Igitur : pur semblant ou expansion totale de la lettre
28 février 1997

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TELLERMANN Esther
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Dans la leçon 7  » D’un discours qui ne serait pas du semblant  » –  » Lituraterre  » – la littérature semble l’une des acceptions possibles de la notion d’écrit, question centrale du séminaire. Du moins une certaine littérature, celle dite par Jacques Lacan  » d’avant-garde « , laquelle  » est elle-même un fait de littoral et donc ne se soutient pas du semblant « . Une certaine littérature donc, celle qui, – aux limites du discours, en tant qu’il s’efforce de faire tenir le même semblant, rencontre dans ce qui ressemble à un passage à l’acte, le Réel.

Rappelons la reprise ici de l’utilisation qui fut faite d’Edgar Poe pour ouvrir Les Écrits mais notons aussi les allusions à Rabelais, à Joyce, à Samuel Beckett, à Guyotat dans Eden Eden Eden pour signaler ce qu’à à voir avec l’ordure, ce qui fait déchet de notre être, leur pratique de la lettre. Notons aussi l’importance donnée par Jacques Lacan  » au moindre effet de style  » dans ses Écrits, marche d’accès, dit-il, à ses graphes.

Le projet de Stéphane Mallarmé, sans cesse repris, laissé inachevé, semble animé du même souci, certes plus désespéré, non de  » langagier l’instrument phallique « , mais de donner au style poétique le statut de l’universel, d’une langue qui atteint à la rigueur mathématique. Littérature  » logique « , se voulant éloignée du hasard, dont la singularité est de nous tenir entre extase et antipathie, tendant à nous en forclore comme sujet ; littérature volontiers qualifiée  » d’hermétique  » dont la radicalité est de se tenir sur ce bord, où le style joue du signifiant, du pur semblant, pour atteindre une cohérence interne telle que c’est la matérialité de la lettre qui apparaît, l’objet même,  » l’absente de tout bouquet « .

Ainsi dans l’Avant-Dire au Traité du verbe » Je dis une fleur ! et hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tout bouquet . « 

A quoi semble répondre ici Lacan dans son dialogue infini avec les textes :  » Le ruissellement est bouquet du trait premier et de ce qui l’efface. « 

Je tracerai le court parcours d’une lecture entre le conte Igitur ou la Folie d’Elbenhon de 1869-1870, le sonnet en-ix dit par l’auteur  » sonnet allégorique de lui-même  » de 1868, le projet permanent et inachevé du Livre, et le poème Le coup de Dés publié en 1897.

Igitur, conte, drame, poème en prose, dont Mallarmé n’a établi aucun texte pour l’impression n’est connu que par la copie faite en 1925 par son premier éditeur. Igitur, qui est dit en exergue  » s’adresser à l’intelligence du lecteur qui met en scène les choses elles-mêmes  » a une visée thérapeutique : celle de répondre aux crises dites  » mystiques  » de son auteur de 1866 et 1869. Ainsi Mallarmé confesse à Cazalis dans une lettre de juillet 1869 :  » C’est un conte dans lequel je veux terrasser le vieux monstre de l’Impuissance, son sujet du reste. « 

Igitur, dernier héritier de sa race accomplit le rêve immémorial de ses ancêtres, celui d’abolir le hasard, d’accéder à la plénitude de l’Absolu, au UN de l’Univers. Par piété filiale, Igitur répond au voeu des êtres chers, de leur ombre, soufflé de cette chambre familiale, de cette chambre mentale où peut-être à la fin  » quand les bruits auront disparu il tirera une preuve de quelque chose de grand (pas d’astres ? le Hasard annulé ?) « 

Igitur va donc au fond des choses et fait cette première constatation :  » Quant à ce que je vous dis pour expliquer ma vie – rien ne restera de vous. L’infini échappe à la famille, qui en a souffert, vieil espace, pas de hasard. Elle a eu raison de la nier – sa vie – pour qu’il ait été l’absolu. « 

Igitur s’autorise là quelques interprétations, voué qu’il est à l’expérience du vide où il pourrait enfin percevoir l’achose vierge de sens. Mais ceci ne va pas sans quelque angoisse, cette  » maladie d’idéalité « ,  » ce délice des heures vides purement négatives « , du  » présent absolu des choses  » où s’immobilise toute pensée autre que celle de la place fixe – du sujet en proie à l’objet sans ombre.

Alors dit Igitur  » tout est trop clair, la clarté montre le désir d’évasion, tout est trop luisant, j’aimerais rentrer dans mon ombre incrée.  » Sage désir, s’il ne veut pas laisser à ses ancêtres, le compte qu’il a à faire de sa vie :  » Névrose-Ennui- (ou absolu) «  ; s’il veut échapper à cette menace,  » au supplier d’être éternel qu’il pressent vaguement, se cherchant dans la glace et se voyant près de disparaître « .

Igitur, simple conjonction de coordination, accomplit sa descente aux Enfers, non sens ironie, sans mise à distance de la mystique négative de son auteur.

Le dépersonnalisation d’Elbenhon, où l’on entend  » soit personne  » mime l’acte littéraire qui se veut par l’auteur, sans sujet.

Alors s’accomplit la  » conscience de soi à laquelle l’absurde devait servir de lieu – sa réussite «  mais avec ce Cogito ironique sous-entendu :  » Je pense donc je ne suis pas. « 

 » Il y a eu Folie. «  La régression mentale qui a conduit à la chambre des ancêtres peut donc s’achever. Igitur  » se sépare du Temps indéfini et il est « . Dans une heureuse conclusion, Igitur laisse  » cette épouvantable sensation d’éternité  » à son double pris dans le miroir. Après l’ascèse mentale qui a conduit  » au calme narcotique du moi longtemps rêvé « , reste à reconnaître que l’Absolu a disparu en  » pureté de sa race (…)  » ou que les Ancêtres ne sont que cendres. Igitur peut alors se coucher au Tombeau ou secouer les dés, afin que cesse le  » je me disparais « .

Nous ne sommes pas sans saisir tous les enseignements à tirer de ce petit conte où l’on peut lire la matrice, la trame, la mythologie du projet mallarméen, sa théologie négative et sa mise à distance : mise en scène d’un hors-sens sur quoi l’acte littéraire s’appuie pour s’accomplir,  » pur minuit « ,  » glorieux mensonge  » ou approche du trauma ?

Connotation dans l’écrit de ce qui serait selon Lacan  » chant, mythe parlé, procession dramatique « , ou preuve qu’il faut un style pour commémorer la scène première, la reconduire ?

Tel est pour nous, l’un des scénarios possibles autour de quoi se tisse l’énigme mallarméenne, énigme d’une énonciation  » portée à la puissance de l’écriture « .

Je veux en donner une illustration par le sonnet en -ix dit par son auteur  » sonnet allégorique de lui-même  » et dont je vous ai noté au tableau la lettre, puisqu’une lecture malgré le heurt inharmonique des sons qu’elle vous ferait entendre, n’y suffit pas.

Ici rien ne semble faire obstacle à l’éclat du pur semblant, au jeu phonique dans sa pure différence. Non qu’un signifiant en appelle un autre par un hasard allitératif mais selon une variation musicale calculée sur deux sons  » or  » et  » ix « . Pas de hasard ici au jeu des résonances mais une architecture figée qui multiplie les échos formels, éloigne toute illusion représentative, fait se réfléchir les sons pourtant arrêtés par leur implacable autonomie, découpe, empêchant la polyphonie pour faire du sonnet  » un sonnet nul se réfléchissant de toutes les façons « .

Le semblant monte ici sur scène jusqu’à ce que l’irruption du mot  » angoisse « , feigne de donner voix au vide, de rendre sonore le Néant qui est à taire, dans la mise en place sophistiquée d’un trou. C’est en effet autour du mot  » ptyx « , néologisme, mot absent de la langue française et pourtant précédé d’une négation que l’objet vient réellement apparaître, dans le va et vient perpétuel entre la trace matérielle du mot et l’absence qu’il indique.

Le signifiant, porté ici à la hauteur de pur éclat sonore, souligne la nudité référentielle, ce  » hors-sens « ,  » creux néant musicien « ,  » aboli bibelot d’inanité sonore « . S’agit-il de se libérer  » du parasite langagier « , de créer une langue unitaire première, intransitive, sans adresse, repliée sur sa fiction, musicale et mathématique ?

Tel semble le pari mallarméen : tendre vers un énoncé sans énonciation, faire de l’acte littéraire, un acte absolu accompli sans sujet. Artifice d’un style, ou effet du jeu du littéral, de l’Ecrire, dans sa plus juste acception : passage à l’acte, quand sur les limites où il fait jouer le semblant, c’est le réel de la lettre qui surgit.

Le sonnet  » nul allégorique de lui-même  » n’est-il pas le miroir vacant d’aucun événement, au point qu’il provoque l’extase, devant un monde soudain déshabité et dont l’éclat est épiphanie. Extase devant un écrit qui veut forclore le tu de l’adresse, dans la précipitation d’un  » X  » inconnu, disséminé, hyéroglyphique, inscrivant notre étrangeté à nous-mêmes.

Du projet du Grand-Œuvre mené sur plus de trente ans,  » monceau demi-séculaire de notes  » ne restent que quelques brouillons puisque l’essentiel a été brûlé conformément aux voeux de l’auteur. Le Livre d’abord rêvé dans une possible liturgie orale, tient dans sa mise en place chiffrée d’une utopie. Les brouillons publiés par Jacques Scherer révèlent une multiplicité de schémas propres à faire rejouer à chaque fois par un nouveau calcul les termes du drame et de ses acteurs mythiques. Dynamique dialectique savante qui animerait infiniment les protagonistes du drame humain :  » Théâtre-Héros-Mystère-Hymne-Idée  » figureraient, livreraient l’équation de l’Homme.

Mallarmé rêve-t-il d’une grammaire dont le sujet est absent, de héros anonymes et interchangeables, purs semblants sans semblance dans le ciel ouvert de l’Inconscient, d’un mythe primordial rejoué à chaque coup ? Grammaire construite autour des grands rites sociaux qui scandent notre vie humaine – baptême, mariage, enterrement – autour d’un mythe aux variantes multiples puisque l’oeuvre doit être l’adéquation  » au mystère qu’on ne peut savoir qu’en l’accomplissant – amour- preuve-enfant. ».

Rappelons l’un des scénarios retrouvés du Livre qui n’est pas sans rappeler celui d’Œdipe :  » Il se trouve dans un endroit – Cité – où l’exploit qui devait lui rapporter de la gloire et dont il eût fait la fête (Noces) est un crime. « 

Le projet du Livre n’est-il pas d’inscrire l’impossible d’une scène primitive dans  » l’expansion totale de la lettre ?  » Le Livre  » expansion totale de la lettre  » selon la définition qu’en donne Mallarmé est-il le livre du Réel, d’une inscription toujours à reprendre, d’une  » trace qui ne soit que d’avant « , pure trace d’une origine sans histoire, dans la nécessité qu’éprouve le sujet de la rejouer à chaque coup de dés, comme délivré de la circonstance et du hasard ?

Impossible théâtre, impossible liturgie pour un impossible lectorat, l’Autre, la foule entière, puisque  » c’est en elle que gît abscons le rêve « . Impossible drame, mystère dont l’infini est cerné par cette tautologie

 » N’est que ce qui est «  ou cet autre :  » rien n’aura eu lieu / que le lieu. « 

Littérature du trauma, littera pure qui vient rencontrer la substance brute du monde. Il faut alors écarter  » l’ancien souffle lyrique  » ou  » la direction personnelle enthousiaste de la phrase « , atteindre  » à la disparition élocutoire du poète qui cède l’initiative aux mots par le heurt de leur inégalité mobilisée « , abandonner l’idée du Beau pour faire du mot une pure physique, atteindre au neutre, à l’impersonnel.

Le Livre dans la théologie négative mallarméenne est la pensée inouie d’un volume qui ne comporte aucun signataire,  » impersonnifié assez pour qu’on s’en sépare comme auteur, ne réclamant autrement approche de lecteur. Tel sache, entre les accessoires humains, il a lieu tout seul, fait, étant.  » Ode qui offrirait  » la chiffration mélodique tue de l’univers, de ces motifs qui composent une logique avec nos fibres.  » Confondu à la dramaturgie naturelle par sa pagination, sa disposition, sa composition typographique. Livre donc qui n’aura été donné par l’auteur ni à entendre, ni à lire puisque le réel est à chercher  » de l’autre côté du zéro absolu  » mais dont les brouillons esquissent ce qui peut s’écrire d’une scène mentale.

Ainsi pourrions-nous interpréter les projets mallarméens, comme volonté d’un acte s’accomplissant dans le  » hors-temps « ,  » le minuit pur d’Igitur « , pour que ce qui n’est pas soustrait au sujet, se fasse lettre. Froideur, glaciation des signifiants mallarméens qui se mirent sans se réfléchir, arrêtés qu’ils sont par leur absence de défauts.

Alors  » l’Ecrit, envol tacite d’abstractions reprend ses droits en face de la chute des sons nus «  afin que sa matérialité se juxtapose  » aux équations du rêve « , trace le bord de l’achose absente, en perpétue la commémoration.

Notons parallèlement cette confidence de la lettre du 14 mai 1867 à Cazalis :  » Je viens de passer une année effrayante, ma pensée s’est pensée et est arrivée à une conception pure. Tout ce que par contre-coup mon être a souffert pendant cette longue agonie est inénarrable. Mais heureusement je suis parfaitement mort, et la région la plus impure où mon esprit puisse s’aventurer est l’éternité. « 

Le Coup de Dés accomplit de façon magistrale le projet du Livre, se déroulant autour de cet axiome qui est tautologie  » jamais un coup de dés n’abolira le Hasard. « 

Il tend à l’évidence d’une construction qui veut exclure proprement tout jugement d’ordre subjectif, faisant valoir dans ses blancs, ses coupures, la grammaticalité de sa syntaxe, le pur trauma.

C’en est fini d’Igitur  » pauvre personnage couché sur les cendres de ses ancêtres, après avoir bu la goutte de néant qui manque à la mer.  » L’initiative est donnée ici aux caractères typographiques. Le poème éloigne nécessairement le support de la voix, obligeant de progresser bloc par bloc, groupes de lettres par groupes de lettres, entre les blancs, dans la tension d’un acte qui veut inscrire la phrase unique d’un seul livre, l’infini des conjonctions d’une scène première et impensable que l’écrit proprement démontre dans le vide qu’il ouvre.

Mais notre Destin est articulé par le langage et moins infini, appuyé qu’il est sur un  » comme si « . La tentative désespérée de Mallarmé n’échoue cependant pas à donner une langue à  » l’hallucination éparse d’agonie « .

 » Rien n’aura / en lieu / que le lieu «  peut-on lire,  » excepté peut-être / une constellation. « 

A quoi nous oblige le vertige d’une certaine littérature niant d’un trait souverain le hasard, qui vient rompre le semblant, celui de l’éclipse du sujet d’où se saisit le cogito, néant sonore devenu un  » je me disparais  » que la rature de la lettre vient commémorer afin que se lève  » musicale et suave « , l’absente, La Femme,  » l’absente de tout bouquet « .

 » Tu remarqueras, dit encore le poète, on n’écrit pas lumineusement sur champ obscur, l’alphabet des astres seul ainsi s’indique, ébauché ou interrompu, l’Homme poursuit noir sur blanc. «