Nous sommes navrés de voir se répéter dans les différentes
publications quelques traductions de termes qui ne sont pas très justes,
qui peuvent être simplement déroutantes ou, à proprement
parler, erronées. La gravité s’en mesure dès lors
que cela touche à quelque chose qui nous tient à coeur :
la transmission de la psychanalyse et l’échange de travail avec
nos collègues hispanophones.
Tracassés que nous sommes – tant par le besoin de rigueur
concernant les concepts lacaniens, que par les exigences, les limites, les idioties,
les possibilités de l’autre langue –, nous voulons aujourd’hui
ajouter une page de travail sur un terme lacanien fort difficile à définir,
même en français : semblant.
Bien qu’il ait fait tout un Séminaire sur D’un discours qui
ne serait pas du semblant, Lacan n’a pas tranché sur la possibilité
d’un discours qui ne fût pas du semblant. L’enjeux est donc
de taille tant pour le concept que pour la traduction.
Le sens que Lacan a donné au concept de semblant est une invention à
lui, il n’est pas dans les dictionnaires de langue française. Le
caractère opératoire de la notion du semblant que Lacan amène
établit sa valeur de concept.
À partir de ce besoin de dire les concepts dans une autre langue, nous
avons été amenés à les repréciser, à
les réécouter. Et en voulant les réécouter – cherchant
des références récentes à ce terme, par exemple –
nous nous sommes aperçus que le concept de semblant n’était
pas très utilisé dans nos échanges de travail. Est-ce probablement
parce que le concept de semblant met par terre l’imaginaire habituel où
nous sommes ?
Le déplacement que Lacan permet avec ce concept ne s’opère
pas dans la traduction de semblant par semblante. Ce terme espagnol, que la
philologie veut cousin du semblant français, a quatre sens :
– semblable, ressemblant ;
– représentation d’un état d’âme sur le visage ;
– face ou visage humain ;
– figuré : apparence, représentation, aspect des choses.
En français nous trouvons deux sens principaux – que le mot
semblante n’a pas en espagnol :
– dans « faux-semblant »: apparence trompeuse (un
« semblant de » est quelque chose qui n’a que l’apparence),
synonyme de simulacre ;
– et dans « faire semblant de »: se donner l’apparence
de, faire comme si, synonyme de feindre et de simuler.
Qu’en est-il pour Lacan ? À partir de « la division
sans remède de jouissance et du semblant ; la vérité
– pour lui –, c’est de jouir à faire semblant ».
« Faire homme » ou « faire femme »,
c’est la même chose que « faire semblant ». Le
semblant homme ou femme est une construction. Quelle est pour Lacan la différence
entre « faire l’homme » et « faire homme »?
« Faire l’homme » s’inscrit dans l’ordre
de la parade sexuelle, de l’apparence, telle que l’on vient de la
développer. C’est dans ce sens que nous ne pouvons accepter la traduction
par apariencia.
N’oublions pas alors que semblant est le terme utilisé par Lacan
pour nommer la place de l’agent dans chacun des quatre discours.
Ce sens que donne Lacan à ce terme – ce sens blanc du réel
dont le corps fabrique le semblant, nous dit Lacan dans le Séminaire
R.S.I. – n’est donc pas dans le dictionnaire. Le danger que la
traduction de semblant par semblante vienne annuler l’invention opératoire
que Lacan instaure, nous incite à proposer de laisser le terme semblant
en français pour qu’il puisse faire arrêt dans la lecture
d’un texte, semblant et semblante étant des faux amis.
Revenons de ce pas au cas s’amblant – clin d’oeil :
amblar signifie ambler en espagnol, évidemment, mais aussi « bouger
le corps de façon lubrique ». Faut-il le laisser en français ?
Ou bien le traduire par semblante, ou par apariencia, ou encore par semblanza,
comme il est déjà proposé ? En fait, Ignacio Gárate
et José-Miguel Marinas veulent traduire le semblant par semblanza, dont
le dictionnaire nous livre soit le sens ancien de « ressemblance entre
plusieurs personnes ou choses », soit celui prédominant de
« notice biographique, portrait ». Ce mot vient du vieilli
verbe semblar qui signifie « ressembler ou être semblable »,
mais semblante fait perdre la richesse du terme ancien qui là nous intéresse.
D’ailleurs l’étymologie du mot castillan passe par le mot
catalan semblant, du verbe semblar, d’origine latine lui aussi, ce qui
inscrit, pour le lecteur hispanophone trouvant le mot semblant au milieu d’une
phrase en espagnol, une distance qui n’est pas assez grande pour le trouver
tout-à-fait étranger. Nous croyons, à prendre cette option
de laisser le terme en français, traduire de cette manière ce
que fait Lacan de ce concept, l’usage pas-tout-à-fait-français
qu’il se permet de ce mot, le forçage qu’il effectue pour éveiller
un peu son lecteur français. De plus ce n’est certainement pas la
seule ou la première fois que Lacan donne à un terme un signifié
différent. Ses expressions sorties de la langue courante, « complétées »
souvent d’un terme qui mettait en jeu leur équivocité pas-toute,
ses concepts et ses jeux de mots sont là pour le démontrer.
À mi-chemin, entre les deux langues, nous ne le traduisons donc pas-tout-à-fait,
cette logique du pas-tout montrant assez le plaisir qu’il peut y avoir
dans un travail de traduction, ainsi que la jouissance et la douleur de l’intraduisible.
Qu’est-ce que « faire homme » pour Lacan ? « L’un
des corrélats essentiels, c’est de faire signe à la fille
qu’on l’est, que nous nous trouvons pour tout dire placés d’emblée
dans la dimension du semblant ».