Le livre de Jean-Claude Milner (1) est aussi dense que péremptoire. Adossé à la logique de Jacques Lacan qu’il sollicite, Jean-Claude Milner défend une thèse qui ne manque pas de séduction : "La société moderne est illimitée" et cette absence de limite "y entre en collision avec la théorie politique, qui est une théorie des touts limités". L’Europe fasciste s’est voulue avec Hitler illimitée et a rencontré sur son chemin le nom juif qui a ceci de particulier d’être une sorte de contradiction logique à l’illimitation d’un champ : limite ou pas-tout, l’auteur hésite, même s’il considère le nom juif sous le régime de l’extranéité par rapport au champ social. Il apparaît dans le discours comme le problème qui requiert une solution. La solution finale fut le terme choisi par Hitler. Jusqu’à cette thèse, le lecteur peut suivre Jean-Claude Milner, même lorsqu’il fait de l’antisémitisme nazi l’aboutissement d’un processus séculaire en Europe.
Mais la démonstration dérape, quand il distille le poison d’un propos selon lequel la politique de l’Europe démocratique est la continuation de l’hitlérisme par d’autres moyens, en particulier dans un goût immodéré de l’Europe pour la paix. Hitler aurait fait à l’Europe le "cadeau" de l’extermination. Les juifs qui après la deuxième guerre mondiale auraient lié leur destin à celui d’Israël, éliminés d’Europe, constitueraient encore l’ultime obstacle à la réalisation d’une paix universelle et illimitée, eux que l’idéal, national et limité, sépare des autres nations. Bref les juifs n’auraient rien à attendre de bon d’une Europe criminelle par essence et par destination.
Il reste que si rien n’indique parmi les gouvernements européens une sympathie spontanée pour Israël, rien non plus depuis 1945 ne vient confirmer les noirs desseins que Jean-Claude Milner prête à ces gouvernements. Ils condamnent l’antisémitisme avec vigueur, font d’Israël un interlocuteur privilégié et ne sont pas suspects de la moindre complaisance à l’égard du passé nazi.
Ce livre doit donc sa justesse au premier temps de sa démonstration, mais à vouloir trop prouver, il tente en vain d’enfermer les juifs dans une forteresse sans portes ni fenêtres.
Leur tradition d’ouverture se refuse à un tel enfermement.