas la même chose d’affirmer qu’il y a consistance ou ek-sistence entre l’inconscient et le symptôme, mais c’est ouvrir la question de leurs rapports et des possibilités d’action que la cure analytique peut avoir sur ce rapport. Comment, en offrant un lieu d’adresse dans l’Autre à l’inconscient, peut-on obtenir une réduction du symptôme, a fortiori si l’on considère que le symptôme est la jouissance de l’inconscient ? Cela passe par la prise en compte des rapports de conjonction/disjonction, de consistance/ek-sistence qu’il y a entre inconscient et symptôme. Le rapport le plus courant qu’une personne peut avoir avec son inconscient est celui de le considérer comme ek-sistant, voire même plus comme étranger : ces manifestations-là, de l’inconscient, elles ne m’appartiennent pas ! Une partie du travail analytique est de mettre en continuité ces manifestations jugées comme étrangères avec ce qui est considéré comme nous appartenant en propre. D’où ce dégagement dans la cure des rapports qui unissent le brin du symptôme, qui double le symbolique au-dessus du réel, avec l’inconscient, qui semble être ce brin du symbolique qui part vers nulle part, à l’infini.

Nous sommes familier d’une conception de la cure comme une succession d’opérations de césure, la césure de la lettre dans le signifiant qui vient ouvrir à une plurivocité, mais nous avons aussi à considérer de mise en continuité. La lecture de ce séminaire a ramené à mon souvenir une autre lecture qui m’avait surpris, dans le séminaire L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre, où Lacan dit : « Je ne consiste qu’en un inconscient auquel… je pense jour et nuit, ce qui fait que l’une bévue devient inexacte. Je fais tellement peu de bévues que… je suis un hystérique presque parfait, c’est-à-dire sans symptôme »[3]. Dans ce passage, deux ans après avoir dit que l’on peut réduire le symptôme avec l’inconscient, Lacan y revient pour dire que lui y est arrivé, presque, à cette réduction. Il ajoute : « Moi qui en somme à force d’avoir un inconscient l’unifie avec mon conscient ».

Le symptôme, le pathologique, serait à situer du côté de cette impression de coupure qu’il y a entre lui, le symptôme, et ce savoir inconscient que nous aimons inconsidérément. Le travail de la cure est alors à situer du côté de cette mise en continuité, du dégagement des consistances du réel, du symbolique et de l’imaginaire ; opération qui permet de prendre en compte leur ek-sistence, c’est-à-dire le réel que chacun constitue pour les deux autres.

Dans les dernières leçons de ce séminaire, Lacan laisse les cordes formant une boucle avec deux brins, comme dans La troisième, pour proposer une série de trois nominations : réelle, symbolique et imaginaire ? qui portent le nom de trois des brins de corde, à savoir que la nomination imaginaire devient l’inhibition, la nomination symbolique le symptôme et la nomination réelle l’angoisse. Ces nominations viennent ek-sister à chacun des trois ronds, de l’imaginaire, du symbolique et du réel, et c’est dans cette ek-sistence-là que vient se situer le pathologique. Qu’il s’agisse de l’inhibition, du symptôme ou de l’angoisse, c’est ce dont nous avons à souffrir, et ce dont éventuellement nous venons parler à un analyste. Lacan propose donc une lecture nouvelle de ce qui vient se nommer chez l’analyste du pathologique, ce qui nous permet de remarquer qu’effectivement quelqu’un peut arriver dans une cure avec l’une de ses trois nominations. Pour certains ce sera l’inhibition, leur évitements divers, leurs phobies, sans que rien d’un symptôme ou d’une angoisse soit exprimé ; pour d’autres ce sera un symptôme avec toute son historisation qui peut s’étaler sur des années ; et pour d’autres encore ce sera l’angoisse, comme c’est le cas dans les névroses traumatiques.

Et ces nominations peuvent rester assez stables dans certaines cures, ce qui donne des propos en boucle sur les inhibitions, les symptômes ou les angoisses. Aussi il est souvent bien venu dans une cure que l’on passe d’une nomination à l’autre. Il peut survenir de l’angoisse au décours d’un récit, un inhibé va pouvoir déplier un bout de symptôme, etc… Dans ce cas, nous ne sommes plus à tourner autour du même faux-trou que fait l’instance imaginaire, symbolique ou réelle avec sa nomination, mais c’est une autre nomination qui se manifeste. La patiente qui a dit : « Je n’existe pas ! » est assez représentative de cette coexistence des trois nominations. Arrivée à mon cabinet pour des angoisses très fortes qui lui nouent le corps en majorant des douleurs banales à son âge, elle a pu exposer assez rapidement le symptôme qui la tient et faire part des inhibitions qui sont les siennes, nombreuses. Ça fait un nœud à six, avec trois faux-trous. Lorsqu’elle a dit : « Je n’existe pas ! », j’ai acquiescé et ponctué la séance là-dessus. Elle est revenue enchantée à la séance suivante : l’angoisse avait cédé pour un temps inhabituellement long pour elle.

Par son « Je n’existe pas », elle repérait comment avec les gens qu’elle fréquente au quotidien, que chacun jouisse dans son coin de son inconscient laisse bien peu de place à l’autre et à son ek-sistence.

C’est dire que notre ek-sistence dépend d’un nouage, et que ce nouage est soumis à une temporalité, cela s’entendait bien dans les exposés Nouages d’enfance hier, et à ce qui se rencontre dans l’Autre comme nœud, et cela pas seulement dans l’enfance. La remarque de Marie-Christine Laznik hier sur la temporalité de la constitution d’une tresse est particulièrement bienvenue, et pas seulement pour les enfants mais aussi pour les adultes qui, en fonction de ce qu’ils rencontrent dans l’Autre, peuvent ou non croiser leurs brins, ce dont le pathologique de leur ek-sistence dépend, en particulier la jouissance de l’inconscient, à savoir le symptôme.

C’est dire que les enjeux de ce séminaire sont des enjeux de société. Si la société d’aujourd’hui refuse autant que celle d’hier, mais différemment, la psychanalyse, n’est-ce pas pour pouvoir continuer à jouir de son inconscient ? Et pour ce qui est d’ek-sister parmi des gens qui jouissent de leur inconscient, c’est coton.