De l'interprétation des textes sacrés
31 décembre 1999

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CATHELINEAU Pierre-Christophe
Textes
Religion



Journées préparatoires à Fès (9 & 10 octobre 1999)

Qu’est-ce qui est commun aux trois monothéismes dans le travail de l’interprétation des textes sacrés ? Telle est sans doute la question la plus difficile à laquelle il est apparemment impossible de répondre sans la connaissance de l’ensemble du corpus des textes d’interprétation que nous transmet chacune de ces traditions.

Pourtant il est plausible de répondre avec simplicité à une telle question, en faisant remarquer que l’interprétation se réfère dans ces trois cas à un corpus de textes dont l’originalité est d’être dit révélé, je veux parler de la Torah, de l’Ancien et du Nouveau Testament, et du Coran. En second lieu que ce corpus de textes se prétend inspiré par la parole d’un Dieu unique et vivant, dont ces textes princeps recueillent le Message. En troisième lieu que c’est sur le fondement de ces textes dits révélés que se fonde l’énonciation qui préside à l’interprétation de ce qui se présente comme la Parole de Dieu. Il y a là une communauté de structure sur laquelle il est rare qu’on insiste, compte tenu de la divergence existant dans le contenu des messages.

Mais même à ce niveau du contenu du message la question est de savoir à nouveau ce qui constitue les plus petits communs dénominateurs entre les interprétations des textes sacrés ? Répondre qu’il y a au moins entre eux ce point commun que l’interprétation fait émerger d’une chaîne signifiante lisible dans le texte princeps, de nouvelles chaînes signifiantes supposées déductibles de la lecture de ces textes, par une scansion particulière due à celui qui énonce la question et qui y répond.

Donnons quelques exemples tirés des trois traditions. Prenons la loi orale, telle qu’elle se présente dans le Midrach. Soit le signifiant « Darech » d’où vient « midrach » qui signifie « demander », « réclamer » et de là « interpréter » et « étudier ». L’enjeu est celui de l’énonciation dont s’autorisent les maîtres au nom de la Tradition Orale et de l’Ecrit.

Prenons le régime de l’interprétation, tel qu’il est entrepris par les disciples et les Apôtres, puis les Pères de l’Eglise ; ce qui caractérise le régime de l’interprétation, c’est encore l’appui pris sur l’écrit à partir d’une énonciation qui en déplace le champ métaphorique. A ce titre l’Apôtre Paul dans son Epître aux Romains – 9, 14-16 : A propos de la volonté de Dieu qui pèse sur le destin de l’homme dans le registre de l’élection, Dieu a endurci le coeur de Pharaon.

 » Qu’est-ce à dire ? dit Paul, y aurait-il injustice de Dieu ? Certes non ! Il dit en effet à Moïse :  » Je ferai miséricorde à qui je veux faire miséricorde et je prendrai pitié de qui je veux prendre pitié « . Cela ne dépend pas donc de la volonté ni des efforts de l’homme, mais de la miséricorde de Dieu.

Ici bien sûr le contenu nous intéresse, qui concerne la surdétermination de l’homme par la volonté de Dieu, mais c’est le régime de l’interprétation, qui d’un énoncé déduit une énonciation qui aura valeur de vérité dans la tradition.

Si l’on se réfère à la tradition musulmane sur laquelle nous reviendrons, c’est la même insistance sur le régime de l’énonciation qui déduit de l’énoncé un sens nouveau au nom de la tradition que nous retrouvons dans le signifiant ijtihad (effort personnel de jugement) Durant les deux premiers siècles de l’Islam, on ne conteste pas aux savants et aux spécialistes du droit religieux la faculté de donner leurs solutions aux problèmes juridiques. C’est à l’issue de la formation du droit que fût soulevée la question de savoir qui avait qualité pour pratiquer l’ijtihad. D’où la formation d’écoles de savants dûment reconnus, mais dont les interprétations s’avèrent sur certaines questions de droit divergentes. Nous y reviendrons au cours de ces journées.

Qu’est-ce qui fait le plus petit commun dénominateur entre ces traditions  ? C’est la validation d’un sens exprimant la volonté de Dieu, et ce par l’énonciation d’un sujet qui interprète au nom de l’énonciation sacrée de ce sujet auquel il croit, à savoir Dieu, énonciation contenue dans les textes fondateurs que sont pour les juifs la Torah écrite et la Torah orale, pour les chrétiens l’Ancien et le Nouveau Testaments traduits d’abord en langue grecque, puis en latin, pour les musulmans le Coran et la Sunna en langue arabe. Ceci pour dire que le Réel est Un, celui du Dieu à partir duquel s’énonce la croyance au sens sacré dans sa diversité lexicale.

A quel autre commun dénominateur paradoxal renvoie ce premier plus petit commun dénominateur ? A la voie empruntée par la validation de ce sens Autre pour formuler une interprétation parmi d’autres, et, somme toute, à l’infini. Curieusement il s’agit d’un processus de pensée relativement simple qui consiste à préciser le sens de l’interprétation, en invalidant le sens supposé de la précédente lecture.

A ce titre, les Livres révélés sont eux-mêmes pris dans l’économie de cette invalidation, qui prend des formes différentes, puisque cette invalidation écarte ou ajoute à partir d’une nouvelle énonciation ce qui avait été formulé auparavant.

Ce procédé de rectification du sens à partir de ce qui serait la lecture authentique se trouve déjà à l’oeuvre dans le Talmud, où il est considéré comme naturel que le sens ne surgisse que de la dispersion des énonciations les plus détaillées et les plus diverses sur un même segment signifiant, qui sollicite soit des références directes à la Torah écrite, soit se développe indépendamment de la référence à la Torah écrite.

Les Pirké Avot – ou Traité des Pères – par lesquels commence la Torah orale – est une belle illustration de cette superposition des énonciations par l’énonciation d’une parole sage. Ils partie de ce qu’on appelle la Michna et prennent place à la fin du quatrième ordre, soit le Seder Nezikim – ordre des dommages en préjudices. Ils ont été écrits avec elle au coeur du IIe siècle de notre ère par Rabbi Juda Hanassi. Mais les sentences qu’il rapporte sont l’enseignement des sages qui vécurent entre le Ve siècle avant notre ère et le IIe siècle de notre ère, en terre d’Israël pour la plupart d’entre eux. Plusieurs générations de sages apparaissent dans ce livre et illustrent ce que j’appelle la dispersion de l’énonciation dans l’interprétation. Je vous en épargne la liste sur 7 générations. L’essentiel ici est de montrer que le résumé de leur enseignement donne lieu à une reprise qui en déplace le sens chez les commentateurs venant après la rédaction des Pirké Avot.

Michna 4 : Il disait :  » Accomplis son désir comme si c’était le tien, afin qu’Il accomplisse ton désir comme si c’était le sien. Suspends ton désir en face du sien, alors Il suspendra le désir des autres en face du tien « .

Hillel :  » Ne te sépare pas de la communauté. Ne te fie pas à ce que tu es jusqu’au jour de ta mort. Ne juge pas ton prochain avant de te trouver dans sa situation. Ne dis pas une chose impossible à entendre et qui à la fin sera entendue « .

Rachi , plus littéral à son habitude :  » Accomplis son désir comme si c’était le tien « , même lorsque tu réalises ton désir, fais-le par le nom des cieux  » Afin qu’il accomplisse ton désir comme si c’était le sien  » afin que l’on te donne bien et largement.  » Suspends ton désir en face du Sien  » : compare le préjudice du commandement du salaire ;  » alors il suspendra le désir des autres  » qui se dressent contre toi pour te nuire.

Rambam : (Maïmonide). Nous avons expliqué dans le quatrième de l’introduction au Traité Avot qu’il ne convient pas de se séparer de la communauté des hommes qu’à cause des dommages et des perversions dont ils sont la cause… que nul homme ne se convainque d’avoir fait déjà sienne telle ou telle disposition saine ni se dise qu’il est impossible de la perdre, car il est toujours possible de la perdre.

« Ne dis pas une chose impossible à entendre et qui à la fin sera entendue ». Il met en garde en disant à peu près : que tes paroles n’aient jamais besoin d’explications lointaines et d’une longue réflexion pour être comprise.

Il est intéressant de constater que cette invalidation ne peut être qu’un déplacement qui valide un nouveau sens, auquel la Tradition orale devra faire référence au titre de commandements sages, auquel il est convenable de faire référence. Aussi bien dans ce rapport au sens l’exigence d’être entendu apparaît au premier plan de l’énonciation. J’appelle invalidation ce qui déplace vers un nouveau sens, qui a pour particularité soit de reprendre ce qui a été dit, soit d’ajouter à ce qui a été dit, si bien que la validation d’un sens n’est pas séparable de l’invalidation du sens précédent, comme par exemple entre Rachi et Hillel ; notons que l’interprétation de Maïmonide vient valider celle de Hillel, tout en l’invalidant sur certains points. Ce procédé paraît basique, mais il ressort de la relation des monothéismes entre eux et il est particulièrement intéressant pour montrer la relation structurale existant entre les monothéismes.

Je veux dire qu’au delà de la question de l’apparition et de l’évolution historique des trois monothéismes il est intéressant de s’interroger sur l’interprétation des textes sacrés du point de vue de l’apparition de nouvelles traditions monothéistes à partir de ce texte princeps qu’est la Torah écrite.

Nous avons déjà dit que la Torah orale ouvre sur chaque question concernant les interdits et les transgressions à une pluralité d’interprétations qui a bien souvent fait prendre le Talmud pour une forêt de commentaires détaillés et inextricables sur le sens de ces commandements, de ces interdits et de ces transgressions. Puis l’essentiel ici est de remarquer que le Talmud dans sa pluralité même et dans sa dispersion est censé constituer le recueil de la Loi orale, dont l’établissement sous la forme écrite fit à son époque débat et n’alla pas de soi, puisqu’il s’agissait par cette inscription au delà de la tradition purement orale, de la transgression d’un interdit majeur. La Torah orale, qui est écrite, est indépendante de la Torah écrite. G. Hansel rappelle que pour la tradition orale donnant lieu à cette dispersion du commentaire le verset écrit se réduit à un titre dont le contenu est exploité par l’enseignement oral. Notons que des hérésies interprétatives du Judaïsme, les sadducéens et les karaïtes, niaient l’autonomie de la tradition orale, c’est-à-dire de la transmission de la Loi orale par les maîtres du Talmud. Ils ne voulaient s’en tenir qu’à la Torah écrite c’est-à-dire à la lecture supposée immédiate d’un texte auquel aucune lettre ne devait être retranchée et rien ne devait être ajouté, abstraction faite de la Tradition orale.

Comment opère la pensée talmudique ? Nous pouvons l’examiner rapidement à propos du chapitre 7 du Talmud de Babylone, chapitre intitulé  » Un grand Principe « , Klal Gadol, qui concerne la sanction des travaux interdits le jour de chabbat et donc la nature de tels travaux, leur identification matérielle et leur qualification juridique. Il nous paraît typique de ce que la tradition chrétienne identifiera sous le vocable de Loi Ancienne pour désigner à tort sans aucun doute cette méditation dispersée de plusieurs sujets de l’énonciation sur le contenu des interdits validés par l’interprétation du sens dans la tradition. Cette méditation vient ici par exemple expliciter une disposition de la Torah écrite, qui resterait autrement incompréhensible et qui se trouve en Ex 35, 1 à 3 :  » Et Moïse assembla – vayakhol – toute la communauté – êda – des Breï Israël et il leur dit, à eux : voici les paroles que Dieu vous a enjointes. Durant une dizaine de jours l’oeuvre – melakha – sera faite, et pour le septième jour sera pour vous sanctifié – kodech -, chabbat plein pour Dieu. Quiconque y fera oeuvre mourra. Vous n’allumerez pas de feu – lo tabaârou – dans toutes vos installations, le jour du chabbat. « 

Le plus important des problèmes qui surgit de cette série d’injonctions est celui de la sanction énoncée à l’instant. Le commandement chabbatique est assorti d’une peine capitale en cas de transgression. D’où la nécessité devant tout le commentaire d’identifier les actions permises et interdites, celles susceptibles d’être assimilées à une oeuvre et celle qui ne le sont pas.

On relève parmi les 39 actions énumérées celle qui concerne le tannage de la peau servant de support au Livre et celle consistant à tracer deux lettres qui sont assimilés à faire oeuvre ce jour contre la volonté de Dieu et en transgression de cet interdit qui prescrit le repos dans l’imitation du repos divin au septième jour.

Qu’il figure au nombre des interdits dit assez la place qu’il convient d’accorder à la Lettre et à son inscription, en tant que vecteur du sens de l’interprétation, si bien que ce n’est pas s’écarter de la tradition orale que de dire qu’elle est essentiellement un recueil de réflexions sur le permis et l’interdit en considération de la lettre de ce qui est écrit et de ce que les sages ont pu dire à son propos.

Comment expliquer l’importance prise par l’énonciation dans la Torah orale à partir de la Torah écrite ? Ceci nous permettra peut-être de mettre en évidence un fil directeur entre les trois monothéismes.

Pour le commentateur la parole et la voix de Dieu pour le premier commentateur de sa volonté c’est le prophète, Moïse en particulier. Le Targoum dit des juifs qu’ils entendent la voix de la Parole de Dieu Adonai. Ce privilège accordé à la parole et à la voix met un terme au prestige exercé par l’image dans l’idolâtrie et le polythéisme contemporain de l’avènement du Judaisme. Alors que Moïse demande à Dieu de le voir, la réponse est de  » non-voir  » (Deut, 40, 12) « Et Adonaï a parlé vers vous d’entre le feu / Une voix des mots vous entendez et une image vous ne voyez pas seulement une voix. » (traduction Henri Meschonnic)

Il est difficile de ne pas reconnaître, dans la confiance mise dans l’énonciation des commandements et des transgressions telle qu’elle opère dans le Talmud, le retour de cette énonciation princeps par laquelle un sujet dans le Réel énonce son Être, comme si cet appui pris dans la Parole pour l’inscription de la loi faisait retour dans la Parole de l’interprète au titre de la confiance faite en la parole, comme lieu de recel de la vérité.

Comment dès lors interpréter cette nouvelle interprétation que donne le Christ de la tradition ? C’est-à-dire le passage du Judaïsme au Christianisme. Sans doute s’agit-il d’un effet d’interprétation consistant à invalider une partie du sens transmis précédemment. Mais rappelons que c’est au sein même du Judaïsme que se déploie le message chrétien, comme interprétation de la Bonne Nouvelle, c’est-à-dire de la venue du Messie, qui apporte le salut.

Il me semble que ce que propose le Christ à propos de cette tradition qu’il connaît, c’est une interprétation nouvelle, qui en fait d’une manière originale le principal énonciateur par dessus les commentateurs et les interprètes dont les textes attestent qu’il connaît l’existence. Il se présente comme le Verbe de Dieu qui s’est fait chair.

Une première explication historique permettra de dire que c’est la prise de parole dans l’homélie accompagnant la cérémonie synagogale qui lui donne cette place d’énonciation de la vérité dans le commentaire de la Torah. Je me réfère à l’ouvrage de Sachot sur L’invention du Christ. Mais que fait-il de cette place de l’énonciation  ? Il l’identifie à celle du Messie et par là rend visible ce que la Révélation faite à Moïse vouait à l’invisible, puisqu’il accentue ce commandement que la tradition du Lévitique lui avait transmis :  » Tu aimeras ton prochain, comme tien  » – les traducteurs disent comme toi-même. L’incarnation, la mort et la résurrection du Verbe qui s’est fait chair procède donc d’une accentuation qui se trouvait en gésine au sein du judaïsme même.

– l’allusion des textes des Prophètes à la venue du Messie

– le point d’ancrage de l’interprétation dans un lieu d’où s’énonce à partir des commentateurs une vérité qui complète celle qui a été révélée.

– le commandement d’amour du prochain qui désormais résume et transcende tous les autres commandements.

Une première remarque à ce propos permet de montrer que la rupture entre le Judaïsme et le Christianisme est un effet de refoulement qui permet d’établir entre Judaïsme et Christianisme une relation structurale, le refoulement de ce qui se présente dans le Judaïsme comme la Lettre de la Loi.

Qu’est-ce qui permet d’attester cette hypothèse ? Tout d’abord l’insistance sur la synthèse qu’est censé opérer le commandement d’aimer son prochain et que le Christ est supposé prouver par l’acte de son sacrifice. C’est à l’esprit qu’il convient désormais de se référer, c’est-à-dire au sens qui s’imagine non pas à partir d’une lecture littéraliste, mais à partir de l’histoire, de l’allégorie, de la conversion morale, de l’ascension qu’elle suppose vers Dieu.

Ce sont, selon le Père de Lubac, les quatre points d’articulation du sens des Écritures dans la tradition théologique chrétienne.

Contre la lecture littéraliste c’est-à-dire attachée comme dit Paul à la vétusté de la lettre le sens littéral qui décrit simplement l’histoire du peuple juif et sa prolongation dans les Évangiles sous la forme de ce que narrent les Écritures de l’Histoire de Jésus. La référence paulinienne à  » la lettre qui tue et à l’esprit qui vivifie  » doit être entendue comme l’effet de ce que par ses fondateurs le Christianisme refoule dans l’interprétation qu’il donne du message divin. Le Traité des Principes – L IV, ch 3 d’Origène confère à cette tradition des raisons théoriques de refouler la lettre dans l’interprétation des textes. Il a le mérite de montrer que le refoulement de la lettre est le résultat d’un acte dans le Christianisme qui vise en effet la lecture des signifiants du texte, en tant que leur support matériel est la lettre.

Il y a tout d’abord une interrogation sur l’intérêt que porte le commentateur à chaque signifiant et à chaque mot de la Torah. C’est la pluralité des langues qui lui sert de raison.  » Dans chaque nation il y a des usages divers concernant les mots, il doit (le commentateur) porter plutôt son attention sur ce qui est signifié que sur les mots qui le signifient.

Le second argument donne une certaine idée de ce qu’entend Origène par signifié. Il doit porter plutôt son attention sur ce qui est signifié  » surtout quand il s’agit de réalités si hautes et si difficiles « . Ce qui est signifié est réel et comporte un reste, qui est cette part de mystère que l’interprétation ne lève pas. Factum audivum, mysterium requivamus. Cette référence au mystère permet de mieux entendre pourquoi la voie d’accès privilégiée au texte est chez Saint-Jérôme, Saint-Augustin, Saint-Ambroise et Saint-Grégoire la voie allégorique. Il y a bien des faits historiques, littéraux en ce sens, mais il annonce autre chose à la fin des temps. Un mystère, celui de la mort et de la résurrection du Christ, est contenu dans ces faits et ces dits que le sens allégorique des propres paroles du Christ permet de découvrir ou d’entrevoir.

Car l’allégorie désigne autre chose qu’une métaphore. Elle ne représente pas comme dans la pensée grecque la pensée par une image. L’allégorie s’enracine dans un mystère réel. Ainsi aux noces de Cana est-il possible de reconnaître l’acte de la transformation de l’eau en vin et au-delà celui par lequel le Christ crée le Nouveau Testament et ouvre l’intelligence de l’Ancien. Cette transformation est également l’acte par lequel chacun peut s’assimiler cette intelligence nouvelle. De là la conversion morale que contient la parole du Christ au sens tropologique – et le sens anagogique c’est-à-dire d’ascension vers ce Réel divin qu’il implique. L’expérience mystique de l’union avec Dieu guide l’espérance de l’interprète selon le Père de Lubac. Littéralité de l’histoire, allégorie dissimulant un mystère, conversion et ascension vers Dieu. Telle est, résumée, le sens de l’interprétation chrétienne. A quel prix dans le rapport au texte ? Au prix d’un primat de l’énonciation sur le dit littéral, qui se traduit par le détour de la traduction avec cette difficulté que la traduction princeps adoptée par le Christianisme naissant est celle de la Torah par les Septantes. La traduction des Septantes aurait, entre 350 et 280 avant J. C., fait connaître aux Juifs d’Egypte la Bible, parce qu’ils ne connaissaient plus l’hébreu. Mais la difficulté vient moins des belles infidèles qu’implique cette traduction que du ressort qu’en tire a posteriori l’interprétation des Écritures dans la tradition chrétienne. Ainsi par exemple le titre donné au Christ par les premiers chrétiens de Soleil Levant Anatôlê, vient de trois versets des Septantes où le mot hébreu – çemah – qui signifie germe a été rendu par Anatôlê. Cette traduction pourtant abrogeante, qui abroge le sens biblique du germe, ouvre sur un sens nouveau tout entier articulé autour du message messianique du Christ. Il n’est pas de plus bel exemple de refoulement du signifiant maître par un savoir sur le Livre qui procède de la traduction et dont l’effet est de placer en position Autre ce corps sacrifié et sanctifié qu’est celui du Christ, en produisant une énonciation à partir du sujet de l’interprétation, en premier lieu le Christ lui-même.

Venons-en à l’idée que nous essayons d’étayer du passage d’un discours à un autre par la truchement d’une invalidation, qui est une interprétation. Le Discours dit du Maître est bien à l’oeuvre dans l’annonce faite au peuple juif de l’Alliance et c’est avec une certaine économie que cette Parole – Eyé acher Eyé – parole et qui est de la voix et qui est de non-voir, s’énonce derrière le buisson ardent autorisant l’écriture S1

$.

Le savoir qui s’en produit est sans doute de mettre la Torah Écrite toute entière en position de signifiant-maître et de situer en positon Autre le savoir du Commentateur dont l’objet est essentiellement la lettre sous la forme ici symbolisée de l’objet a.

S1 – S2

$ a

A l’inverse ou selon les mécanismes d’un quart de tour supplémentaire, le refoulement de ce signifiant-maître par le savoir allégorique dont la théologie chrétienne deviendra le support se laisse symboliser sous la forme suivante

S2 – a

S1 $

Pour que se produise quoi ? Un objet, qui n’est plus la lettre, mais un objet en position Autre et que le corps matériel et spirituel du Christ permet de présenter. C’est une autre économie du Discours où désormais l’interprète est sollicité en lieu et place du Sujet, à l’image du Christ, qui est le support de l’énonciation.

Je soutiendrais donc ici que l’interprétation des textes sacrés dans au moins deux monothéismes recoupent la structure de ce que nous appelons les discours et qu’il y ait plus question de place et de fonction accordées à l’interprète que d’autre chose.

L’interprète est en position Autre par sa place dans le discours du Maître qui est le Judaïsme. Il est ce savoir à l’énonciation dispersée, qu’incarnent les maîtres du Talmud dans le sillage de la Torah orale et ce qu’il manipule, c’est la lettre, c’est de la lettre qu’il produit pour penser la dialectique des transgressions et des interdits.

L’interprète chrétien est en position d’agent à la place du signifiant-maître évincé par l’effet du refoulement et qui trouve tout son sens dans le message d’amour, que ce savoir allégorique, qui représente littéralement le signifiant-maître qu’est le texte, est censé délivrer. C’est là que se situe l’invalidation proposée par les Pères de l’Église comme passage de l’Ancien Discours au Nouveau Discours.

Bien entendu, cela n’est qu’une hypothèse, celle qui permet de convenir par ce simple jeu d’écriture, sans jeu de mots, que du Judaïsme au Christianisme, ce sont bien des mêmes signifiants qu’il s’agit, et du même sujet, mais qu’ils n’occupent pas les mêmes places dans l’économie du discours et que c’est l’effet d’une invalidation qui emporte avec elle un nouveau mode de refoulement qui fait basculer le Judaïsme dans le Christianisme. Ce que, je crois, l’exposé de Shmuel Trigano sur Paul va certainement nous montrer.

L’énigme pour nous qui sommes plus éloignés de l’Islam parce que nous ne vivons pas dans sa langue et dans sa culture est de montrer comment l’Islam participe à cette économie de l’invalidation qui transforme l’économie du discours et inaugure un nouveau mode de refoulement.

On pourrait par exemple se demander ce qui dans l’Islam fait retour de ce qui a été refoulé du Judaïsme et au premier plan de la Révélation et pour utiliser un terme dont le Coran est lui-même l’inventeur ce que le Coran abroge des deux révélations qui le précèdent et ce qu’il confirme.

Une première remarque peut consister à faire valoir que ce qui fait retour du Judaïsme dans l’Islam, c’est la problématique d’une Révélation qui se présente comme la récitation d’un livre incréé dont le Prophète, qui lui ne sait pas écrire, se fait l’écho par sa récitation. Il y a là un fait de structure qui mérite d’être souligné et qui rappelle la structure de la révélation faite au prophète Moïse dans le livre des Nombre, où se manifeste l’importance dans le monothéisme de la voix. « Vayichma èthaqol Midaber élav « . Il entendait la voix se parlant, à lui. C’est dans la fameuse Tente dite du Rendez-vous.

C’est de la vérité d’une voix qu’un sujet va tenir son autorité, le Prophète $’

a

ou bien faut-il dire que le livre révélé se comporte comme dans le Discours du Maître ? Un signifiant maître se trouve produit qui énonce à nouveau, comme la Tradition orale juive, la déclinaison des interdits et des transgressions propres à la vie sociale, dont une partie est directement emprunté au Judaïsme. Je ne sais si cela s’écrirait alors : S1

$

Ceci pour dire que si le Coran comporte, comme il le dit lui-même, des Versets abrogeants, il transforme le legs des Prophètes en produisant un récit remanié de l’héritage du Judaïsme et du Christianisme. Il est lui-même une interprétation. Les gens du Livre n’y sont pas ignorés, mais la position du Coran à l’égard des traditions est subtile, elle conduit à bien distinguer le legs de la tradition des prophètes entièrement intégrée par l’Islam de ceux qui profession de croire dans le Livre et dont tout porte à croire qu’ils ne sont pas dans la bonne voie.

 » Les Juifs et les Chrétiens ne seront pas contents de toi, tant que tu ne suivras pas leur religion « 

« Dis : La Direction de Dieu est vraiment la Direction » Sourate II, 120.

Autant les traditions dont les Juifs et les Chrétiens héritent, sont reprises au titre de la tradition prophétique, autant l’appartenance à la communauté qu’ils forment fait problème.

Il est un autre trait qui caractérise la relation aux autres monothéismes, ce que faisait remarquer Rémy Brague dans un précédent exposé à l’Association, c’est le mécanisme spécifique d’invalidation de cette tradition que le Coran met en oeuvre. Dans la Sourate dite les Femmes.

Dieu dit par la bouche du Prophète

« Nous les avons punis,
parce qu’ils ont dit :
…, nous avons tué le Messie
Jésus, fils de Marie,
le Prophète de Dieu
Mais ils ne l’ont pas tué
ils ne l’ont pas crucifié
cela leur est seulement apparu ainsi. »
Sourate IV, 157

Jésus est un prophète, qui n’a ni été tué, ni crucifié. Le Coran abroge en partie le sens des révélations précédentes et c’est sur ce curieux mécanisme d’abrogation que je voudrais conclure en disant, que l’Islam se ré-approprie des traditions dont il abroge une partie du sens. Dans quelle économie du discours situer son propos ?

S’agit-il d’un sujet en position d’agent qui l’adresse à son seigneur dans une position d’altérité radicale et qui lui renvoie son savoir, qui le produit pour un sujet qui ne s’autorise que de la voix récitante ou bien plus simplement s’agit-il du retour dans une nouvelle économie de l’interprétation du discours du maître ?

Je ne saurais le dire, peut-être les deux ? Au point où nous en sommes de la réflexion sur l’interprétation dans les trois monothéismes, il est manifeste qu’il existe du premier monothéisme au second et du second au troisième un processus commun de refoulement, qui semble intrinsèque à l’effort d’interprétation.

Le Judaïsme autorise la maîtrise de la Torah écrite, en tant qu’elle est matérialisée par des lettres et c’est en prenant appui sur la lettre qu’il procède à la dispersion d’énonciations interprétatives que l’on trouve dans le Talmud. Il met face à la Torah écrite une Tradition orale dont l’esprit privilégié est la lettre.

Le Christianisme des Pères, invalide ce rapport au texte, en s’appuyant sur une traduction dont il retient le sens allégorique et finalisé par rapport à la promesse de la venue du Messie et du Salut, si bien qu’il refoule sous le sens allégorique qui est déjà une interprétation constituée les signifiants littéraux de l’Ancien Testament pour s’épanouir en un savoir dogmatique ou théologique sur la Parole révélée par un seul et ce qu’il produit, c’est la croyance en l’énonciation d’un seul sujet de la Parole Révélée.

L’Islam, quant à lui, se réapproprie les traditions du Livre, en appliquant à ce qu’elles disent un autre mode de refoulement, puisqu’il abroge une partie du sens des textes révélés avant lui, en intégrant dans le corpus du Coran une partie de la tradition prophétique. Mais cette abrogation ne porte plus sur la lettre, mais sur le sens de ce qui est reconnu comme réalité dans les deux traditions précédentes. Cette abrogation se double d’une mise en jeu des interdits et des transgressions, tels que le Prophète les formule à nouveaux frais, comme si dans l’Islam il convenait de reconnaître le retour de ce que le Christianisme avait refoulé du Judaïsme. Ceci est particulièrement vrai de la manière dont se présente la tradition musulmane, comme tradition essentiellement juridique portant sa réflexion sur le permis et l’interdit.

Ainsi peut-on observer comme l’effet d’un refoulement qui au temps du Christianisme se manifeste dans l’appui pris sur le sens allégorique, ouverture à une nouvelle théologie, et qui, au temps de l’Islam, écarte les deux Livres précédents pour n’en retenir que le sens prophétique et en abroger une partie des signifiants fondateurs.

Le retour de l’interprétation juridique est dès lors plus qu’un écho à la tradition juive, mais la levée de ce que le Christianisme avait refoulé du Judaïsme.

Il y a donc des relations structurales entre les trois monothéismes.