Le réel de l'effet de sens : Comment l'interprétation porte"
11 novembre 2012

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Norbert BON
Textes
Pratique de la psychanalyse



Dans la leçon du 11 février 1975, Lacan aborde cette question de l\’effet de sens et il la lie à celle de l\’interprétation analytique : \ »il s\’agirait de dire comment cette interprétation porte…\ » et il ajoute que ce n\’est pas nécessairement une énonciation, ce peut être un \ »dire silencieux\ ». L\’interprétation analytique, dit Lacan, produit donc un effet de sens qu\’il situe \ »au joint du Symbolique et de l\’Imaginaire\ ». Mais cet effet de sens, s\’il se véhicule habituellement par des mots et n\’est pas sans \ »ondulation imaginaire\ », doit porter au-delà de la parole, être réel. Un effet de sens peut être essentiellement symbolique : \ »oui, ce que vous dites là parait logique, ça se tient mais ça ne me dit rien, ça ne me parle pas\ ». Ou il peut être essentiellement imaginaire : \ »ce n\’est pas ce que j\’ai dit, ce que je voulais dire, vous déformez mes propos…\ » Pour que l\’interprétation porte, il faut qu\’elle fasse nœud, que ce soit un dire qui noue les trois registres, un quatrième donc.

Par ailleurs, dans L\’envers de la psychanalyse[1], Lacan précise que l\’interprétation porte sur le savoir insu de l\’analysant S2, amené en position de vérité, et consiste à y ajouter un signifiant S1 produit dans le travail analytique, ce qui constitue un forçage. Auparavant[2], il a précisé la structure de cette interprétation qui doit être à la fois une citation prise de la \ »trame du discours de l\’analysant\ » et une énigme, faire équivoque, parce qu\’elle peut se prêter, après écriture, à une lecture multiple pour à la fois prendre dans sa boucle l\’imaginaire et le subvertir. Dans cette leçon de R.S.I., il y ajoute la jaculation, la profération même de la citation qui, elle, a à voir avec le réel[3].

Illustration freudienne

Prenons en un exemple, lacanien, chez Freud, avec cette patiente qu\’il nomme Elisabeth von R.[4], envoyée à lui par un ami médecin et pour qui se pose la question d\’un diagnostic différentiel entre hystérie et affection organique. Elle souffre d\’une astasie abasie, c\’est là le terme médical, c\’est à dire qu\’elle a du mal à tenir debout et à marcher en raison d\’une douleur émanant de la face antéropostérieure de la cuisse droite. Où il apparaît, en résumé et après traversée de plusieurs strates d\’investigation, qu\’après s\’être longuement occupée de son père mourant, elle se trouve avoir la charge de la maisonnée et notamment de sa mère malade, tandis que sa sœur aînée, puis la seconde, se marient. Et, voici qu\’elle éprouve pour le second beau-frère des sentiments tendres qu\’elle refuse de s\’avouer mais qui s\’affirment, à l\’occasion d\’une longue promenade qu\’elle fait avec lui, lors d\’un séjour de la famille dans une ville d\’eau et où elle se souvient avoir souhaité le même bonheur que sa sœur. C\’est là que vont revenir, aggravées, des douleurs déjà apparues lorsqu\’elle soignait son père, et précisément à l\’endroit où il posait sa jambe. Quelque temps plus tard, la sœur meurt au cours d\’une deuxième grossesse et l\’esprit d\’Elisabeth est traversé par la pensée, aussi fugitive qu\’inacceptable, que son beau frère est libre, selon son vœu, et qu\’elle pourrait l\’épouser. Mais il doit s\’éloigner, la bienséance ne permettant pas à ce jeune veuf de vivre dans la maison d\’une femme célibataire. Le nœud du symptôme est repéré par Freud dans ses trois dimensions : 1) le point du corps où le père posait sa jambe pendant les soins, 2) l\’imaginaire du fantasme qui vient s\’agréger autour de la promenade avec le beau-frère et 3) l\’énoncé insistant par lequel \ »la malade terminait chaque fois le récit de toute une série d\’incidents en se plaignant d\’avoir douloureusement ressenti sa \ »solitude\ »[5]. C\’est la traduction d\’Anne Berman dans l\’édition des PUF. Elle précise que solitude traduit le substantif \ »Alleinstehen\ » (écrit par Freud en italiques et entre guillemets dans le texte allemand), littéralement \ »tenir debout seule\ ». Mot à mot : elle a ressenti son Alleinstehen schmerzlich, son tenir-debout-seule douloureux. Ainsi, cet énoncé fait entendre, en-deçà du sens manifeste \ »rester seule\ », un sens littéral, \ »tenir debout seule,\ » qui renvoie tant à la tenue phallique du corps qu\’à sa position dans la maisonnée et à son désir d\’être au bras du beau-frère. Au signifiant \ »astasie abasie\ » qui la représente dans le savoir médical, il substitue un signifiant pris dans sa parole et qui ordonne ce savoir insu, en lieu et place du symptôme hystérique. Dès lors que cet énoncé en souffrance peut venir dans la parole, il n\’a plus à se manifester de façon détournée, et dissociée de sa signification subjective, dans le symptôme. D\’où la formule freudienne ultérieure de la Traumdeutung : \ »Auflösung und Lösung in eines zusammenfällt\ », littéralement : Ré-solution et di-solution en un co-incident (tombent ensemble)[6]. Formule qui fait coïncider résolution signifiante (effet de sens) et dissolution du symptôme (réel de l\’effet de sens).

Application sur le nœud R. S. I.

Si nous reprenons cette interprétation sur le nœud mis à plat, la mise à plat étant précisément la dimension du dire comme acte[7] et en ce sens homogène à la règle fondamentale, pour que cette interprétation ait un effet réel, le Réel étant apparemment en position d\’extériorité dans le nœud mis à plat, ça ne peut être, après avoir pris dans son trajet l\’imaginaire, qu\’à \ »faire le tour\ » de l\’objet a et à venir border de ce signifiant \ »dépanné\ » ce Réel, fonction auparavant dévolue au symptôme. Ce qui suppose qu\’elle emporte non seulement de la signifiance et du sens mais aussi de la lettre dans sa profération. Ce qui n\’implique d\’ailleurs pas nécessairement une mise en exergue explicite, comme l\’avait fait remarquer Christiane Lacôte aux journées sur Le signifiant, la lettre et l\’objet[8] puisqu\’à reprendre les signifiants mêmes de l\’analysant, l\’analyste en véhicule forcément la lettre. Nous n\’avons pas suffisamment d\’éléments concernant Elisabeth mais il est clair que la jaculation même de l\’énoncé \ »Alleinstehen schmerzlich\ », puisque c\’est dans cette jaculation que Lacan situe le réel de l\’effet de sens, ne serait pas ce qu\’elle est sans ce \ »ch\ », \ »cht\ » qui lui donne son ossature. Ce \ »cht\ », qui, à suivre l\’indication de Charles Melman dans son séminaire du 13 décembre 2001, à propos d\’une patiente pour qui ça commence un jour de neige, constitue le signifié inconscient de ce qu\’elle articule avec son symptôme. \ »On pourrait dire – je cite Ch. Melman – que cette petite concrétion littérale est un équivalent phallique – puisqu\’elle vient constituer le signifié insu d\’elle-même, de ce qui l\’agit et de ce qu\’elle dit.\ »[9]

 

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Figure 1

 

Cet appui phallique, c\’est, du moins à l\’époque de Freud, auprès d\’un homme, au bras d\’un homme, dont elle prend le nom, qu\’une femme va ordinairement le trouver. Et, il est remarquable que le nom de cette femme, en réalité Ilona Weiss, est sans consistance. Je n\’ai pas retrouvé celui du beau-frère, il serait intéressant de savoir s\’il avait plus de tenue. Ce serait bien qu\’il s\’appelle Silberstein ou Goldstein… Je ne l\’ai pas retrouvé, y compris dans le dernier livre de notre meilleur ennemi, l\’historiolien Mikkel Borch-Jacobsen[10] qui, pourtant note celui du mari de la sœur aînée Wilma : Edmund Richetti von Terralba, un nom bien charpenté et celui de l\’homme avec qui Ilona se mariera : Aloïs Gross, Aloïs Grand, un intéressant compromis jaculatoire : Aloïs et Ilona, ça s\’enlace lascivement comme un lierre autour du GR. Reste que, bien qu\’il ait gravement foiré à la fin[11], l\’interprétation de Freud semble avoir porté et tenu, puisqu\’il ajoute avoir su plus tard par le médecin qui lui avait adressé Elisabeth (Breuer probablement) qu\’elle pouvait être considérée comme guérie et qu\’il avait d\’ailleurs pu lui-même la voir dans un bal \ »se laisser emporter dans une danse rapide. Depuis, elle a épousé par inclination un étranger.\ » Aloïs Gross, donc avec qui elle se fiance quelques mois après ce bal. Est-ce que ce n\’est pas cela, savoir mieux y faire avec son symptôme ? Se tenir au bras d\’un cavalier plutôt que d\’un \ »infirmier\ » ? Car ce qui est attendu en fin d\’analyse, ce sont, comme le note Lacan dans l\’acte analytique, des actes de l\’analysant par lesquels les modifications psychiques obtenues viennent prendre effet dans sa réalité quotidienne, familiale, professionnelle, sociale… pour aboutir à cet acte terminal, le pas de la fin de l\’analyse, franchissement réel qui prend valeur symbolique.

Acte, acting out, passage à l\’acte

Dans un précédent travail, j\’avais tenté de resituer sur le nœud, acte, acting out et passage à l\’acte. Je l\’avais fait en me laissant guider par un travail d\’écriture, partant du schéma du début de L\’Angoisse[12], où Lacan situe acting out et passage à l\’acte par rapport à Inhibition, symptôme et angoisse[13], et passant par le quadrangle de La logique du fantasme[14], où il les resitue par rapport au cogito cartésien. Je n\’y reviens pas en détail mais cela donnait ceci :

 

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Figure 2

Soit à les situer, je m\’en suis aperçu après coup, sur les trois plages laissées sans nom par Lacan dans la leçon du 21 janvier 1975.

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Figure 3

 

Cela appelle deux remarques :

-la première est que cette écriture conforte l\’analyse de l\’effet de l\’interprétation, telle que définie plus haut, sur le symptôme freudien, y compris a contrario lorsque, l\’analyste n\’écoutant pas de la bonne position provoque un acting out par lequel l\’analysant vient lui jouer dans une monstration ce que lui, l\’analyste, n\’a pas bien lu, pour reprendre les termes de Lacan dans L\’angoisse [15];

-la seconde est qu\’en revanche, on sait son peu d\’efficacité sur l\’angoisse où, à suivre cette écriture, conviendrait mieux une acte de l\’analyste, un dire silencieux, qui déplace l\’analysant de sa position d\’objet pour l\’Autre. Encore faut-il qu\’il soit opportun et que ce silence ne soit pas \ »une mauvaise habitude\ » plus qu\’un dire et ne soit pas entendu comme un laisser tomber par quoi l\’analysant serait, au contraire, précipité dans le passage à l\’acte.

Reste la question de l\’inhibition dont on sait également la résistance à l\’interprétation, fut-elle admise intellectuellement mais sans effet réel, chez certains obsessionnels par exemple. Y faudrait-il alors, toujours à suivre cette écriture, un passage à l\’acte de l\’analyste ? Un bon coup de pied au cul ? Comme celui, métaphorique de Freud lorsqu\’il fixe un terme à l\’analyse de l\’homme aux loups ? Mais, c\’est par définition une intervention non calculable et si, dans le cas précis, elle amène Sergueï, docile, à lâcher le fameux rêve aux loups et la scène primitive, on sait que, le plus souvent, un tel agir contre-transférentiel a plutôt pour effet de produire un passage à l\’acte de l\’analysant, éventuellement précédé, dans les bons cas, d\’un acting out qui nous laisse une chance de continuer la partie.

Où il convient de revenir sur la question du transfert que Lacan semble régler un peu vite dans cette même leçon du 11 février en disant : \ »… ce que dit l\’analyste a des effets dont ça n\’est pas rien de dire que le transfert y joue un rôle, ça n\’est pas rien mais ça n\’éclaire rien. Il s\’agirait de dire comment l\’interprétation porte.\ »[16] Ce rôle du transfert qui n\’est pas ici le propos de Lacan mais qu\’il a largement traité, y compris la question du contre-transfert dans le séminaire sur L\’Angoisse, je me permettrai simplement de le rappeler pour terminer car si le transfert ça n\’éclaire rien, ce n\’est en effet pas rien : c\’est que l\’interprétation ne porte que dans le transfert et que c\’est de la disposition transférentielle, essentiellement imaginaire, de l\’analysant mais aussi de l\’analyste que dépend qu\’elle porte à vrai ou à faux, selon que les ondulations imaginaires en accompagnent les effets corpusculaires ou, au contraire, les prennent à contre-courant, et que fiat lux ou pas.