Le terme de « style » est un mot d’origine grecque, mais il ne s’introduit dans notre langue (les attestations les plus anciennes semblent remonter au XIIIe siècle) que par le biais du latin où le nom stilus ne désigne plus la colonne, comme chez les Grecs, mais le stylet avec lequel on écrit sur des tablettes de cire. En latin, stilus ne désigne vraiment le style littéraire qu’à partir du 2e siècle après J.C., à la suite d’une longue évolution métonymique où l’on passe de l’objet à l’emploi que l’on fait de cet objet. A l’époque de Cicéron, le style se dit plutôt ars dicendi ou ars scribendi – l’art de parler, d’écrire – cette ars étant l’équivalent de la technè grecque, et impliquant comme elle la possibilité d’acquérir du style. Les Grecs, eux, emploient, essentiellement à partir d’Aristote, le terme Lexis, « le dire », mais on trouve des attestations plus anciennes de ce sens de Lexis, notamment chez Platon. Dans l’Apologie (17 d), Socrate, qui est introduit devant son tribunal, précise qu’il est tout à fait étranger à la « manière de parler » (Lexis) d’ici. C’est-à-dire à la procédure des tribunaux, mais aussi au « style » de ces gens-là, puisqu’il poursuit en disant : » De même donc que, si je me trouvais réellement être un étranger, vous m’excuseriez sans doute de parler avec l’accent et le dialecte (tropos) dans lesquels j’ai été élevé, de la même façon, maintenant, je vous demande, et cela me paraît juste, d’accepter ma façon (tropos) de parler (Lexis) « . Tropos (de trépô, tourner, trépesthai, se tourner – la manière dont on tourne les choses ou dont on se tourne vers elles), qui est déterminé ici par Lexis, était sans doute à l’époque de Platon, et antérieurement, le terme le plus courant pour désigner quelque chose qui n’avait pas été conceptualisé par Aristote ni limité à la littérature. Ce tropos est bien intéressant car il engage l’être tout entier dans ses relations avec autrui. Or c’est un point que la littérature ancienne a examiné, et l’on trouve des conseils sur la manière de se conduire avec les autres : pour un prince, chez Hérodote et Isocrate, pour un médecin, dans le corpus hippocratique, pour un orateur, chez Démosthène. Mais avec Aristote, tropos se spécialisera dans le sens de » trope « , figure de style, pour désigner tout particulièrement la métaphore, la métonymie, l’antonomase.
Dans la pratique, les Grecs commencent à s’intéresser au style au Ve siècle avant J.C., avec la naissance de la rhétorique et de la sophistique. C’est en effet la grande époque où l’on joue avec la langue, en découvrant toutes les ressources des figures de style pour convaincre un auditoire, ou même lui faire perdre le bon sens en l’embrouillant dans des raisonnements faussement logiques. Il y a ainsi une jubilation face à l’utilisation de la parole, qui est tout à fait caractéristique du début du Ve siècle, et le sophiste Gorgias est le premier à écrire, dans son Eloge d’Hélène (Diels-Kranz 82 B 11 § 8) que la parole a un très grand pouvoir car elle peut « faire cesser la peur, ôter le chagrin, produire la joie, développer la pitié », et encore, d’une manière plus moderne (§ 14) qu’il y a une relation identique entre » la puissance de la parole à l’égard de l’ordonnance de l’âme et l’ordonnance des remèdes à l’égard de la nature du corps « . Mais ce qui est plus remarquable encore, c’est qu’on tend vers une parole à sens unique. Homère, sans le dire d’une manière intellectuelle et théorique, avait déjà évoqué les pouvoirs de la parole pour apaiser ou susciter les émotions. Mais on cherchait, à l’époque archaïque, à consoler les êtres en les faisant parler. Au Ve siècle, au contraire, la langue devient un instrument de puissance sur autrui, et si l’on console quelqu’un c’est déjà, comme plus tard chez Plutarque, Sénèque et Bossuet, en parlant à sa place et par lieux communs.
Si le Ve siècle est donc l’époque où l’on découvre toutes les possibilités de la langue, si certains rhéteurs écrivent même sur le style (par exemple Polos, à en croire Platon et la Souda), il faut cependant attendre Aristote pour trouver de véritables traités de style (Poétique, Rhétorique) qui nous soient conservés et dont l’originalité est qu’ils inventorient, d’une manière encyclopédique, tous les éléments du discours, leur agencement, les figures de style proprement dites, et qu’ils utilisent, à titre de preuve, des citations d’auteurs. Aristote, qui sera suivi en cela, notamment, par deux écrivains grecs dont nous possédons des traités sur le style, Démétrius de Phalère et le Pseudo-Longin, est à l’origine de tous nos traités classiques de rhétorique, de stylistique, de composition, et il engage pour longtemps la définition du style dans un sens normatif. De fait, Aristote ne conçoit pas le style en termes d’écart, d’individualité, d’usage personnel et irréductiblement personnel d’une langue, mais en termes de normes communes et d’adéquation au but à atteindre, qu’il s’agisse de l’effet à produire sur l’auditoire ou de la réalisation de l’oeuvre elle-même. On ne s’adresse pas de la même manière, dit-il, à tel auditoire et à tel autre, on ne compose pas de la même manière un traité d’histoire et une comédie. La notion d’adéquation (to prépon) du style au but que l’on se propose est intéressante en ce qu’elle implique qu’il faut proportionner les effets, et que les moyens pour réaliser ce rapport de proportion ne sont pas de l’ordre de l’inanalysable. Mais en même temps, elle est réductrice, et ce que les Grecs perdent avec Aristote, c’est la vieille idée de l’inspiration (par les Muses, par la divinité), que l’on trouvait encore chez Platon et qui traduisait, d’une certaine façon, l’intervention, dans le fil d’un discours, d’un ailleurs où ce discours prend sa source par delà la logique volontaire. Il arrive, toutefois, à Aristote d’avoir des restrictions qui nient son propos rationalisant. Là où, à bout d’explications, il dit qu’il faut faire preuve de « juste mesure » ou encore « savoir s’y prendre », bref, là où il semble avouer, malgré lui, que, tout compte fait, le style ne s’enseigne pas. Mais, pour l’essentiel, l’idée que le style c’est de l’individuel ou même de l’individu n’apparaît pas en Grèce.
Pour les anciens Grecs, en effet, dans leur création littéraire, le style passe par de très légères variations par rapport à la pratique courante. Si l’on prend l’exemple de la poésie archaïque (et jusqu’au début du Ve siècle, toute la littérature grecque se compose en vers, qu’il s’agisse de philosophie, de politique, de morale etc…), on s’aperçoit que, tout en affirmant leur originalité par l’inscription de leur nom dans le vers (« ceci est de Phocylide… « – ce qui fait déjà un demi-vers sur les deux vers de la sentence) ou par l’inscription de celui du dédicataire (Cyrnos, dans l’oeuvre de Théognis), les poètes n’hésitent pas à puiser dans le fonds stylistique de l’épopée, notamment en reprenant les épithètes récurrentes, du type « Arès destructeur de remparts ». La nouveauté, outre l’emploi de mètres plus variés que l’hexamètre dactylique, consiste à placer ces épithètes à un autre endroit du vers, dans une autre séquence métrique, à les appliquer à d’autres noms, ou bien encore, pour les adjectifs composés, à faire des alliances différentes : au lieu de « destructeur de remparts », on dira « destructeur de murailles », ou bien « perceur de remparts ». On joue sur de l’infinitésimal et sur un très léger décalage : les éléments sont parfois neufs, ils sont toujours reconnaissables.
Il y a, cependant, une évolution générale de la langue, qu’Aristote considère comme une évolution stylistique fondamentale, qui interpelle davantage quand il s’agit de caractériser la relation des Grecs au style, c’est le passage de la parataxe à la syntaxe. Et ce passage s’opère justement dans le courant du Ve siècle, à l’époque où la rhétorique et la sophistique s’utilisent pour faire taire l’autre. Jusqu’au Ve siècle, toute la langue grecque est paratactique, c’est-à-dire que les éléments du discours sont placés côte à côte et coordonnés entre eux, de proposition à proposition et de phrase à phrase. En revanche, la rhétorique du Ve siècle met en place des périodes oratoires qui se écho, et elle développe la subordination. Ce n’est pas que les subordonnées aient été inconnues de la langue paratactique, mais elles étaient moins fréquentes et surtout, semble-t-il, deux types de subordonnées ne se développent qu’assez tardivement : la subordonnée de cause et la subordonnée de conséquence, le « parce que » et le « si bien que », les deux subordonnées qui établissent les rapports logiques les plus étroits entre un fait et le commentaire qu’on en donne. Chez Homère, il y a toujours comme un hiatus dans la narration entre la cause et l’effet. Par exemple, le héros se lève, « plein d’une lourde colère », et « il dit… » . Quant à ce qu’il dit, qui est rapporté en style direct, c’est la mise en acte de sa colère et son explication à la fois. L’hiatus narratif est donc une aubaine pour le commentateur ou le lecteur puisqu’il lui laisse la tâche de rétablir la logique du héros, ou tout aussi bien de ne pas la rétablir. Le texte est pratiquement inépuisable, tout étant présenté sur le mode de la concomitance par l’emploi du et et du participe. Le participe est une des grandes merveilles du grec. Il a presque toutes les valeurs : temps, cause, concession, but. Il s’utilise aussi en style syntaxique, mais en style syntaxique il est déterminé dans un seul sens par l’emploi des subordonnées qui l’entourent. Dans la parataxe, au contraire, tout, ou presque, est possible et l’on pourrait s’amuser à relire le texte à l’infini en faisant varier les valeurs des participes. Le style paratactique est évidemment celui qui laisse le plus de place au commentaire et aux commentateurs, en ce sens qu’il ne se commente pas lui-même et que peuvent surgir des rapports inattendus entre des éléments qui se trouvent tous mis à plat sur le même plan. Deux aspects particuliers de la parataxe méritent encore une mention. La parataxe, sous sa forme absolue qu’est l’asyndète (là où il n’y a même pas de coordination), est le langage de l’émotion : tout arrive en même temps, tout se presse dans l’esprit et dans la bouche du personnage. La succession du et éclate dans ce qui serait la simultanéité s’il ne fallait le temps de l’énoncer. Les Grecs garderont toujours ce style, jusqu’aux époques tardives dans le roman, pour évoquer l’extrême de l’émotion. L’autre forme absolue de la parataxe est le fragment qui commence par et ou par mais. C’est un effet de style paratactique involontaire, qui tient aux aléas de la transmission des textes, mais, riche de tous les possibles qui ont précédé le mais ou le et, il est particulièrement efficace.
Aristote, cependant, qui est peut-être le premier à parler du style paratactique, ne l’aime pas beaucoup. Il le définit ainsi (Rhétorique III, 9) : « Le style coordonné est le style ancien. (…) C’est de ce style que tous se servaient autrefois, mais maintenant peu de gens l’emploient. J’appelle coordonné le style qui ne comprend aucune fin en lui-même tant que le sujet dont on traite n’est pas achevé. Il est désagréable à cause de l’indéterminé qui est en lui, car tout le monde désire appréhender ce qui sera la fin « . Tout le monde désire anticiper sur la fin, et la contempler à l’avance ; le style paratactique, qui tend à tout dire (et il y a bien des passages de ce type chez Hérodote auquel Aristote renvoie), est sans fin. A la limite, la parataxe pourrait être le langage d’une folie où le je ne sait pas où il va, mais ajoute indéfiniment, sans jamais faire l’addition, ou bien s’épuise à tout nommer du réel, tâche pour laquelle il lui faudrait l’éternité, à moins que quelqu’un (l’analyste ?) ne lui renvoie sa parataxe du » et puis, et puis, et puis » sous forme de syntaxe du « parce que » et du « si bien que ».
Aristote préfère, de loin, la syntaxe (ibid.) : « Le style implexe est celui des périodes. J’appelle période l’énoncé qui a un début et une fin en lui-même et une longueur que l’on peut commodément embrasser du regard. Ce style est agréable et aisé à comprendre. Il est agréable, parce qu’il est contraire à l’indéterminé et parce que l’auditeur pense, à chaque moment, détenir quelque chose qui est définitivement achevé (tandis que ne rien prévoir et ne rien achever répugne). Et il est facile à comprendre parce qu’on peut facilement le retenir ». Avec la syntaxe, en effet, on n’est pas obligé d’attendre la fin pour être en possession, sinon de l’idée, du moins d’une idée, et l’on peut même anticiper sur ce qui va suivre puisque les éléments du discours se écho. Mais, par la surabondance d’explications structurées en propositions hiérarchisées, l’auteur qui pratique la syntaxe absolue ne laisse guère de place au lecteur, ni au commentateur qui se trouve réduit à répertorier les articulations de la syntaxe. Peut-être ne se laisse-t-il pas beaucoup de place non plus à lui-même, et il y a des textes d’Isocrate, extrêmement syntaxiques, où l’on a bien l’impression que la machine tourne à vide et qu’il faudrait, là-aussi, que quelqu’un casse la syntaxe pour qu’apparaisse autre chose que des « paroles en l’air ».
L’inconscient est-il structuré en parataxe, en syntaxe, en syntaxe paratactique, ou en parataxe syntaxique ? Il se pourrait qu’une des raisons des silences subits de l’analysant soit dans le passage d’un style à un autre au cours d’une même séance. Installé dans la syntaxe, il voit surgir un et paratactique inclassable, ou bien il est en plein flot paratactique quand le « parce que » et le « si bien que » menacent de relier outrageusement deux faits.