L’étude de la mélancolie devrait apporter un éclairage
sur la question de la culpabilité, du sentiment de culpabilité
ou du besoin de punition. Le positionnement du Surmoi comme instance critique
et éventuellement féroce n’a pas suffi pourtant à dégager
ce concept d’une généralisation souvent désarmante d’approximation.
Lacan notait dans le séminaire sur les Psychoses, combien le discours
existentialiste perdu dans les arcanes du Je et du Tu, obscurcissait la dimension
de l’Autre. Or cette catégorie de l’Autre nous permettrait peut-être
de nous épargner les éternelles confusions entre a et i(a), difficultés
héritées de Karl Abraham, chez lequel Freud puise l’inspiration
de "deuil et mélancolie". Freud prend une position a
priori étonnante concernant l’auto-accusation mélancolique
puisqu’il nous dit, qu’après tout, c’est faire preuve d’une rare lucidité
: l’homme est bien ce loup que le mélancolique décrit et que le
névrosé méconnaît ; puis il complète : Ihre
Klagen sind Anklagen, les auto-reproches sont des mises en accusation, des
plaintes portées contre l’objet d’amour ; les reproches sont renversés
sur le moi propre… La mise en place du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire
nous aide à sortir d’une logique par trop duelle et projective : au trou
dans le Réel que supporte le deuil fait pendant une des occurrences du
trou dans le symbolique, ici caractérisant la mélancolie. Les
signifiants tels que reproche, accusation, indignité, douleur morale
etc. trouvent alors à s’arrimer à des figures topologiques radicalement
hétérogènes entre elles : le tore de la névrose
a peu à voir avec la sphère du Cotard. Sinon ces signifiants obnubilent
le champ de la clinique ; mentionnons simplement l’extraordinaire place accordée
à la culpabilité et à la faute dans la psychiatrie phénoménologique,
surtout Allemande imprégnée de Husserl et de Heidegger. Nous ne
sommes pas les premiers à redonner intérêt au délire
des négations ; dans un ouvrage paru en 1967, et qui est le compte-rendu
d’un colloque. "Le mythe de la peine", Alphonse de Waelhens centrant
son propos sur la Schuld heideggerienne vient à conclure sur le syndrome
de Cotard. La culpabilité dite fondamentale serait ainsi par son ubiquité
non pas origine, ni cause, ni symptôme, mais tout simplement témoignage
de notre perte d’innocence. Il n’est pas contestable que notre culture, dès
notre entrée dans la vie, nous enseigne la crainte et le tremblement.
Pourtant. le syndrome de Cotard prend son importance d’être envisagé
comme effet de la négation, d’une négation radicale, issue du
Réel, et non pas comme le traitement, même délirant, du
mythe du jardin originel. Si culpabilité il y a, elle est à cet
endroit sans psychologie, ni imaginaire. Nous exposons en guise de commentaire
à ces remarques deux vignettes cliniques, l’une sur le terrain de la
mélancolie, l’autre plutôt sur celui de la paranoïa mais les
retournements sont de mise.
Monsieur Frantz K présente un tableau que l’on peut qualifier de mélancolique,
mais où les idées d’immortalité prennent une place prépondérante,
colorant ainsi la symptomatologie d’une tonalité nettement cotardisée.
"Je suis toujours avec des idées d’immortalité ; je souffre
tellement que j’ai l’impression d’être immortel, que je suis puni, que
je ne vais pas mourir. J’ai l’impression d’être d’une autre planète,
j’ai l’impression d’être dans la tombe et de crier au secours, de me réveiller
après la mort." Notons comme singulière ici cette cotardisation
centrée sur "la mort du Sujet", l’idée d’être
déjà mort et par conséquent immortel, alors que les thèmes
classiques de négation d’organe ne sont pas au premier plan. L’angoisse
est celle de la damnation, de la vie éternelle et comme classiquement,
Frantz K réclame la mort réelle plutôt que cette
"entre deux morts". "Je suis entrain de mourir, à petit
feu ; j’ai envie de mourir. J’ai l’impression que Dieu s’est éloigné
de moi. Des douleurs incommensurables… Je voudrais devenir fou pour ne pas
souffrir." Remarquons également cette transformation de la
"vision mentale", soigneusement répertoriée par Cotard
et Séglas : "J’ai l’impression que les rues changent de position
; je ne sais comment expliquer cela. Je n’arrive plus à me diriger :
l’angoisse des routes, l’impression d’être seul dans le monde."
Les liens s’indiquent entre le corps, l’espace et le temps ; s’excluant comme
objet a Frantz K voit le monde comme déserté, ou comme
extérieur, énigmatique, et l’orientation. à entendre aussi
bien comme celle des significations, lui devient fondamentalement xénopathique.
Mais Frantz K a une explication à son état ; le point d’arrimage
est donné par une idée saugrenue, survenue dans une sorte de rêverie,
un rêve éveillé, quelques années auparavant. et qui
lui revient désormais sans cesse comme une idée obsédante
avec remords et culpabilité. "Si l’une de mes filles meurt.
je ne payerais que la moitié de la pension. " Il fera
l’aveu de ce "fantasme" sans que la sédation attendue soit
obtenue. Les regrets, les questions au médecin, les dénégations,
"je l’ai pensé sans le penser", l’appel au prêtre,
ne viendront jamais à bout de la torture morale qui l’affligeait. L’amélioration
souvent passagère se fait sur un mode hypomaniaque ou plus intéressant,
sur le versant persécutif et interprétatif : " Il y a
trois ans, j’ai vu deux types, ils m’ont dit qu’ils photographiaient des espions.
Je croyais que c’était une rue avec des espions ; Je croyais qu’on me
suivait… J’ai l’impression d’être endiablé…" Oscillation
connue entre mélancolie et paranoïa avec dans les formulations mêmes,
l’enchaînement et le retournement des deux positions. Esquirol avait déjà
attiré l’attention sur le fait que les sentiments moraux des "Iypémaniaques
" étaient portés à un haut degré d’exaltation
: la piété filiale, l’amour, l’amitié, et la reconnaissance
sont excessifs,… mais ce fait est pris dans la contradiction de ce que nous
pouvons nommer anesthésie affective puisque tout est frappé d’une
perte de sens et de valeur : "Un abîme les sépare, disent-ils
du monde extérieur ; j’entends, je vois, je touche disent plusieurs Iypémaniaques,
mais je ne suis pas comme autrefois ; les objets ne viennent pas à moi
; ils ne s’identifient pas avec mon être ; un nuage épais, un voile
change la teinte de l’aspect des corps."
Quel lien pouvons-nous établir entre la phrase saugrenue, l’énoncé
coupable et le tableau mélancolique cotardisé dont nous avons
résumé les lignes de force ? Il ne s’agit pas de faire la démonstration
de la clinique ordinaire du conflit des générations. Faut-il payer
ou faire payer cette culpabilité, là se rencontre dans notre champ
habituel, celui de la névrose, obsessionnelle bien sûr, mais aussi
de la névrose en général, la plus courante, la plus "
normale ". Ici donnons toute son importance au bond qu’il y a entre l’énoncé
aux couleurs du fantasme et sa transformation en délire d’immortalité
: l’objet d’être présentifié fait cotardiser le Sujet. A
l’acmée des troubles, Frantz K dira : " J’avais l’idée
que le bon Dieu allait disparaître et que j’allais prendre sa place. Ça
a traversé mon esprit. qu’il allait mourir ; je ne sais pas comment expliquer…
" La culpabilité dont il s’agit ne serait-elle pas plutôt
du côté d’une identification à Dieu, comme Père,
comme Père vivant. La culpabilité est alors l’indice du retour
dans le Réel, de ce nom du Père forclos et qui réclame
existence. De Dieu ou de Frantz K qui laissera la place ? Peut-on encore par
conséquent parler de fantasme puisque ce dernier permet ordinairement
de protéger, de masquer cette zone interdite, cette zone ou l’Autre peut
jouir. Il est saisissant de constater derrière la tristesse ou l’angoisse
du propos, la mélagolamie de cette jouissance nouvelle : le supplice
de rivaliser avec Dieu lui-même. C’est .pourquoi je ne partage pas l’idée
convenue depuis Kraepelin : " souvent ces accusations portent sur des
événements insignifiants, quelquefois éloignés dans
le temps ; le malade a fait mauvaise communion, étant enfant, il a dérobé
à sa mère, il a menti… " Ces raisons rétrospectives
masquent qu’" il manque quelque chose dans le coeur " ; le présent
n’est plus affecté, il manque la dimension du manque. Le sujet, devient
virtuel et dans une coupure désespérée s’éverse
dans le monde ou dans Dieu.
Monsieur Lucian L décline, en clinicien averti, les différents
éléments de sa maladie ; il y a tout d’abord : " les harcèlements
et les fuites ", puis "l’animal" ; en troisième
lieu "le problème du père", enfin le "sexe".
Les premiers termes désignent un automatisme mental qui ne s’est jamais
déployé en un tableau hallucinatoire complet : sentiment de vol
ou d’emprise sur sa pensée, fuite des idées, fuite de la pensée,
sentiment " que le psychisme n’est pas totalement intériorisé
", " psychisme qui déborde ". Les harcèlements
sont l’obligation de réfléchir à chaque acte banal, de
le soupeser, de le commenter ; les harcèlements sont continus, tyranniques,
éreintants pour le patient. Sa pensée comme ses actes sont ainsi
transparents, offerts comme " des ondes " au décryptage de
chacun. Notons également des " fuites féminines ", ébauche
d’un thème de féminisation et obligeant Lucian L à "
lutter pour avoir un comportement masculin ".
Le second point, sur lequel la réticence est grande, est "l’animal"
: "Un animal est enfoui, presque imperceptible, mais présent
dans mon esprit." Au moins une fois, lors d’un épisode hospitalier,
l’animal a failli prendre le pas sur le sujet : "Ça n’a pas
disparu ; je fais une lutte intérieure pour chasser cette présence
animale qui est en moi… je ne le nommerai pas…" Le "problème
du Père" est évoqué avec davantage de facilité
: depuis le décès de ce dernier le patient entend son père,
voix sans timbre, ni sonorité, mais "sans aucun doute c’est la
voix de mon père…"quand j’écoute la radio, il commente,
souvent j’aime quelqu’un et pas lui, il est présent dans mon psychisme…"
Reprenons en structure cet envahissement :
– désapprobation de la pensée, petit automatisme mental, tout
d’abord "neutre" au sens de De Clérambault.
– présence commentatrice du père souvent en contradiction avec
les choix du sujet : voix pure, sans sonorité, non acoustique, mais reconnue
avec certitude.
– présence de l’animal, chose innomable, le possédant et visant
à sa transformation corporelle.
J’ai laissé pour la fin, comme Lucian L l’y invite, la question du sexe.
Là encore toute l’histoire pivote autour d’un élément déclenchant,
une rencontre avec une jeune femme, survenue bien des années auparavant.
Lucian L rapporte avec détails les circonstances de ce flirt d’adolescence,
mais comme souvent la narration historique masque l’événement
majeur, le phénomène qui a surgi comme élémentaire
lors de l’échange amoureux ; ce phénomène nous rappelera
les "mémoires d’un névropathe" puisqu’il s’agit de
la direction forcée du regard : "J’ai une présence qui
fait que mon psychisme est attiré vers le sexe des gens. C’est involontaire.
J’avais le regard dirigé vers le sexe des gens ; mes yeux se posaient
sur le sexe, des mouvements psychiques vers le sexe. J’appelle ça des
mouvements psychiques car ça se déplace… " Il interprétera
cette redoutable obligation visuelle comme un acte imposé, une épreuve
divine qu’il devait surmonter. On ne s’étonnera pas de la présence
fréquente du mot péché dans les propos de ce patient, mais,
là encore, la culpabilité n’est-elle que le témoignage
du désordre amoureux et du chaos pulsionnel qui s’ensuit ?
En partie probablement, mais n’entend-on pas assez que la femme qui vient à
sa rencontre c’est… lui-même et qu’alors, coupable, il l’est tout autrement.
La faute n’est pas celle qui tombe sous le sens et la culpabilité, plus
qu’un autre signifiant, engage bien rapidement notre procès de compréhension
; la féminisation et Schreber en témoigne, n’est pourtant pas
un procès qui va de soi. Entre $ <> a et s = a il y a un univers. Celui
précisément de la psychose. La culpabilité que nous pouvons
y rencontrer, auto-reproche mélancolique, auto-punition paranoïaque,
auto-mutilation, mais aussi hallucinations injurieuses, ne donne pas sa raison
sans le déploiement de la structure. La culpabilité n’est pas
ici sentiment, affect, voir symptôme, c’est un phénomène
que l’on peut envisager comme réel au sens où du Réel est
contesté la place même du sujet ; un lien Autre trouve parfois
à se proposer, dont le prix est une jouissance inédite, interdite,
et de ce fait, éternellement réprouvée.