Dostoievski et Freud
23 juillet 1995

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CHASSAING Jean-Louis,DAUDIN Michel
Textes
Freud




Le cercle de jeu Krong Igrok
rouages, roule, roulette Roulettenbourg
roulé, se faire rouler Krongovorot
Révolution
le tournis derviche tourneur
le tourbillon du jeu vikhr s’étourdir L’étourdit
pair impair passe et manque Rien ne va plus
Faites vos jeux


"Je tournoierai, je tournoierai, je tournoierai…"


Alexis Ivanovitch


"Partout, je ne vois que vous, le reste m’est indifférent"


ibid.

Écrit en 1926-1927, "Dostoïewski und die Vatertötung"
fut publié en 1928 en introduction à "Die Urgestalt
der Brüder Karamasoff" (Munich), et c’est aussi, après une
publication dans l’Énergumène semble-t-il, comme préface
aux "Frères Karamazov" dans l’édition Folio Gallimard
que ce texte assez peu cité (et peu lu ?) de Freud fut publié
en France, mais en 1973, traduit par J.B. Pontalis. C’est d’ailleurs d’après
cette traduction, en collaboration de Pontalis avec C. Heim et L. Weibel, que
nous le reprenons, dans "Résultats, idées, problèmes"
II, 1921-1938 aux éditions PUF.

Assez curieusement cet essai sur Dostoïevski est connu et un peu discuté,
bref fait référence mais insuffisamment, chez les psychiatres
et psychanalystes qui s’occupent des toxicomanes et des questions relatives
aux toxicomanies et aux addictions.

Le texte de Freud est comme souvent riche, c’est-à-dire ici il présente
en sa complexité différents niveaux, et sur la fin des emboîtements
(poupées russes ?) où s’entremêlent la littérature,
le roman, et un point de vue psychanalytique, toujours majeur et fil d’Ariane
pour Freud bien qu’il soit dans la recherche, dans l’élaboration. C’est
cela : planter l’oeuvre littéraire comme à la fois source
de démonstration et d’une autre avancée, lui laisser sa texture
propre mais tirer quelques fils, qui sont plus liés à l’auteur
– Fiodor Mikhailovitch Dostoïevski – qu’au travail littéraire en
lui-même, et ceci sans perdre de vue un instant qu’il s’agit de partir
et de construire l’essai selon un travail psychanalytique – passage d’un travail
littéraire dans le travail de la psychanalyse, ou passage du travail
de la psychanalyse dans le tissage littéraire. Éthique et épistémologie
apparaissent là d’emblée.

Il faut tout d’abord évoquer la traduction : "imposture"
et adaptation si l’on suit le dernier travail d’André Markowicz,
né à Prague en 1960 et qui reprend pour Actes Sud, "Babel",
la traduction de l’intégrale de Dostoïevski. Le dernier
titre paru, "Les Démons" (ou "Les possédés",
titre français jusqu’en 1976), rompt radicalement avec la traduction
datée de 1955 de Boris de Schloezer et Sylvie Luneau (Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade). De même "Le joueur",
où la traduction de Markovicz (1911) ne laisse pas de surprendre par
rapport à celle de Joëlle Roche-Parfenov (1993) aux éditions
Aubier-Domaine russe. Dans cette dernière version, ouvrage publié
avec le concours du Centre national des Lettres (le Centre National du Livre,
après avoir longuement hésité à subventionner "
L’idiot " traduit par Markovicz aurait refusé d’apporter son aide
pour " Les démons "), Michel Parfenov rappelle que " Dostoïevski
écrivait mal ". Parfenov évoque, au sein de la grande richesse
lexicale russe, le registre restreint de Dostoïevski, et il prend parti
pour maintenir cette production de "langage parlé" – "cette
économie de moyens permet de laisser aux mots toute leur ambiguïté
", " tout est chez lui dialogue" – il faut faire entendre Dostoïevski
!

C’est aussi, mais sur le mode d’une rupture plus marquée, la volonté
de Markovicz dans ses traductions : exprimer l’oralité du texte ; Markovicz
dont Antoine Vittez selon un article du Monde (mai 1995-Anne Rodier) disait
"qu’il traduit les romans comme la poésie".

Markowicz donc maintient ce "mal écrire" de Dostoïevski
et le lie en même temps au théâtre : "Les démons
doivent être lus à voie haute, parce que c’est du théâtre".

De même : "Cette nouvelle version du Joueur part de trois a
priori
sur la nature de l’oeuvre : son oralité, sa maladresse
recherchée, et sa structure poétique". Le texte du "Joueur",
nous le verrons, est encore plus proche de cette vérité.

Le traducteur dans sa note dit son intention de respecter, à la fois
les lourdeurs et les répétitions, lesquelles " portent une
tension qui ne faiblit pas ", ainsi que les cassures, les phrases inachevées,
" ces sauts logiques (qui) définissent la structure même du
livre ". Enfin ces allers et retours entre l’écrit et l’oral dans
une oeuvre, posant la question de l’imposture et de l’adaptation (revendiquées
ici par le traducteur) peuvent rappeler aux contemporains, élèves,
disciples… et finalement maintenant lecteurs de Lacan les avatars et la modestie
de la transmission, lesquels avatars et modestie laissent heureusement la place
à un tissage personnel tendu entre les bords de la rigueur et de l’honnêteté,
et de l’imposture et de l’adaptation. A l’Association freudienne il nous semble,
peut être évoquée cette phrase de Markovicz : " Nulle
traduction prise en elle-même ne peut prétendre détenir
une quelconque vérité de l’oeuvre, à plus forte raison
s’agissant d’une oeuvre de l’ampleur de celle de Dostoïevski : chacune
d’elles ne peut se flatter que d’une chose – participer, par un mouvement dialectique
de prise en compte et de contestation, à une connaissance plus large,
plus stéréoscopique de cette oeuvre. "

"Dostoïevski et le parricide", 1928.

"Dostoïevski und (der Vatermord)", l’acte

"Dostoïevski und die Vatertötung".

"Dostoïevski et la mise à mort du père", son
éxécution, écrivent nos collègues dans " L’une
bévue ", n° 4, automne-hiver 1993.

La question du rapport de l’acte et de l’inconscient est posée d’emblée
dans le titre. Ce rapport est un des thèmes essentiels de l’article de
Freud puisque, en usant du père, il est lié à cet autre
rapport : celui de la culpabilité comme sentiment infiltrant la conscience,
avec plus ou moins d’intensité, et la faute, voire le crime, ou bien
la perversion avec son aspect de sadisme tourné vers l’extérieur,
de masochisme en un retournement sur soi. C’est ainsi un grand chapitre clinique
dans lequel Freud lie la névrose et la perversion mais précise
tout de suite qu’" il existe en effet de complets masochistes non névrosés
". Ce " fond pulsionnel pervers ", un des deux côtés
qualitatifs que Freud définit dans " la complexité de la
personne de Dostoïevski – l’autre étant le don artistique, le côté
quantitatif lui est " l’intensité extraordinaire de son affectivité
" – donc la perversion fondamentale liée au pulsionnel comme il
se doit – ce que Lacan a développé dans " Les quatre concepts
fondamentaux de la psychanalyse " – est ici entachée de la névrose,
laquelle vient " interférer " écrit Freud.

Revendications pulsionnelles, inhibitions s’y opposant, et voies sublimatoires
disponibles forment ici un trépied de clinique psychanalytique, les premières
dans le quantitatif, les deux suivantes typées du sceau qualitatif.

Ce grand volet clinique témoigne d’un formidable intérêt
sur plusieurs points. Freud classe Dostoïevski comme criminel, ni plus
ni moins. Mis à part le courage de maintenir une logique analytique,
quoi qu’on en dise et bien qu’il " y répugne " lui-même,
il y a chez Freud à la fois cette rigueur à considérer
le personnage comme lié à son oeuvre – et justement non l’inverse
– c’est-à-dire à le disséquer, à en lyser la complexité
par l’abord de sa vie et de ses productions, mais aussi à prendre soin
de délaisser ce que serait une analyse psychologique – et non plus sculpturale,
chirurgicale, clinique – de l’oeuvre elle-même. Nous y reviendrons.

Ainsi Freud range Dostoïevski parmi les criminels, d’un point de vue psychanalytique,
du fait du choix de son matériel et des privilèges qu’il accorde
à certains caractères pour ses personnages – nous pourrions ajouter
après ce que nous avons évoqué des traductions récentes
: du fait aussi de la brutalité, de la scénographie du langage
écrit -, également du fait de certains événements
de sa propre vie, " comme sa passion du jeu et, peut-être, l’attentat
sexuel commis sur une fillette (aveu1) ". Ce dernier point, le (1) renvoyant
à une note en bas de page où Freud fait référence
à Stefan Zweig ainsi qu’à R. Fulop-Miller et F. Eckstein, les
coordonateurs de l’ouvrage dont il écrit cette introduction, ce dernier
point évoquerait la " Confession de Stavroguine ", " chapitre
des Possédés qui fut supprimé par la censure et parut après
la mort de Dostoïevski ". De fait, la nouvelle traduction de Markowicz
des " Démons " inclue une version inédite de "
La confession de Stravoguine ", la première parue après la
mort de l’auteur étant quelque peu édulcorée ; dans cette
nouvelle traduction du chapitre censuré par les éditeurs du vivant
de l’auteur, Stravoguine apparaît comme brutal, violent, voire abject
lorsqu’il confesse qu’il a violé une petite fille.

Dostoïevski, criminel car possédé du démon du jeu
assure à Freud, après ce positionnement courageux et surprenant,
de développer l’argumentation d’une clinique dans laquelle le "
caractère pulsionnel ", pervers, sadique et masochiste, l’aspect
criminel du joueur passionné est en interférence avec la névrose.
Cet aspect dont les composantes sont ici largement exposées, avec leurs
points-pivots, ne nous semble à l’heure actuelle nullement dépassé
en sa finesse d’analyse mais au contraire parfaitement délaissé
comme clinique des addictions, pour utiliser ce " patois moderne ",
reprise d’une expression que nous livra Michel Serres qui déclina le
terme (…). Ainsi plus tard après Freud, Otto Fenichel donnera cette
catégorie des " névroses impulsives " en liaison avec
les perversions et il décrira les nombreuses conduites qui viennent s’y
loger : dipsomanie, kleptomanie, opiomanie, … trichotillomanie, etc. et qui
de nos jours laissent perplexes les cliniciens hélas plus livrés
à la passion gestionnaire, épidémiologique et " remèdophilique
" qu’à la rigueur sémiologique et nosographique dégagées
de contraintes sociales elles-mêmes perverses !

" Ce n’est guère un hasard si trois des chefs-d’oeuvre de la
littérature de tous les temps, l' »Œdipe Roi » de Sophocle, le « Hamlet »
de Shakespeare et « Les Frères Karamazov » de Dostoïevski traitent
tous du même thème, le meurtre du père. Dans ces trois oeuvres,
le motif de l’acte – la rivalité sexuelle pour une femme – est ainsi
révélé.

Ainsi Freud et ses sources littéraires… Freud use de la littérature
pour assurer à la fois une prise symbolique à ses cas cliniques
en un aller et retour théorico-pratique, mais aussi dans cet assemblage
de cas particuliers, les siens propres sur le divan, espace intime, et ceux
des " chefs-d’oeuvre de la littérature ", il pose un principe
scientifique bien particulier, une science du sujet, puisqu’il conjoint l’intime
du texte de ses patients à un intime dévoilé qui a valeur
d’universel – pour l’auteur des chefs-d’oeuvre, lui -même investi
dans son travail, ainsi que pour le lecteur qui se reconnaît, en partie,
en ses héros – et ces entrecroisements de traits cliniques à partir
de lieux différents finissent par tisser cette toile de l’inconscient.
Sans compter justement le travail de l’Histoire puisque " l’intime-universel
", appelons-le ainsi, des chefs-d’oeuvre de la littérature traverse
le temps (est a-temporel) !

Ainsi Freud et la littérature, nous en dirons un mot.

Ainsi Freud et le père. La nécessité du tiers pour l’enfant
de venir rompre le duel…, de pouvoir supporter à la fois le désarroi
de l’enfant face aux bons vouloirs de ce premier Autre et le désir de
la mère en tant que détenteur d’un quatrième terme, le
phallus, la nécessité de ce tiers laissera place à une
autre nécessité : sa disparition… ou sa mise à mort,
ce qui donne déjà un peu plus de corps… ou le parricide, acte
d’accomplissement encore plus dramatique. Nos collègues de " l’Une-bévue
" apportent au dossier un texte de Freud dans " Quelques types de
caractère dégagés par le travail psychanalytique "
: " Les criminels par conscience de culpabilité " (texte retraduit
par eux des Gesammelte Werke). Il y est question du " parricide "
et les précisions de traduction concernent das Schuldbewbtsein
– la conscience de culpabilité – et das Schuldgefühl – le
sentiment de culpabilité, deux termes utilisés par Freud, mais
aussi Vatermord – parricide – et Vatertötung – mise à
mort du père. " Ici comme dans Dostoïevski et la mise à
mort du père, il s’agit du verbe töten : tuer, mettre à
mort, faire mourir, alors que morden, qui veut dire aussi tuer, c’est
assassiner, commettre un homicide volontaire, massacrer. Mettre à mort
le père, ce n’est pas forcément l’assassiner écrivent nos
collègues. Peut-on voir là une analogie approximative avec ce
que Lacan évoquera plus tard à propos de Joyce et du noeud
borroméen : que le nom du père on doit s’en servir à condition
de savoir s’en passer : du Vatermord au Vatertötung ? Pourtant,
Dostoïevski ne semble pas s’en être passé, ce qu’indique bien
Freud dans son article…

Question du père, de son meurtre (voir " Totem et Tabou "),
de sa mise à mort (Dostoïevski), et de la faute, du sentiment de
culpabilité, de la conscience de la culpabilité.

De désirer l’objet du père, interdit par la Loi paternelle, à
l’angoisse de castration s’associe, et lui est substitué, le sentiment
de culpabilité du voeu de la mort du père. Ce sentiment trouvera,
secondairement, sa caution par l’acte du meurtre du criminel, qui sera coupable
ainsi par déplacement, par substitution. Outre la prévalence du
sentiment de culpabilité quant au remord du fait de l’acte, ici donc
le crime, ce qui positionne la primauté de l’appareil psychique par rapport
au comportement, il y a également une position éthique : nulle
excuse au crime, pas même le remord, non plus que l’" impulse "
épileptique pourrions-nous ajouter !…

" Dans les trois oeuvres, poursuit Freud, le motif de l’acte – la
rivalité sexuelle pour une femme – est aussi révélé.
La représentation la plus franche est certainement celle du drame, qui
suit la légende grecque. Là, c’est encore le héros lui-même
qui accomplit l’acte. Mais l’élaboration poétique est impossible
sans adoucissement et sans voile. L’aveu sans détour de l’intention de
parricide, à quoi nous parvenons dans l’analyse, paraît intolérable
en l’absence de préparation analytique. " La structure est la même
dans les trois oeuvres, avec des variantes, et structure et variantes sont
les traits retrouvés dans la cure des névrosés. Il nous
semble que Freud défend ici sa mise en place de l’appareil psychique,
il met ce dernier à l’épreuve des chefs-d’oeuvre de la littérature,
il en démontre l’implacable logique.

Ainsi, Freud va à l’encontre de la dérision de la psychologie
dans la plaidoirie du procès dans " Les Frères Karamazov
" : " Ce n’est pas la psychologie qui mérite la dérision
mais la procédure d’enquête judiciaire. Peu importe de savoir qui
effectivement a accompli l’acte. La psychologie se préoccupe seulement
de savoir qui l’a voulu dans son coeur et qui l’a accueilli une fois accompli.
" Nul innocent, quelques coupables… il est à noter que l’acte
ici en question est directement lié à la détermination
de l’Inconscient en tant qu’il serait le lieu du refoulement, c’est même
la démonstration freudienne. On sent toutefois poindre cette exigence
éthique selon laquelle un acte, cette fois au sens lacanien, viendrait
en rupture avec, ou tout au moins en toute connaissance de cause, cette détermination
inconsciente qui servirait d’excuse, comme contrainte étrangère
à soi-même, ou bien " impulse " organique moteur de tous
nos comportements.

" … le fait que « Les Frères Karamazov » traitent justement
du problème le plus personnel de Dostoïevski, le meurtre du père,
et prennent pour base le principe psychanalytique de l’équivalence de
l’acte et de l’intention inconsciente ", écrit Freud dans une lettre
du 19 octobre 1920 à Stefan Zweig à propos de la parution du livre
de ce dernier Drei Meister (Trois Maîtres), Balzac-Dickens-Dostoïevski,
paru à Leipzig cette année-là. Cette correspondance avec
Zweig est intéressante puisque Freud ira chercher des " preuves
" de son argumentation chez le grand écrivain viennois, né
le 28 novembre 1881 et qui se donnera la mort au Brésil le 22 février
1942, notamment dans ce superbe roman, Vingt quatre heures de la vie d’une
femme
, publié en 1927 chez Insel Verlag, à Leipzig.

Quant à l’oeuvre d’art, Freud psychanalyste reste modeste, ou plutôt
respectueux : " Malheureusement, l’analyste ne peut que déposer
les armes devant le problème du créateur littéraire ",
à savoir ce quart de personnalité de Dostoïevski, les autres
" composants " étant : le névrosé, le moraliste
et le pécheur.

L’attitude à l’égard de ce quart – le créateur littéraire
– ne peut manquer de nous intéresser : on se doit d’éviter une
inquisition, non pas du fait qu’elle puisse être perçue comme désacralisation,
profanation quelconque de l’oeuvre et de son auteur, ça n’est pas
ce respect qui intéresse le père de la psychanalyse, mais il s’agit
plutôt de mettre à l’écart des interprétations psychologiques
qui viendraient à la fois ternir et la méthode d’investigation
alors inappropriée, et l’oeuvre étudiée ; toutefois
Freud ne se soumet non plus à aucune inhibition paralysante, nul "
respect craintif ", nulle " position de repli " quant aux investigations
à l’aide de sa technique, prudence qui serait là comme le processus
névrotique qu’il dénonce justement chez Dostoïevski, dans
sa vie comme dans le contenu de son oeuvre.

Les premières lignes du " Souvenir d’enfance de Léonard
de Vinci " (1910) semblent excuser ces incursions, tout en se défendant
des accusations : " Lorsque la recherche médico-psychique… aborde
l’un des Grands de l’espèce humaine, elle n’obéit pas pour autant
aux raisons qui lui sont si fréquemment attribuées par les profanes.
Elle ne tend pas " à noircir ce qui rayonne, ni à traîner
le sublime dans la poussière … " Plus loin : " Qu’ici le
lecteur veuille bien se modérer et ne pas refuser, dans son indignation
enflammée, de suivre la psychanalyse, au motif que dès ses premières
applications elle amène à outrager de façon impardonnable
la mémoire d’un homme grand et pur. "

Plus hardi est le supplément à la deuxième édition
(1912) du " Délire et les rêves dans le Gravida de W. Jensen
" 51907) : " Au cours des cinq années qui se sont écoulées
depuis la rédaction de cette étude, la recherche psychanalytique
s’est enhardie à aborder les créations des écrivains dans
une autre intention encore. Elle ne cherche plus seulement en elles des confirmations
de ses trouvailles concernant des individus névrosés de la vie
réelle ; elle demande aussi à partir de quel matériel d’impression
et de souvenir l’écrivain a construit son oeuvre et par quelles voies,
grâce à quel processus, il a fait entrer le matériel dans
l’oeuvre littéraire. "

Dans son chapitre (XVI) : " Littérature ", E. Jones signale
cet " intérêt pour les mots et le style (qui) s’éveilla
très tôt chez Freud, lequel " se montrait souvent frappé
par une certaine similitude existant entre ses investigations psychologiques
et les inspirations des auteurs d’oeuvres d’imagination ". Jones cite
ce passage de Freud dans son livre sur Gravida : " Les auteurs d’oeuvres
d’imagination sont de précieux collègues et leur témoignage
doit être tenu en haute estime, car ils ont le don de connaître
beaucoup de choses qui se passent entre ciel et terre et dont nous n’avons aucune
idée. Pour ce qui est de la connaissance du coeur humain, il nous
dépassent de loin, nous autres humbles mortels, car ils appel à
des sources qui ne sont pas encore accessibles à la science. "

L’année qui précéda la rédaction de l’article sur
Dostoïevski, Freud fit cette remarque d’ordre général : "
Comme nous le savons depuis longtemps, l’art offre des satisfactions de remplacement
pour les renonciations culturelles les plus anciennes, celles qui sont encore
ressenties le plus profondément, et c’est pour cette raison qu’il sert
mieux que tout à réconcilier les hommes avec les sacrifices consentis
en faveur de la culture. "

Freud. Perpétuels allers et retours entre pratique et théorie
; usages psychanalytiques de la théorie psychanalytique !… Cet aspect
concerne les rapports de la psychanalyse et de la sublimation, ce fut l’objet
de quelques discussions recueillies lors des Minutes de la Société
Psychanalytique de Vienne, notamment au cours de la séance du 15 février
1911, suite à la conférence de Hans Sachs : " De la possibilité
d’appliquer la psychanalyse à des oeuvres poétiques ".
Freud s’efforce de préciser les résistances à un tel travail,
à une telle approche, précisions dirons-nous à en lire
le compte-rendu qui témoignent du caractère scientifique de la
démarche freudienne. Mais le texte de Freud nous oriente également
sur d’autres chemins.

Ainsi selon Jones, c’est grâce à l’insistance d’Eitington que
Freud acheva, " probablement début 1927 " cet essai commencé
au printemps de 1926, essai commandé en introduction d’un volume érudit
sur les Frères Karamazov, afin de donner un point de vue psychanalytique.
Bien que difficile à écrire – Freud aurait été découragé
par un livre paru en 1923 et dont l’auteur, Johan Neufels, aurait déjà
presque tout découvert de ce qu’il avait à dire – cet essai rassemble
différents points de la théorie freudienne évoqués
antérieurement (on retrouve la discussion sur Dostoïevski avec Zweig
en 1920, mais aussi indirectement certains échanges aux Minutes de la
Société Psychanalytique de Vienne, concernant l’épilepsie
par exemple, ou encore la masturbation).

Le maintien d’une position analytique, celle de Freud, s’établit en
référence à l’aspect moral, lorsqu’il touche avec cette
conscience de culpabilité la question de l’acte, l’acte criminel, et
celle de la faute et du remord. C’est un point certes moral, mais nous y percevons
plus un positionnement analytique à savoir un défrichage dans
l’oeuvre de la personnalité de l’auteur : la psychanalyse ne dépose
pas les armes devant " le moraliste ". " Est moral celui qui
réagit à la tentation dès qu’il la ressent en lui, sans
y céder. Mais celui qui, tour à tour, pèche puis, dans
son repentir, met en avant des exigences hautement morales, s’expose au reproche
de s’être rendu la tâche trop facile. " Considérer Dostoïevski
comme criminel en sa personnalité – le choix qu’a fait l’écrivain
de son matériel, ses personnages et leurs caractères… des tendances
au sein de lui-même… certains faits de sa propre vie… sa passion du
jeu… la Confession de Stravoguine… voire son style (Freud y touche à
peine) – et démontrer son moralisme comme une pâle manifestation
de perversion entachée de névrose témoignent d’une éthique
analytique ; appliquer et faire avancer la méthode, sans concession si
ce n’est au créateur littéraire. Les points pivots en sont là
: sadisme et masochisme, attitude ambiguë à l’égard du père,
faite de soumission et de voeu de mort. Certes nous touchons dans ce texte
plus globalement la question de la destruction et de la pulsion de mort. Certes
l’effort de rigueur de Freud ne nous aveugle pas quant à ses aspects
subjectifs, voire des maladresses, peut-être ; le contexte lui-même
ainsi serait à ne pas oublier. Mais nous faisons crédit à
Freud de séparer le bon grain de l’ivraie1 non seulement car c’est là
sa technique même, mais aussi du fait de son écriture souvent empreinte
des interrogations, des arguments faciles et des oppositions justifiées
qui pourraient lui être adressés. " … Cet accomodement avec
la moralité est un trait caractéristique des Russes. " En
1920 Freud écrivait déjà à Zweig : " Même
les Russes non névrotiques sont nettement ambivalents, tout comme les
personnages de Dostoïevski dans presque tous ses romans. "

La question de l’Étranger pourrait ainsi être étudiée
en sa complexité historique de l’époque. Dans un chapitre des
Frères Karamazov recensé par C. Toutin-Thelier et M. Viltard (l’Une-bévue),
la haine des Turcs (la guerre contre la Turquie sera déclenchée
en avril 1877) est étalée par les propos d’Ivan Fiodorovitch interposés.

Lors de la déclaration de guerre, Dostoïevski témoignera
de son panslavisme : les Turcs hors d’Europe, Constantinople aux Russes ! Jacques
Catteau dans sa biographie consacrée au dossier du Magazine Littéraire
(Mars 1978), mentionne aussi " l’antisémitisme dont Dostoïevski
fait indiscutablement preuve dans ses oeuvres ". Jugement à l’emporte-pièce
également de l’écrivain russe quant à la guerre franco-prussienne
lorsqu’il pense en 1870 que la France " abâtardie et trop rassise
" renaîtra à un idéal nouveau après ce "
mal passager ". De même dénonce-t-il en septembre 1973, dans
la " Chronique des Evénements à l’étranger "
(in Journal d’un Ecrivain) les mutations de l’Europe : " Rome saura se
retourner vers le peuple, à pied et déchaux, pauvre et nu, avec
une armée de vingt-mille combattants jésuites, experts à
capturer les âmes. Tiendront-ils contre cette armée les Karl Marx
et les Bakounine? Qu’en coûte-t-il d’assurer au peuple ignorant et misérable
que le communisme et le christianisme, c’est tout un ? " Tout ce texte
concerne, l’aspect moral le sanctionne plus particulièrement, le prétexte
et la substitution. Il est en cela très actuel, extrêmement contemporain.
Freud n’apprécie pas le masque du repentir et lui préfère
celui du renoncement ; les excuses postérieures à l’acte criminel
le justifient, confinant par là au cynisme. Freud cependant trouve injuste
la condamnation de Dostoïevski comme criminel politique – il partira en
Sibérie le 24 décembre 1849, à minuit, pour huit années
ramenées par Nicolas 1er à quatre – mais il évoque l’acceptation
de cette rude punition imméritée comme une soumission au Tsar,
le Petit Père, " comme un substitut de la punition que son péché
envers le père réel avait méritée ". Ainsi
le poids de la névrose est la culpabilité dont la base est l’angoisse
de castration par le père (p. 168), liée au refoulement du désir
de l’objet du père ainsi que du voeu de mort à l’égard
de ce dernier. S’y ajoute l’énamoration pour le père, peut-être
d’autant plus forte qu’est intense le voeu de mort, et Freud fait intervenir
là une bisexualité de quantité variable – " une forte
prédisposition bisexuelle vient ainsi conditionner ou renforcer la névrose
" – qui est finalement une identification féminine : être
l’objet d’amour du père, afin d’éviter la castration1 , alors
qu’il s’agit bien, en convoitant le même objet que ce père, d’assurer
sa mise à mort. Vouloir assassiner à moindre coût, sous
couvert d’une soumission à l’autorité régnante, n’est-ce-pas
là toucher du doigt l’attente de l’obsessionnel, son agressivité
et son obséquiosité, et comme l’évoque Freud, le lien au
masochisme avec son aspect sadique retourné. Ainsi névrose – "
symptôme hystérique2 " – et perversion sont ici focalisées
sur la mise à mort du père : les éléments s’ajoutent
et se renforcent, dit Freud, et nous y trouvons les figures " modernes
" de tableaux cliniques se présentant sous forme de troubles des
conduites, d’agir justement ; les addictions en sont un prétexte. Ainsi
cette révolte qui gronde, cette pulsion de mort qui implose ou s’expose
dans ses textes, ne trouveront in fine que " soumission complète
au Tsar, le Petit Père, qui avait une fois joué avec lui, dans
la réalité, la comédie de la mise à mort… "
En effet, Dostoïevski en 1849 s’était prononcé pour la liberté
de la presse, la libération des paysans, pour les réformes judiciaires
et il avait au cours de soirées de Petrachevski lu la lettre de Bielinski
reprochant à Gogol d’avoir " embrassé la cause de la monarchie
absolue " ; il avait également assisté à une lecture
de Grigoriev dirigé contre l’autocratie (" Une conversation de soldats
"). Dénoncé, il était condamné à mort
et ce n’est qu’après un simulacre, concernant d’ailleurs tous les condamnés
que sa peine fut transformée en huit, puis quatre années de travaux
forcés à la forteresse d’Omsk en Sibérie.

Freud n’accepte pas cette soumission, en 1878, le Tsar prie Dostoïevski
de faire connaissance avec ses enfants sur lesquels il pourrait par ses conversations
exercer une heureuse influence (J. Catteau). Philippe Sollers, dans sa brillante
étude du texte de Freud (Magazine Littéraire) conteste ce jugement
du père de la psychanalyse : " Ce que dit Dostoïevski c’est
que quelque chose de peut-être plus terrible que le Tsar et l’Orthodoxie
est en train de se préparer en Russie. Ce qu’il dit c’est la possession
(démoniaque, pulsion de mort) que représente le nihilisme. Il
l’a écrit c’est-à-dire qu’il l’est…. Ayant l’air de se tromper
en 1871, il a raison un siècle après. " Bien plus, Sollers
évoque dans ce texte que Freud a écrit en 1833 en collaboration
avec Einstein, " Pourquoi la guerre ", la mention qui est faite du
Duce Mussolini – comme héros de la culture ". Sollers interpose
ce lien Freud-Mussolini contre le jugement de Freud à propos de la soumission
de Dostoïevski au Tsar et au Dieu des Chrétiens. " On retrouve
là la préoccupation, pour Freud, d’assurer sa paternité
symbolique, de l’amener dans une sorte d’universalité non-juive… "
écrit Sollers… " Cela arrive quand on croit être un libérateur
de l’humanité ". Nous retiendrons cette analyse, tout en notant
qu’il s’agit d’un point de vue phénoménologique de circonstances
politiques, qui pour Sollers viennent, en partie, interférer avec l’analyse
freudienne et, a posteriori, alors que le texte freudien est dans une
démonstration, une cohérence clinique, la personnalité
qui se dégage des multiples éléments mis en association
engageant les positionnements de l’auteur russe alors. En fait Sollers "
excuse ", contre Freud, Dostoïevski par un déterminisme événementiel
alors qu’il " accuse " le jugement freudien sur les événements
ainsi que sa conduite, par des traits de sa personnalité. On retrouve
bien là les difficultés évoquées ci-dessus d’appliquer
la psychanalyse en ses extensions : in fine la question d’un déterminisme
(psychique ou circonstanciel) pourrait renvoyer à l’insoluble question
de la causalité, si tant est qu’elle soit envisagée comme exclusive,
ou en la circonstance, comme d’un intérieur coupé d’un extérieur.
C’est aussi le problème de la rencontre entre Psychanalyse et Histoire…

Dans ce même numéro du Magazine Littéraire, G. Nivat reproche
à Freud ses diagnostics : la composante passive née de la bisexualité
ferait abstraction de l’engagement révolutionnaire actif de Dostoïevski
; l’hystéro-épilepsie serait battue en brèche par "
le Dr Alajouanine qui y voit, lui, une véritable épilepsie (il
est écrit dans le texte " hystérie "… N.D.A…) temporale
et s’étonne du refus freudien de ce diagnostic ". Enfin Nivat fait
appel à René Girard, dont nous connaissons l’analyse du bouc émissaire,
pour répondre à Freud, en un texte que nous n’avons malheureusement
pas lu à l’heure actuelle mais que nous signalons : " Dostoïevski
du double à l’unité ", Paris, 1963, repris et complété
dans " Critique dans un souterrain " (R. Girard ; 1976, Lausanne).

" Une vieille controverse peut sans doute être résolue, tout-à-fait
dans le sens de Sadger : il y a des hystéries et il y a des épilepsies
; elles peuvent parfois se combiner, mais tout ce qu’on appelle " hystéro-épilepsie
" est en réalité simplement une hystérie ". C’est
au cours d’une séance à la Société Psychanalytique
de Vienne, le 21 octobre 1908, que Freud intervient ainsi à la suite
de la conférence du Dr. Sadger " Analyse d’un cas de pseudo-épilepsie
hystérique ". Il y évoque déjà dans le cas
cité " de fortes pulsions de cruauté " et " le
complexe de la mort " dans l’enfance de ce patient. Vingt ans plus tard
Freud affirme que l’épilepsie de Dostoïevski n’est pas une épilepsie,
mais qu’elle est une manifestation névrotique d’auto-punition faisant
suite aux " attaques " dans l’enfance de l’écrivain et liée
à la mort réelle du père, probablement assassiné
en 1839 par des serfs, qui viendrait donner une coloration particulière
au voeu de mort évoqué plus haut. En 1839, Fiodor Mikhailovitch
Dostoïevski a 18 ans. Oreste Miller un des premiers biographes, évoque
un traumatisme familial durant la prime jeunesse de l’écrivain et certains
parleront de vision de la " scène initiale " entre ses parents
comme cause de l’épilepsie. Selon J. Catteau, ça n’est pas non
plus à la mort de son père que serait apparue la crise d’épilepsie
mais sans doute, la même année, deux mois après, à
la vue d’un enterrement (1839).

En 1845, D.V. Grigorovitch rapporte que Dostoïevski travaille fébrilement
et qu’il a des " crises nerveuses ". Le premier constat officiel de
sa maladie épileptique daterai; de 1850, date de son entrée à
la forteresse d’Omsk (où elle aurait pu être médicalement
constatée). Le Professeur Henri Gastaut, dans l’Évolution Psychiatrique
(repris en résumé dans le numéro du Magazine Littéraire)
diagnostique une épilepsie essentielle, idiopathique, à savoir
" fonctionnelle " et non pas organique, et il parle de crise généralisée
primaire. Il évoque ainsi une " prédisposition congénitale
– et souvent héréditaire – à présenter des convulsions,
et non pas une lésion du cerveau. " Il faut également noter
que Dostoïevski souffrait de crises d’asthme qu’il allait soigner à
Ems. Freud est plus affirmatif que Gastaud, et dans le sens opposé :
" Il est donc tout-à-fait juste de distinguer une épilepsie
organique et une épilepsie « affective ». En pratique cela signifie qu’une
personne qui a une épilepsie organique souffre d’une maladie cérébrale,
alors qu’une personne atteinte d’une épilepsie « affective » est névrosée.
" Henri Gastaud ne retient pas, comme l’a fait Alajouanine, le diagnostic
d’épilepsie temporale : " pas de manifestations psychomotrices (automatismes
pré et non pas non-convulsifs), psycho-sensorielles (illusions ou hallucinations)
ou psycho-affectives " caractéristiques, et il reste dubitatif devant
les belles " aura " épileptiques décrites par Dostoïevski
dans ses carnets…

La décharge motrice dans tout le corps, liée à la tension
agressive au plaisir et à la punition porte l’intérêt de
cette relation à la pulsion de mort – identification au père mort
dit Freud à partir de là – le voeu de mort du père
du registre névrotique, la punition masochiste, et la voie de décharge
: tout le corps, modalité de conversion particulière.

Du corps incarcéré au corps épileptique, ajoutons la passion
du jeu. Dostoïevski a 45 ans lorsqu’il termine " Le Joueur "
(" Igrok ", d’abord intitulé " Roulettenbourg ")
: né le 30 octobre 1821 à l’Hôpital Marie, l’hôpital
des Indigents de Moscou dans lequel travaillait son père, Michel Andréievitch,
médecin de l’établissement, Fiodor achève son roman le
1er novembre 1866. Écrit parallèlement à " Crime et
châtiment ", " Le joueur " est en fait dicté, à
raison de quatre heures par jour, du 4 au 29 octobre, et recueilli à
l’aube de la sténographie par Anna Grigorievna Snitkine, laquelle deviendra
la seconde épouse de Dostoïevski, le 15 février 1867.

Fiodor est harcelé par les créanciers, criblé de dettes
et il est contraint de livrer un nouveau roman le 1er novembre 1866 à
son éditeur : déjà bien endetté, en 1865 il signe
avec Stellovski un contrat dans lequel ce dernier, si le roman promis n’est
pas fourni à temps, pourrait reproduire durant neuf ans à sa convenance
et gratuitement tous les écrits à venir… Dostoïevski ainsi
contraint à I’écriture…

Ça n’est que durant I’été 1866 qu’iI en ébauche
le plan, n’ayant rien écrit un mois avant la date fatidique alors que
I’idée même du Joueur était née en 1863 à
Baden-Baden où il rencontrait Tourgueniev… et jouait, éperduement,
à la rouIette. Cette même année, Dostoïevski perd au
jeu à Harrbourg et demande l’argent à Apollinaire Souslova, comme
il l’avait fait avec Tourgueniev. Il ne cessera de jouer, perdant beaucoup d’argent
en juillet 1866 à Wiesbaden ; en 1867 il risque la prison pour dettes
et sa femme Anna engage meubles et bijoux.

" J’ai tout perdu, tout ! tout !…Sois certaine que maintenant il va
enfin venir le temps où je serai digne de toi et ne te dépouillerai
plus comme un infâme et ignoble voleur ! Maintenant mon roman, seul mon
roman peut nous sauver, et si tu savais à quel point j’espère
en lui… C’est exactement comme en 1865. Difficile d’être plus prés
de sa perte que je ne l’étais alors, pourtant le travaiI m’en a sorti.
" (Lettre à sa femme, 18 novembre 1867). Plus tard il écrira
de même : " Malgré toutes les pertes, j’aime la vie avec ardeur,
j’aime la vie pour la vie et, je le dis avec sérieux, je me prépare
toujours à commencer ma vie. J’aurai bientôt cinquante ans et je
suis toujours parfaitement incapable de savoir vraiment si je l’achève
ou si je la commence seulement. Tel est le trait principal de mon caractère,
et peut-être aussi de mon action. " Éjecté des cercles
de jeux, anéanti, criblé de dettes, l’honneur souillé par
les emprunts à tout entourage, identifié à son objet –
celui de la passion – celui qui le mène, le fait penser exclusivement
et l’agit, lui-même déchet qui tente de mener les autres à
sa perte, il va pouvoir commencer sa vie, contraint d’écrire, il va jeter
sur le papier les lettres et tenter,et, lui, réussir, " d’élever
l’objet à la dignité de la Chose ", et dans une sublimation
il va, dans sa création jetée à la vue du monde, naître,
sublime.

Rapport des addictions à la sublimation.

C’est, après avoir à nouveau " tout perdu " à
la roulette à Wiesbaden, en avril 1871, que Dostoïevski s’engage
envers sa femme à ne plus jouer. Il tiendra parole. Il se met à
écrire " Les Possédés "…

" Avec de l’argent, explique notre héros à sa bien-aimée,
je serai à vos yeux un autre homme. "

Il y a cette idée d’un argent facilement gagné, sans effort de
travail autre que celui d’une confrontation. Christian Bucher dans son Mémoire
pour le D.U. de Psychiatrie légale, " A propos du jeu pathologique
: le jeu, le joueur et la Loi " (Strasbourg, oct. 1992), reprend la question
de l’ordalie (cf. aussi Marc Valeur et le Greco) " : il joue pour les instants
vertigineux où tout le gain absolu, la perte ultime – devient possible.
" " Le joueur somme l’Autre de (…) lui signifier son droit à
l’existence. " " Ce qui spécifie la position du joueur, c’est
qu’il joue symboliquement sa vie par l’intermédiaire d’un signifiant,
l’argent. "

La question de l’ordalie, calquée sur les conduites à risques
de l’adolescence, pose le problème difficile du positionnement de l’Autre
dans les conduites dites addictives, et ainsi unifiées. Nous serions
plutôt invités à suggérer que le rapport à
l’Autre est dans son démontage, ce qui d’une certaine manière
peut le " mettre en valeur " – qu’il tienne et jusqu’où ? –
et situer ainsi un aspect transférentiel, mais ce rapport favorable serait
de l’user jusqu’à en démonter la mécanique : qu’il délivre
ses lois, et qu’ainsi on les connaisse, qu’il soit deshumanisé et enfin
maîtrisable, fût-ce au prix de s’en faire l’objet, et qu’ainsi naisse
un sujet, qui n’aurait plus rien de l’aléatoire d’une constitution langagière.
" Le hasard est à mathématiser, toujours plus loin "
disait un brillant mathématicien dont les loisirs étaient sous
la contrainte du jeu, de la Bourse… Est-ce cela " le jeu pour le jeu
" que reprend Freud de Dostoïevski ? Si l’on peut réduire le
jeu à l’argent, c’est du fait surtout de ce qui peut être engagé
par ce biais : la possession – avec la rivalité, l’envie, la jalousie
– le pouvoir – avec dans ce rapport ordalique à l’Autre, une certaine
élection – le corps, dévêtu, décharné, avec
ce qu’il peut proposer comme dernière pièce à donner…

C’est alors qu’interviendra l’écriture, cette " dépense
au-delà de la dépense ; excessive, folle… prodigalité
inutile " comme l’écrit Sollers. Freud reste sur cette question
de l’auto-punition avec Dostoïevski : jouer à tout perdre, payer
de sa personne afin de s’autoriser à libérer l’écriture
et son génie.

Payer pour le voeu de mort… Mais Freud n’en reste pas là, et, c’est
la fin de son article, il va faire appel à un autre roman, à un
autre auteur : Zweig. Quelle est cette compulsion au jeu ?

" La passion du jeu est un équivalent de l’ancienne compulsion
à l’onanisme. " " Le vice " de l’onanisme est remplacé
par la passion du jeu ; l’accent mis sur l’activité passionnée
des mains trahit cette dérivation. " (Freud).

De fait pour qui a lu " Vingt-quatre heures de la vie d’une femme "
l’accent mis, le regard mis sur les mains et leurs mouvements sont imposants
: la narratrice parle : " …mon mari (dont la chiromancie, l’interprétation
des lignes de la main était la passion particulière)… "
; plus loin : " …ne regarder jamais un visage mais uniquement le rectangle
de la table et, à cet endroit, seulement les mains des joueurs, rien
que leur mouvement propre ". " …jamais je n’ai vu des mains si éloquentes,
où chaque muscle était comme une bouche et où la passion
s’exprimait, tangible, presque par tous les pores. " Les mains parlent…
Freud va plus loin : il évoque un fantasme, fréquent, de la puberté
: " le fantasme tient en ceci : la mère pourrait elle-même
initier le jeune homme à la vie sexuelle pour le préserver des
dommages redoutés de l’onanisme. ". Zweig : " Et je regardais
maintenant d’un oeil maternel (je ne trouve pas d’autre mot) cet
homme endormi à qui j’avais redonné la vie – avec plus de souffrance
que lorsque mes propres enfants étaient venus au monde. " Freud
: " Il est vrai que la nouvelle de Zweig est racontée par la mère,
non par le fils. Cela doit flatter le fils de penser : si la mère savait
à quels dangers l’onanisme me conduit, elle m’en préserverait
certainement en m’autorisant à diriger toute ma tendresse sur son corps
à elle. " Ainsi la place de l’Autre se trouve-t-elle de plus en
plus limitée, sauf à y loger le père, ou ce qu’il en reste,
avec sa mise à mort à venir, l’Autre en tant que lieu de la différence,
de l’hétéro, lieu de rupture supportable, lieu de l’Autre sexe.
Comme dans cette autre version " moderne " des addictions – le jeu
étant pour Freud une structure individuelle, commune, comme il est pour
Roger Caillois " un phénomène total " (in " Les
jeux et les hommes ") – dans cette version, où le père a
été englouti, asphyxié au fond, où le fils est dépendant
de la mer, dans " Le Grand bleu " où le final du film montre
le sublime du suicide du fils, éclairé par les profondeurs qui
lui ont pris son père et qui vient de refuser définitivement la
main tendue d’une femme sur le rivage, de même la narratrice du roman
de Zweig, ayant tout tenté pour sauver " son petit " qui se
suicidera également, fait-elle part de son mal, de sa déception
" qu’il me vénérat uniquement comme une sainte apparue sur
son chemin… et qu’il… qu’il ne sentit pas que j’étais une femme ".
Entrecroisements de destins donc, et pas si hasardeux que cela… Finalement,
le hasard peut-il être " logicisé " ? Freud et Lacan
l’ont-ils tenté ?