Le noeud qui dénoue
17 novembre 1998

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DARMON Marc
Topologie



Une psychanalyse défait-elle le noeud ?

Lacan a plusieurs fois répondu à cette question par la négative.1
L’analyse ne défait pas le noeud borroméen. Même lorsqu’il
évoque dans le Sinthome l’interprétation comme " épissure
" entre le Symbolique et l’Imaginaire, il affirme une phrase plus loin
que les consistances restent distinctes.2 Pourtant dans Télévision,
il parle bien de dénouer le symptôme considéré comme
noeud de signifiants, en précisant que " nouer et dénouer
n’étant pas ici des métaphores, mais bien à prendre comme
ces noeuds qui se construisent réellement à faire chaîne
de la matière signifiante ".3

Si le noeud borroméen tient bon que s’agit-il de dénouer
dans le temps d’une analyse ?

En effet, cette question fait écho à celle de Aurélio
Souza sur la topologie et le temps. Contrairement à la topologie des
surfaces, tore ou cross-cap où une coupure peut modifier la structure
qui l’accueille au départ, la topologie des noeuds, si le noeud
tient comme l’affirme Lacan, semble immuable dans le temps. Pourtant c’est à
propos des noeuds que Lacan identifia la topologie et le temps.

Il existe un cas où le noeud borroméen se défait,
c’est celui du noeud borroméen fait de droites infinies. Lacan évoque
ce type de noeud dans son séminaire RSI4 ou dans celui sur
le Sinthome.5 Il pose l’équivalence de ces noeuds avec le
noeud borroméen composé de ronds, en identifiant droite et
cercle grâce au point à l’infini. C’est la référence
à la géométrie de Desargues dont Jean-Jacques Tyszler vient
de parler. Lacan se pose la question de la façon dont les droites se
comportent lorsqu’elles se ferment à l’infini, il précise que
Desargues laisse cette question ouverte et affirme la nécessité
pour que le noeud reste bien borroméen que les droites se transforment
en cercles non enlacés. Or cela n’est pas le cas, même lorsqu’il
s’agit au départ de droites parallèles, ces droites dans un espace
sphérique correspondent à des grands cercles enlacés, c’est
le phénomène du parallélisme de Clifford.6 Si ces grands
cercles sont enlacés, le noeud se défait. Les noeuds de
droites infinies ne sont donc pas équivalents au noeud borroméen
lorsque ces droites se ferment. Cette remarque ne vise pas à contester
les connaissances mathématiques de Lacan à la manière d’un
Sokal. Au contraire, Lacan posait là une question pertinente et peut
être féconde. (fig. 1)

Si l’équivalence entre les noeuds de ronds et les noeuds de
droites était parfaite nous pourrions même nous demander pourquoi
les distinguer ? Au contraire, si la fermeture des droites avait des conséquences
de déliaison sur le noeud, ne pourrions-nous pas y voir une structure
s’illustrant cliniquement de façon très suggestive ?

Peut-être y a-t-il certaines structures dont le noeud se maintient
tant que les droites à l’infini ne sont pas obligées de se refermer
en cercle.

Or, si le point à l’infini renvoyait au signifiant paternel, nous pourrions
ainsi concevoir que dans de telles structures, la rencontre d’un père
dans le réel ou la contrainte circonstantielle de faire appel au signifiant
forclos, entraîneraient des conséquences catastrophiques.

En dehors de ce cas que Lacan excluait, le noeud reste immuable, comment
alors identifier la topologie et le temps ?

Peut-être parce que la topologie résiste. Formulons l’hypothèse
que l’analyse réduise l’imaginaire en défaisant les faux noeuds,
c’est-à-dire des entrelacs plus ou moins complexes qui ne correspondent
pas à un véritable noeud tout en ayant l’apparence d’un tel
nouage. Les pêcheurs à la ligne savent que cet exercice n’est pas
aisé.

Un noeud peut prendre dans l’espace une configuration plus ou moins compliquée
qui, une fois mise à plat, peut être réduite grâce
à ce que les topologues appellent les mouvements de base de Reidemeister.
Ces mouvements (fig. 2) permettent sur cette mise à plat du noeud
de supprimer tous les passages dessus-dessous qui ne correspondent pas à
un réel nouage et ainsi de présenter le noeud sous sa forme
la plus simple. En effet, il faut distinguer les passages dessus-dessous irréductibles
propres aux noeuds et aux chaînes que Lacan étudie, formés
de ronds fermés, de droites infinies ou de tresses destinées à
se rabouter à leurs extrémités, et les enchevêtrements
que ces mêmes noeuds peuvent réaliser dans l’espace. En fin
de compte, ces enchevêtrements sont comparables à ce que trivialement
nous nommons " noeud ", c’est-à-dire un noeud
construit avec une ou deux cordes dont les extrémités sont libres,
comme des lacets de chaussure. Ce type de noeud aussi compliqué soit-il
est toujours dénouable, puisqu’il est toujours possible de faire parcourir
à une extrémité du lacet le chemin inverse de celui qui
a réalisé le noeud.

Considérons ces noeuds familiers, aux extrémités libres
et examinons deux noeuds extrêmement simples : le noeud carré
et le noeud de grand-mère (granny knot). Ces deux noeuds dans
leur version fermée sont composés de deux noeuds de trèfle.
(fig. 3) Ils sont déjà assez complexes pour poser une difficulté
dans les mathématiques des noeuds, en effet leur groupe fondamental
est le même alors que ces deux noeuds sont différents. Pour
défaire un noeud carré aux extrémités libres,
il semble évident que la seule façon de procéder est de
dénouer successivement les deux noeuds de trèfle en commençant
par le dernier formé. Or, il est possible de dénouer ce noeud
autrement, en faisant accomplir à une extrémité un chemin
qui semble dans un premier temps compliquer le noeud, le nouer encore plus.
(fig. 4) Cela semble magique, comme un tour de prestidigitateur, comparable
aux propriétés étonnantes de la bande de Moebius ou
du noeud borroméen exploitées par Lacan, notre imaginaire
résiste puis défaille. Comme un mot d’esprit de telles manipulations
jouent sur l’effet : sidération-lumière. Il s’agit de crever la
bulle imaginaire, d’évider l’évidence pour reprendre cette équivoque
lacanienne. Remarquons que l’opération que nous venons de montrer ne
dénoue pas le granny knot, mais qu’il existe en général
une opération équivalente pour dénouer des noeuds plus
compliqués, par exemple le trèfle à quatre feuilles. (fig.
5)

Il est donc possible en général de défaire un noeud
par une opération qui n’est pas la simple inversion du nouage et qui
semble dans un premier temps le nouer encore plus.

Ce fait nous enseigne une propriété du noeud en effet surprenante
pour l’imaginaire et très proche de la notion de non-commutativité.
Ici, il y a commutativité, il est possible de défaire en accomplissant
exactement à l’envers les opérations qui ont fait le noeud,
pourtant il existe un autre chemin qui n’est pas celui-là et qui peut
éventuellement défaire le noeud de façon inattendue.
Les enchevêtrements de Conway eux, sont vraiment non commutatifs.

Dans les enchevêtrements de Conway, il s’agit des noeuds construits
avec deux lacets aux extrémités libres. (fig. 6) En plaçant
les extrémités aux sommets d’un carré, Conway définit
deux opérations seulement ; la première consiste à faire
tourner le carré d’un quart de tour dans le sens des aiguilles d’une
montre, la deuxième consiste à torsader, c’est-à-dire à
faire passer l’extrémité située en haut du carré
et à droite, au dessus de l’extrémité située en
bas et à droite, cette dernière passant corrélativement
en haut. En se bornant à ces deux opérations non-commutatives
tous les enchevêtrements possibles de deux lacets peuvent être réalisés.
Et comme ces deux opérations sont définies sans leurs inverses,
pour défaire un enchevêtrement il est impossible d’accomplir la
même suite d’opérations à l’envers, il est nécessaire
d’effectuer une autre suite d’opérations qui a pour résultat le
dénouement.

Les enchevêtrements de Conway sont entièrement mathématisables.

En effet, en partant d’une disposition des deux brins comparable au signe =
et notée conventionnellement : 0, l’opération torsader (t) sera
notée n + 1, l’opération tourner (u) sera notée – 1/n,
n étant le nombre de Conway auquel nous sommes parvenus précédemment.

Ainsi l’enchevêtrement qui a pour nombre de Conway – 3/5 est le résultat
de la suite d’opérations : t, t, t, u, t, t, u, ce qui correspond à
la suite des nombres : 0, 1, 2, 3, – 1/3, 2/3, 5/3, – 3/5.

Pour dénouer, il faut accomplir non pas la même suite à
l’envers, mais la suite d’opérations suivantes : t, u, t, t, t, u, t,
t, soit au niveau des nombres : – 3/5 + 1 = 2/5, – 5/2, – 5/2 + 3 = 1/2, – 2,
– 2 + 1 + 1 = 0.

Ces considérations sur le nouage et sur le dénouage des noeuds,
peuvent éclairer l’opération psychanalytique considérée
souvent naïvement comme une régression : accomplir le chemin à
l’envers. Or, la chaîne signifiante si elle est rétroactive, n’est
pas réversible, elle est orientée. Si l’interprétation,
jouant sur la loi du signifiant qui est l’équivoque peut défaire
le noeud du symptôme, c’est parce que dans le même mouvement
qui semble nouer dans le transfert, l’acte analytique dénoue. Cela rend
compte de la valeur créatrice de cette intervention, l’analyste trouve
un chemin inattendu, un autre sens, permettant de défaire cette chaîne
faite de la matière signifiante qui n’est pas une chaîne de sens
mais de jouis-sens, comme l’écrit Lacan en équivoquant justement.

Cette réflexion pose évidemment la question de la portée
métaphorique de la topologie.

Si Lacan refusant de considérer sa topologie comme un modèle
ou comme une métaphore, c’est parce que le modèle suppose le réel
au-delà, alors que le noeud est le réel. C’est aussi parce
que la métaphore implique la substitution d’un signifiant à un
autre ; le noeud borroméen noue trois consistances non substituables,
donc le noeud est la condition de toute métaphore mais n’en est pas
une lui-même.

Pourtant dans les tous derniers séminaires, si Lacan affirme une équivalence
entre structure et topologie, il ajoute que la topologie permet dans la pratique
de faire un certain nombre de métaphores. Cette phrase peut toujours
s’entendre dans le sens ci-dessus, puisque c’est la topologie du noeud borroméen
qui réellement permet de fabriquer des métaphores. Mais Lacan
précise quelques leçons après que le noeud est "
impropre ", un " abus de métaphore ". Ces remarques ont
alarmé plus d’un auditeur du séminaire, s’agissait-il en effet
dans les dernières leçons de Lacan, de la mort du noeud borroméen
lui-même ? C’est dans ce contexte et en répondant à une
question où s’exprimait cette perplexité que Lacan énonça
" Ce qui me tracasse dans le noeud borroméen, c’est une question
mathématique et c’est mathématiquement que j’entends la traiter.
"

En effet, si dans ce dernier séminaire, La topologie et le temps,
Lacan parle du noeud borroméen comme impropre ou comme " abus
de métaphore ", c’est parce qu’il est à la recherche d’un
autre noeud qui se défait par homotopie, le noeud borroméen
généralisé. Le noeud borroméen simple apparaît
alors comme une métaphore puisque c’est l’autre qui est le réel.
L’intérêt du noeud recherché, c’est le fait de se défaire.
Dans un noeud à quatre, il y a mise en continuité de deux
des ronds (peut-être du symbolique et du sinthome ?) et possibilité
d’homotopie à l’intérieur de la consistance ainsi réalisée.
C’est à l’intérieur de cette consistance que les chevauchements
peuvent se faire et se défaire réalisant ou défaisant le
noeud. La dernière tentative de Lacan avec ce noeud est donc
de réintroduire le temps grâce à une autre sorte de coupure.